Publié le 14 Dec 2019 - 17:44
FACTEURS DE RADICALISATION DES JEUNES

La précarité et Internet, au banc des accusés

 

Une étude sur la perception de la radicalisation, dans les régions de Kolda au Sénégal et de Labé en Guinée, a analysé les facteurs qui poussent les jeunes à se radicaliser. Elle préconise aussi des pistes de solutions pour lutter contre le fléau.

 

Les frustrations socioéconomiques auxquelles font face les jeunesses africaines, participeraient grandement à leur radicalité, laquelle est, dans un premier temps, un moyen de donner sens à une existence peu valorisée par les rouages des systèmes en place, avant l’extériorisation de cette frustration par de la violence. En plus, les progrès que les technologies de l’information et de la communication ont enregistrés, ces dernières décennies, notamment Internet, ont facilité la propagation des exactions des groupes terroristes sur la toile. Ce qui est, dans une moindre mesure, un canal de radicalisation, de recrutement de candidats au djihad et de terrorisme.

Au-delà de la difficulté que posent les précautions conceptuelles relatives à la distinction entre radicalisation et extrémisme violent, une étude sur la perception de la radicalisation dans les régions de Kolda au Sénégal et de Labé en Guinée, réalisée par le Timbuktu Institute, avec le soutien de la Fondation Konrad Adenauer, a montré que les jeunes pointent du doigt un certain nombre de réalités sociales qui seraient porteuses de germes de radicalisme religieux à long terme. Elle parle de la constance de la trilogie ‘’chômage-pauvreté-exclusion sociale’’ dans plusieurs travaux s’intéressant aux facteurs de radicalisation.

En effet, selon le document parcouru par ‘’EnQuête’’, en premier lieu, il y a la précarité comme facteur de basculement dans la radicalisation.

La question des facteurs de radicalisation est fondamentale, pour mieux comprendre le phénomène. Les organisations internationales, régionales comme sous-régionales, de même que les Etats et instituts de recherche l’ont bien compris et s’intéressent davantage à ces facteurs. ‘’Le regard extérieur pourrait trouver comme arguments explicatifs le fanatisme religieux, le manque d’éducation, l’ignorance, entre autres, sans creuser le questionnement sur le rôle que pourraient jouer les déterminants socioéconomiques. Tel est le cas de ce haut dignitaire religieux vélingarois pour qui ‘’l’ignorant est plus exposé à la radicalisation que les autres’’. Un argument conforté par ce responsable administratif qui fustige, dans le rapport, l’ignorance comme étant ‘’la cause de la radicalisation et qui en est elle-même l’élément moteur’’.

Pourtant, à y regarder de plus près, poursuit-il, la radicalisation serait, selon une vision introspective des jeunes, un moyen d’expression des frustrations socioéconomiques. Le mal des centres urbains africains (chômage et pauvreté) se fait ressentir dans les zones frontalières très éloignées des centres de décision, peu lotis en termes d’infrastructure et difficile d’accès. C’est du moins ce que les jeunes affirment très souvent, lorsqu’on les interpelle sur cette question.

Internet, une arme à double tranchant

Depuis les années 70, les progrès enregistrés par les technologies de l’information et de la communication ont propulsé au-devant de la scène une palette d’innovations au bénéfice des usagers d’Internet. Aujourd’hui, la connexion au net avec la variété d’informations qu’il met à la disposition du public, de contenus, de modes de socialisation entre individus, même de continents différents, est devenu un phénomène en vogue auquel les jeunes se sont conformés aisément. Cet accès facile au réseau existe même dans les localités les plus reculées des pays en développement.

Labé de la Guinée et Vélingara du Sénégal n’échappent pas à la réalité de la connexion à cet outil virtuel, et les jeunes confirment, avec fierté, son utilisation à 81 % pour le premier et à 77 % pour le second. ‘’L’usage en soi n’inquiète nullement, à partir du moment où il rentre dans le cadre de la consommation normale de ce produit de la mondialisation. Il n’est pas curieux de savoir que certains en font même une ‘référence en matière de connaissance religieuse’ (4,5 % à Labé et 6 % à Vélingara), après avoir désigné l’imam, les maitres coraniques et les guides religieux. Ces trois figures constituent des références charismatiques chez les populations, malgré l’emprise du numérique sur le contact physique’’, souligne l’étude.

Toutefois, en tant qu’outil ayant ses avantages et ses inconvénients, il peut avoir consécutivement une influence remarquable, parfois nuisible pour les phénomènes sociaux. C’est en ce sens qu’un maitre coranique de Vélingara soutenait dans le document que ‘’les réseaux sociaux ont beaucoup façonné le comportement des gens’’. À titre d’exemple, nombre d’individus ont vécu, à un moment donné de leur vie, un sentiment de vexation, après lecture d’un article en ligne, le visionnage d’une image sur un sujet déterminé ou même en avoir des échos par le truchement de personnes ayant été en contact direct avec l’information.

Transposé sur le terrain de l’extrémisme religieux, le contact intensif avec du contenu radical véhiculant une idéologie radicale et incitant à la violence, est-il un moyen de fabriquer des terroristes proprement dits ou un simple facilitateur d’extrémisme ?

Si certains chercheurs considèrent qu’il en est un élément moteur, thèse à laquelle les populations interrogées adhèrent majoritairement (55 % à Labé et 61 % à Vélingara), d’autres pensent le contraire, en refusant toute idée de ‘’cyber-radicalisation’’.  

