Publié le 27 Apr 2015 - 21:14
CONSEQUENCES DE L’EMIGRATION CLANDESTINE 1 000 à 2 000

Sénégalais et Maliens morts sur les côtes en 2014

 

Les nouveaux drames causés par la reprise de l’émigration clandestine laissent sans voix. Parlant au nom de Migration Développement Afrique coordonnée en Afrique par Caritas Sénégal, Mamadou Mignane Diouf qui a répondu aux questions d’EnQuête affirme que 15 000 migrants seraient morts sur les côtes. Selon le chargé de programme des questions migratoires, tous les deux jours, un Sénégalais est mort ou sauvé en mer.  

 

L’UE a fait une déclaration de guerre contre l’émigration clandestine, ce 23 avril à Bruxelles. Quelle lecture en faites-vous ?

Je m’incline d’abord devant la mémoire de toutes ces victimes qui ont disparu dans la mer Méditerranéenne devenue aujourd’hui un cimetière sous-marin. Regretter aussi tout cela au nom de mes collègues avec lesquels nous travaillons en Afrique sur la défense des droits des migrants. A l’image aussi de tout ce que nous avons commencé à dire dans notre réseau Europe-Afrique, regretter la conclusion des assises du sommet de Bruxelles. Nous pensions qu’avec ce qui s’est passé, l’UE ne dirait pas qu’elle allait davantage fermer ses frontières. On pensait qu’elle allait voir les mécanismes permettant à ce que les migrants soient mieux protégés.

Nous avons tous eu un sentiment de regret, d’indignation de voir que l’UE pense que la solution est de doubler le budget du Frontex, réarmer les polices. Nous regrettons qu’elle pense à l’option de répression et d’enfermement. Cela est vraiment abominable, alors que les populations africaines et asiatiques fuient les guerres et les conflits pour retrouver de meilleures conditions de vie. On pensait qu’en investissant rien que la moitié du budget du Frontex, il était possible de trouver des projets novateurs  à travers des programmes de développement pour y retenir ces jeunes Africains et Asiatiques. Voilà pourquoi nous avons été totalement déçus.

On dirait que l’UE est en train de subir l’effet boomerang de sa politique menée en Libye. Les vagues de migrants y débarquent en surnombre. Qu’en pensez-vous ?

En fin d’année 2012 et en début d’année 2013, dans les activités que nous menions en tant que Forum Social Mondial (FSM) africain, nous avions tiré la sonnette d’alarme en disant qu’il fallait faire attention par rapport au printemps arabe. Nous avions dit que quelque chose pourrait changer dans la géopolitique internationale. Mais, nous n’avons pas été suffisamment entendus. C’est dans ces conditions que les Européens ont profité d’une situation totalement confuse pour armer des réseaux qui sont allés installer le doute et créer l’instabilité en Libye. A la fin de ces mouvements, ils ont mobilisé l’armée de l’Organisation du Traité d’Atlantique Nord (Otan) qui est allée bombarder ce qu’il y avait comme forces militaires et armements en Libye.

Au même moment, les Européens avaient permis que l’essentiel des autres armes soit exfiltré de la Libye. Ce qui fait qu’à cette époque, chaque  jour, au moins 20 pick up quittaient la Libye pour aller vers le Mali, le Niger et le Nigeria. Aujourd’hui, ce qui se passe en Libye est la faute d’une politique européenne désastreuse. C’est comme si l’Europe est en train de payer d’avoir assassiné Kadhafi. A son époque, il avait réussi néanmoins, et malgré tout ce qu’on disait sur lui, à contrôler, à laisser en paix les populations migrantes africaines et asiatiques qui arrivaient en Libye et avec qui plus ou moins il partageait les richesses. Et effectivement, l’Europe est en train de subir les conséquences  d’une politique d’envahissement et d’impérialistes.

Pour trouver des bouées de sauvetage, un sommet UE-UA est prévu à Malte. Permettra-t-il de stopper l’émigration clandestine ?

