Publié le 9 Aug 2023 - 21:54
ISSA DIAL (CHEF D’ORCHESTRE DU GROUPE WA SUUXAT)

''La compétitivité n'est pas de mise chez nos artistes''

 

Wa Suuxat (Les Vivicateurs) est un jeune groupe de global beat basé à Dakar. Ayant vu le jour dans un contexte de mutation, il propose une musique ancrée dans le folklore local. Cette formation prépare la sortie de son album ''Dekkil''. Ce produit devra permettre à Wa Suuxat de faire émerger son identité musicale nommée ''Kadang groove''. Le groupe de musique est né à l'initiative de son chef d'orchestre Issa Dial. Acteur culturel qui fait du management appliqué, il capitalise une vingtaine d'années d'expérience. Dans cet entretien, l'ancien collaborateur de Baba Maal, qui est à la tête du groupe Atom, nous parle du projet Wa Suuxat, entre autres sujets d'ordre culturel, politique et sociétal.

 

Comment et pourquoi Wa Suuxat a-t-il vu le jour ?

C'est la somme de l'expérience que nous avons acquise durant notre parcours. Nous avons ainsi mis en place un projet musical qui se veut un creuset de la diversité en Afrique de l'Ouest de manière générale et au Sénégal en particulier. Nous avons constaté, d'abord au Sénégal, un vide. On a vu que depuis les années 1980, le pays occupait les premières places en Afrique et participait à pas mal de festivals à travers le monde. Mais avec le retrait du groupe Xalam 2, Touré Kunda, le pays est resté dans une sphère très locale, avec une musique monocolore.

Donc, il manquait aux Sénégalais le choix. S'il y avait un choix à faire, ce sont les musiques importées.

Nous avons dit qu'il faut apporter une alternative, offrir le choix aux Sénégalais. Nous avons dit : pourquoi ne pas mettre cette diversité culturelle ensemble ? C'est un projet qui, depuis 2020, a vu le jour. Et très vite, des musiciens qui sont vraiment influencés par les générosités de Xalam 2, Touré Kunda et d'autres ont rejoint le projet. C'est un groupe de destin. Nous tous, qui sommes membres de ce projet, avons en commun ces musiques des années 1980. Nous voulons poursuivre l'œuvre des grands frères. Nous voulons créer une rupture dans la continuité. Rupture par rapport à la monocolore, mais dans la continuité, parce que nos grands frères ont pu déblayer un chemin. Et c'est ainsi que nous voulons suivre les pas de Baba Maal.

Un groupe de destin également par rapport à son objectif, étant donné que nous sommes conscients qu'il faut relier cette unité au sens large du terme. Il faut aussi qu'on se relève, parce qu'on est dans un monde où la globalisation est ressentie dans tous les pays. Quand nous restons spectateurs, nous risquons de faire les frais de cette globalisation. C'est ça qui fait que le groupe a été créé en 2020, à Dakar, avec six musiciens.

Et ce groupe de musique se présente comme un trait d'union entre l'ancienne et la nouvelle génération…

En tant que trait d'union, c'est un groupe qui creuse dans la root cité, dans nos origines, nos racines, pour aller vers l'autre, l'Occident. On dit qu'on va dans la root cité, vers la rock cité. Quand nous parlons de root cité, c'est toute une génération. Nous voulons puiser de l'ethnomusicologie vers une musique électronique. C'est ce qui va nous permettre de rester dans la relation entre ces anciens et ces nouveaux. Parce que Wa Suuxat essaye de revisiter la culture africaine en générale, ses chants, ses rythmes, son histoire et de les mettre au goût du jour. Parce que, comme dit l’autre, ‘’rien ne se crée, tout se transforme’’. Il faudrait aussi qu'on ait cette approche de pouvoir s'adapter à son temps. Et c'est ce que nous avons fait. Nous avons pris des sonorités anciennes, des classiques que nous avons remis au goût du jour pour que les jeunes puissent s'y retrouver et, en même temps, comprendre ce qui existait bien avant eux. Mais également, pour la nostalgie auprès des anciens. C'est ce qui fait la couleur afro jazz de Wa Suuxat.

Qu'est-ce que vous apportez de plus dans le paysage culturel ?

 C'est ce que disait le président Léopold Sédar Senghor : ‘’Le rendez-vous du donné et du recevoir.’’ Comment faut-il comprendre ça ? Nous avons compris que nous avons de la richesse culturelle. Et aujourd'hui, nous ne devons pas simplement exposer la chose culturelle sur le marché mondial pour dire simplement que nous gagnons de l'argent. Nous devons utiliser cette culture comme le temps de l'Afrique. Parce que l'Europe fut un moment. Actuellement, c'est l'Amérique qui est. Demain, l'Afrique doit être. Et pour que l'Afrique soit, il faudrait qu'elle s'appuie sur sa richesse, au plan culturel, humain, économique, etc. À tous les niveaux, il faut une réflexion endogène.

Donc, ce que nous apportons, c'est ce message qui peint un tableau qui montre les qualités de l'homme en général. Ce tableau montre aussi les limites de l'Africain. Il impose à ce dernier d'aller vers l'autre, de vivre à l'heure de son temps. Nous sommes dans un monde où la pensée unique est en train de s’imposer. Il faut que l'Afrique aussi entre dans ce jeu et par la musique. C’est bien possible.