Ainsi, la cyber-radicalisation est une réalité qui ne peut être niée. Cependant, selon l’équipe de Dr Bakary Samb, patron du Timbuktu Institute, des programmes d’éducation aux médias méritent d’être mis en place pour une meilleure prévention de ces fléaux sociaux, plutôt que d’investir dans des solutions exclusivement militaires.

Prévention de la radicalisation et lutte contre le terrorisme dans une zone frontalière

Par ailleurs, l’étude n’a pas aussi oublié de donner des moyens de prévention de la radicalisation et de la lutte contre le terrorisme dans une zone frontalière. Il est vrai que le phénomène de radicalisation, qui a comme corollaire le terrorisme et les attaques incessantes, a conduit les Etats de la région, mais aussi la communauté internationale, vers une orientation militaire de la lutte contre ces différents fléaux. Les pays que l’on pourrait qualifier d’infortunés, déjà largement touchés par le phénomène, investissent davantage dans l’onéreuse et pénible opération qu’est la lutte, y compris avec un volet militaire assez prononcé. Ceux qui ne le sont pas encore s’attèlent à la prévention, laquelle dispose de plusieurs mécanismes avec la difficulté majeure de faire la différence entre le contreterrorisme et la prévention de l’extrémisme violent.

Le dialogue est préconisé à la place de l’outil répressif. Mais le recours au chef de quartier ou aux services des forces de défense et de sécurité, en cas de basculement dans l’extrémisme violent, doit aussi impliquer les jeunes dans la prévention de l’extrémisme.

‘’L’alternative que proposent les jeunes, en cas de constatation de cas de basculement dans l’extrémisme violent, est l’appel à l’intervention de l’autorité administrative la plus proche ou aux forces de l’ordre.

Questionnés sur l’autorité auprès de laquelle ils iraient dénoncer des cas de potentiels terroristes, les répondants désignent, du côté de Labé, le chef de quartier (30,9 %), la police (21,9 %) et la gendarmerie (16%). Et du côté de Vélingara, la gendarmerie (32,4 %), le chef de quartier (26,3 %) suivi de la police (13,2 %).

La désignation de l’autorité administrative la plus proche, à savoir le chef de quartier, témoigne de l’urgence du traitement que doit recevoir ce péril imminent. Quant à la confiance placée dans les forces de défense et de sécurité, elle réside certainement dans le fait qu’elles assurent le maintien de l’ordre, de la sûreté, de la sécurité et de la tranquillité publics. De ce fait, en cas de problème, le premier réflexe est de faire appel à leurs services pour faire revenir la quiétude sociale’’, ont laissé entendre des personnes interrogées dans l’étude.

Á ce stade de l’étude, il est utile de s’arrêter sur les pratiques et ressentis des jeunes Labékas et Vélingarois pour une meilleure prise en compte de leurs préoccupations. Selon eux, le fait de vivre dans une zone frontalière marquée par sa porosité expose aux mouvements et à la circulation des hommes. Vu la difficulté de contrôler tous ceux qui entrent et sortent, la sécurisation des frontières devient une exigence vitale. Ils demandent, aussi, la sécurisation des frontières - une nécessité - l’accès difficile aux services sociaux de base, le besoin d’appui à l’entreprenariat fortement exprime par les jeunes, la solidarité affirmée en cas ‘’d’attaques du pays voisin’’.

‘’Il y a encore une énorme confusion dans l’élaboration des politiques publiques des Etats de la région, entre contre-terrorisme et prévention de l’extrémisme violent. Cette dernière nécessite une approche holistique et inclusive, en s’attaquant aux racines du phénomène de la radicalisation, contrairement au contre-terrorisme qui agit sur les symptômes d’un mal plus profond. Cette étude a voulu privilégier l’approche holistique et compréhensive d’un phénomène complexe tout en visant à offrir aux Etats et aux gouvernements concernés des outils et clés pouvant rendre les décisions plus éclairées et orientées vers la prévention’’, poursuit le document.

L’intervention des autorités administratives, religieuses et des forces de l’ordre préconisée

À la lumière des résultats de ce rapport qui s’est voulu comparatif des perceptions des populations de pays voisins sur un même phénomène, un certain nombre de tendances, que l’on pourrait classer en trois catégories, se sont dégagées. Il s’agit des tendances rassurantes, mitigées et celles inquiétantes. Dans l’optique de les cerner, des recommandations ont été faites. Elles varient de l’implication des jeunes et des femmes dans les programmes d’appui à l’entreprenariat. Certains programmes inscrits dans les stratégies de développement durable peuvent servir d’incubateurs de jeunes pour les sortir du chômage.

Sur ce point-là, il s’agira d’orienter l’utilisation d’Internet vers des activités génératrices de revenus (start-up), comme en matière d’accompagnements financiers ou techniques de projets d’entreprises de transport interurbain, de transfert d’argent, de téléphonie mobile, etc. Ce qui pourrait aider à lutter contre le chômage, tout en rendant les jeunes de ces zones autant connectés, de manière utile, que ceux des capitales. ‘’Les jeunes de Labé et de Vélingara préconisent le dialogue, l’intervention des autorités administratives et religieuses en même temps que celles des forces de défense et de sécurité internationales, communautaires ou étatiques dans la prévention de la radicalisation ou la lutte contre le terrorisme’’, préconise l’étude.

CHEIKH THIAM

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