Deux ans plutôt, il y a eu un sommet Europe-Afrique sur la migration. Nous pensions qu’il était temps. Mais cette fois, que l’Afrique demande une session spéciale qui lui permettrait, en tant que continent, de voir ce qui est en train de se passer sur son territoire avec ses filles et ses fils. Cela, en collaboration avec la diplomatie non gouvernementale. Par la suite, elle pourra convoquer un sommet spécial Europe-Afrique, où il serait possible de défendre des positions capables de dire : voilà ce que nous allons faire en tant qu’Africains pour faire face à une politique européenne qui pense à l’enfermement. Nous pensons que malgré le silence assourdissant  qui a été constaté ces derniers temps sur cette affaire au niveau de l’UE, sans doute dans les prochaines heures, l’UA va se ressaisir pour se retrouver. En tous les cas,  nous le souhaitons très vivement.

Selon vous, quelle stratégie adopter pour dissuader ces jeunes à s’engager dans cette aventure périlleuse ?

La stratégie globale, selon nous, est : ‘’un autre monde est possible ‘’. Il n’y a pas de stratégie possible aujourd’hui dans le rythme actuel de la gouvernance, dans un monde actuel en crise économique, sociale, culturelle…. Il n’y aura pas de solutions tant qu’il ne sera pas possible d’instaurer une autre forme de diplomatie, de solidarité, de partage des richesses du monde, d’investissements à outrance pour créer des emplois. Tant que le monde sera gouverné de la façon dont il est gouverné actuellement, où plus de la moitié des richesses sont entre les mains d’une minorité qui se la partagent et se la coule douce, il n’y aura pas de possibilité d’alternatives.

Nous pensons que nous devons vivre dans un monde sous une géopolitique de paix, où l’homme est réconcilié avec lui-même, où l’économie ne domine plus l’homme mais est à son service. Dans ces conditions, il sera possible de dialoguer, et d’élaborer des programmes alternatifs de développement qui vont permettre aux différentes couches vulnérables que sont les jeunes en Afrique, dans les pays du sud et en Asie, de pouvoir s’épanouir localement. Cela, nécessite réellement un chamboulement de la géopolitique mondiale. Vous voyez ce qui se passe au Mali et au Nigeria avec Boko Haram, est-ce qu’il est possible d’empêcher ces jeunes de voyager ? Non. Il faut donc accepter que le monde va mal, est en crise, et se concerter.

 L’opération ‘’Barsa ou barsax‘’ reprend du poil de la bête au Sénégal avec un changement de lieux d’embarcations. Quelles mesures devraient prendre l’Etat à votre avis?

Il n’y a pas de gouvernement capable de prendre des mesures salutaires à lui seul. Il nous faut nécessairement une démarche panafricaine, sous régionale de concertation. Le ‘’Barsa ou barsax‘’ à l’époque où les jeunes partaient sur des embarcations de fortune pour aller débarquer sur les iles Canaries, a changé. Les points de départ sont désormais l’Afrique du nord avec la Libye, l’Algérie et le Maroc. Nous avions pourtant à l’époque averti qu’il y avait une sorte d’accalmie et que les routes de l’atlantique ont changé. Les migrants vont vers le désert du Sahel, du Sahara. Il faut que les présidents sénégalais, gambiens et maliens se concertent et voient ensemble quelle politique régionale de création d’emplois mettre en place dans un espace fiable qui permettra aux jeunes d’arrêter de penser que le destin n’est pas possible sur ce continent africain. Si on n’arrive pas à ça, je ne vois pas une seule organisation, un seul pays, un seul gouvernement capable d’endiguer ce phénomène.

Justement vous suivez de très près ce phénomène depuis le début, pouvez-vous nous donner à peu près le nombre de Sénégalais morts jusqu’à maintenant?

