Publié le 7 Jan 2014 - 14:21
ABOUBACRY KANE (PARTI SOCIALISTE)

Le Peul qui défia Senghor pour rester fidèle à Dia

 

Disparu en fin de semaine dernière, Aboubacry Kane est dépeint comme appartenant à une race d'hommes politiques quasiment en voie de disparition au Sénégal.

 

L’histoire remonte à 1974. Libéré après 10 ans de prison suite aux événements de 1962, Aboubacry Kane est invité au Palais par le Président Léopold Sédar Senghor. Pour «récupérer le Fouta» et «mieux isoler» son adversaire politique, Mamadou Dia, le président poète, en présence de son directeur de cabinet, Moustapha Niasse, lui dit : «Vous savez, Aboubacry, si Mamadou Dia n’avait pas fait ce coup d’Etat, on n’en serait pas là…»

Son hôte le coupe net et réplique : «C’est inexact ! Mamadou Dia n’a jamais voulu fomenter un coup d’Etat. Ce n’était pas son intention. Il en avait pourtant les moyens pour le faire puisqu’il détenait le pouvoir.» Piqué par une colère bleue, il se permet d'ajouter ceci : «Si je savais que vous m’avez appelé pour ça, je ne serais pas pas venu.»

Aboubacry Kane décide alors de quitter la salle. Mais il est interpellé par un Niasse qui, «surpris», le ramène à de meilleurs sentiments en usant du cousinage à plaisanterie. «Yaw peul nga rek (toi Aboubacry, tu es un Peul !). Pourquoi, tu t’emportes comme ça ?» lui lance l’actuel président de l’Assemblée nationale.

«Loyal et fidèle»

Cette histoire, rapportée par un proche d’Aboubacry Kane, résume la personnalité de cet homme fraîchement disparu. ‘’Loyal’’ et ‘’fidèle’’, ce militant du Parti socialiste l’aura été jusqu’à son dernier souffle. Sa proximité avec l’ancien président du Conseil, Mamadou Dia, dont il fut le directeur de cabinet, lui a donc valu une décennie de bagne car il était convaincu de l’innocence de celui que son «ami» Senghor avait accusé  de ‘’tentative de coup d’Etat’’, puis fait condamner avant de le gracier. Une situation que sa famille a vécue avec stoïcisme. Ibou Kane, son fils : ‘’C’était difficile pour nous, mais nous l’avons supporté parce qu’il a toujours préparé ses enfants à faire face à l’épreuve.’’ 

Décédé à 89 ans, Aboubacry Kane a toujours refusé toute compromission durant sa vie, rappellent ses proches. Plus qu’un slogan, l’éthique était, pour lui «une attitude», et l’idéologie «une valeur», souligne Doudou Issa Niasse, député-maire et responsable du Ps. «Il a été un fidèle de Mamadou Dia, mais lorsque ce dernier a créé son propre parti (Ndlr : MSU), il ne l’a pas suivi. Il est resté au Parti socialiste car il croyait aux valeurs du socialisme.» Une fidélité qui en fera un homme influent.

Nommé en 1955 conseiller territorial, il devient député de l’Assemblée territoriale deux ans plus tard, passant de secrétaire élu à vice-président. Un poste qu’il occupe jusqu’en 1988, date à laquelle il demande au Président Abdou Diouf de le «décharger» de ses fonctions pour «convenance personnelle». Explication de son fils : «Après plusieurs années passées à l’Assemblée nationale, il s’était lassé.

Il avait senti l’usure du pouvoir. Il voulait laisser la place aux plus jeunes.» Diouf le nomme président du Conseil d’administration de la Banque sénégalo-tunisienne (BST). En 1999, bis repetita, Kane veut encore se décharger de ses fonctions bancaires à cause du «poids de l’âge». A-t-il alors senti pousser le vent de l’alternance de 2000 ?

En tout cas, Aboubacry Kane, retraité frais, se voit confier les reines du conseil consultatif des sages du Ps. «Quand il y a eu l’alternance, raconte Doudou Issa Niasse, il a tout fait pour relancer le parti en nous encourageant. A l’époque, ce n’était pas évident puisque beaucoup de nos responsables avaient rejoint les prairies bleues. Malgré son âge, il a investi le terrain avec Aïssata Tall Sall à Podor.» Pour Aboubacry Kane, la politique, loin d’être un jeu d’intérêt, est un sacerdoce. A ce propos, le maire de la Biscuiterie retiendra de lui cette maxime : «En politique, on ne doit rien attendre de notre parti, mais ce qu’on est prêt à faire pour lui.»

Un sachant partir à temps

Même au plus fort de la crise au sein du parti socialiste en 1996, le vieux Kane fait figure de sage. Une crise marquée par la dissidence de Djibo Leyti Kâ qui, en désaccord avec l’élection de Ousmane Tanor Dieng à l’issue du fameux congrès «sans débat», crée un courant de pensée dénommé «Renouveau démocratique». Un acte politique qui oblige la direction du PS, «prise de court», à trancher le débat.

Trois positions se dégagent à l’époque. «Ceux qui étaient dans la ligne du parti, ceux qui étaient contre, c’est-à-dire moi et mes camarades, et Aboubacry Kane s’est singularisé en adoptant une position médiane. Alors que ce n’était pas évident de faire face au pouvoir», révèle aujourd'hui le fondateur de l'Union pour le renouveau démocratique (URD). «Malgré tout, il reste mon grand frère, mon ami. C’est un homme digne.»

L’ancien chef de l’Etat Abdou Diouf ne dit pas autre chose. Dans un film documentaire, il estime que Aboubacry Kane a donné à sa génération «une leçon de courage, d’abnégation, de fidélité et de patriotisme». Avant d'ajouter : «Il a toujours été pour moi un aîné et un compagnon dont la fidélité à toutes épreuves fut une source d’inspiration et de motivation dans l’exercice de mes responsabilités politiques et plus particulièrement dans celui de mes charges de président de la République du Sénégal.» Autant de vertus qu’il faut peut-être lier à l'enfance du disparu.

Natif de Saldé, département de Podor, Aboubacry Kane, polygame et père d’une «dizaine d’enfants», se fait remarquer en tant qu'étudiant. Très engagé politiquement, il subit alors les «brimades» du régime de Senghor en conflit ouvert avec ses opposants. Enseignant de profession à Podor, il est «affecté arbitrairement» dans plusieurs régions. Des épreuves qui ont pu façonner sa personnalité.

L'anecdote qui suit en est une illustration. «Un jour, raconte Ibou Kane, un de ses adversaires résidant à Podor l’appelle et lui demande aide pour évacuer sur Dakar son épouse en grossesse à risque. Sans chercher à comprendre, il demande au Général Jean-Alfred Diallo de dépêcher un hélicoptère qui vient chercher la femme de son adversaire.»

Pour la postérité, cet ancien baron socialiste a produit un livre intitulé  «Aboubacry Kane, le dernier fils de la Grande royale», paru en juin dernier. Mais il n’aura pas eu le temps de procéder à la cérémonie de dédicace qui était prévue avant la fin de l’année 2013...

DAOUDA GBAYA

 

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