Je ne peux pas avancer de chiffres, mais je sais que tous les matins, tous les jours, quand nous discutons avec nos réseaux, tous les deux jours pratiquement, nous sommes arrivés à constater que dans les mouvements qui sont enregistrés, sauvés ou qui ont péri, il y a au moins dans le groupe, un ou deux Sénégalais. Nous nous sommes rendu compte qu’en vérité toutes les 2h, dans la journée, au moins, un migrant est en train de mourir quelque part dans l’océan atlantique, dans la mer Méditerranée ou dans les prisons euro-africaines. Maintenant, dans la dernière vague qui est arrivée (Ndlr : naufrage du chalutier au large de la Libye), nous sommes en train de continuer à faire le décompte avec nos amis algériens, marocains et libyens et italiens qui suivent la situation. Nous pensons qu’il pourrait y avoir beaucoup plus de Sénégalais que ce qui est annoncé sur les sites déjà donnés des victimes. Dans le chalutier qui a péri, environ 35, 40 voire 50 sénégalais auraient embarqué. Les passeurs leur prennent leur carte d’identité. Ils préfèrent jeter ces pièces pour qu’on ne les retourne pas chez eux s’il arrivait que les forces du Frontex les localisent. C’est pour cela qu’il est difficile de donner des chiffres exacts, mais en tout cas en 2014, nous avions calculé 15 000 personnes qui étaient décédées dans les côtes, et parmi ces 15 000 personnes, les chiffres entre Sénégalais et Maliens pourraient être autour de 1000 à 2000 personnes.

On a l’impression que le Frontex  est impuissant malgré les moyens mis à sa disposition sur tous les plans.

Cette solution a échoué, puisque depuis 3 voire 4 ans, l’UE utilise le Frontex comme force de contrôle avec des hélicoptères et des avions même. Mais cela n’a rien empêché. Quand le chalutier coulait en pleine mer Méditerranée, où étaient toutes ces forces de contrôle ?  Ces hélicoptères de l’UE étaient ailleurs. C’est pour cela que la solution n’est pas de dire qu’il faut empêcher ces jeunes d’accéder à l’Europe. On ne peut pas arrêter la mer avec ses bras. Les mouvements de populations sont des mouvements naturels, qui relèvent du besoin humain. Il faut donc voir comment faire de sorte que ces mouvements rentrent dans une politique de partage des richesses du monde, afin de stabiliser le monde. Ce n’est pas parce qu’on va tripler le budget de l’Otan ou du Frontex, ce n’est pas parce qu’on va sillonner toutes les minutes et toutes les heures qu’on va arrêter ces migrants. Tant que nous ne comprendrons pas qu’il nous faut être en paix ensemble en partageant les richesses, l’Europe se trompera toujours de solution.

De jeunes Sénégalais seraient dans des réseaux de passeurs, pouvez-vous nous en dire plus ?

Tous les réseaux sont très organisés. Parmi ces réseaux de passeurs, il y a de jeunes Sénégalais originaires de certaines de nos régions. Nous le savons et nous l’avions annoncé.  Ce sont des réseaux internationaux qui sont informés à chaque fois qu’un groupe quitte le Sénégal, passe par la Mauritanie, entre par le Maroc. Quand un autre groupe quitte le Sénégal, passe par le Niger et arrive en Libye, ils sont également informés. Dès que le groupe arrive, il y a des gens sur place qui semblent faire les bons offices pour les accueillir et les mettre quelque part dans les camps d’accueil. Il y a parmi eux de jeunes courtiers de 18 ans, 19 ans qui sont utilisés pour aller rôder autour des camps, des routes d’entrée et de sortie pour savoir comment les recommander  par téléphone. Cela même a été vérifié au Tchad et au Cameroun avec Boko Haram. Autant les réseaux de trafic de drogue et de vente d’armes sont organisés, autant les passeurs sont organisés en utilisant l’innocence de certaines personnes.

Aminatou AHNE

 

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