Vous envisagez de sortir l'album ''Dekkil''. Qu'est-ce que vous évoquez dans cette production qui devra vous permettre de faire émerger votre identité musicale ?

En effet. Nous envisageons la sortie prochaine de l'album ‘’Dekkil’’ qui rejoint un peu le concept du groupe. Nous faisons aussi dans cet album la promotion des langues locales. C'est un de nos credo. À côté de cela, nous avons aussi la promotion des droits humains, la bonne gouvernance, la promotion de la jeunesse. Autant de thématiques qui mettent la personne face à ses préoccupations en les sensibilisant, mais également en dénonçant certaines pratiques. Nous avons dénoncé ce qui se passe avec l'émigration. Nous avons vu les mariages précoces, l'abandon scolaire chez les jeunes filles.

Par rapport à l'émigration, le morceau qui s'appelle ''Basta'', c'est pour dire aux jeunes qu'on peut se tromper en pensant que l'eldorado se trouve de l'autre côté de la mer, alors qu'il se trouve sous nos pieds. Il faut penser à exploiter tout cela. Arrêtons de prendre les bateaux, de vivre d'illusions, parce que c'est possible. (Mais) à condition que le pouvoir accompagne les gens, mette les conditions qui permettront leur épanouissement et leur participation au développement économique, social et culturel de ce pays.

Des initiatives ont été prises pour mettre fin à ce phénomène qui, pourtant, persiste.  Qu'est-ce qui a manqué, selon vous ?

Ce sont des initiatives qui, à la limite, au regard du groupe Wa Suuxat, ne sont pas articulées avec l'approche culturelle. C'est bien beau de sortir des milliards pour dire que nous allons créer des emplois, mais est-ce qu'au plan socioculturel, on prend en compte les aspirations de ces Sénégalais ? C'est l'approche qui n'est pas bonne. Nous avons vu pas mal d'ONG qui interviennent, mais jusque-là ce sont des échecs. On nous parle de centaines de milliers de morts en mer ou dans le désert.

 Donc, nous voulons conscientiser et mener des actions en relation avec les orientations. L'Afrique, en aucun cas, ne peut se développer en mettant de côté la culture au sens large du terme.

 Dans l'album, on y parle aussi d'autres valeurs comme l'exception sénégalaise qui est un ensemble de valeurs qui renforcent l'humanisme et les rapports humanitaires. Et nous pensons que nous sommes aujourd'hui à un niveau où cet humanisme doit être au centre des relations. Il doit être pris en compte entre le Nord et le Sud, entre Sud-Sud, entre Nord-Nord. Le côté humain doit être présent. La dernière pandémie nous a expliqué qu'il est nécessaire de mettre l'homme au-devant. Nous avons des valeurs qui renforceront ce qu'on appelle la ‘’Teranga’’. Il faudrait les préserver.

 D'autres thèmes sont également abordés dans le prochain album ''Dekkil'' qui nous rappelle des figures comme Samba Diabaré Samb (dans ‘’Saraba’’). Avec une sonorité qui répond aux aspirations des jeunes, nous leur disons que sans la dignité, l'homme n'est rien. Et la dignité n'est rien d'autre que l'accès au revenu. On peut le créer, on peut entreprendre. Nous avons aussi parlé d'amour. Cette fois-ci, nous sommes posés la question '’What is love ?'’.

Et qu'est-ce que l'amour ?

C'est cette chose-là qui te rend heureux et qui te conduit vers l'enfer des difficultés. Tantôt elle est agréable à vivre, tantôt elle pose des problèmes. On a vu des gens mourir ou perdre la tête du fait de l'amour. Mais on a vu des gens qui sont heureux à tous les niveaux. L'amour, c'est tout cela. C'est la somme de bonheur et de malheur. Et l'actualité, nous en avons parlé, en évoquant la bonne gouvernance et la démocratie.

Quelle conception avez-vous de la bonne gouvernance au Sénégal ?

Nous avons mis dans un titre qui s'appelle ''I mean'' (Je veux dire), un remix du morceau ''Amine'' de notre grand frère Baba Maal, que l’unité est essentielle. Et même si nous n'avons pas cette même unité, n'oublions pas que nous formons la nation. Même si nous avons des leaders différents, des groupes parlementaires différents, nous avons cette même Assemblée nationale. La démocratie, ce n'est pas la haine. C'est la confrontation des idées. Chacun a ce qu'il croit. Ceci, une fois compris, va nous mener à bien gérer les biens de la cité.

La question de la gouvernance n'est rien d'autre qu'une question culturelle, encore une fois. Parce que si les gens savent que nous avons comme devise ''Un peuple, un but, une fois'', cela doit nous amener à nous accepter, à ne pas faire des actions isolées. C'est le moment de rendre un hommage à Baba Maal qui a déjà interprété le morceau sous une autre version, mais également à son auteur qui s'appelle Birame Ndiaye.

Quelles sont vos attentes et comment appréciez-vous l'apport de cet album dans le développement du groupe ?

Nous sommes optimistes, parce que le groupe Wa Suuxat se positionne comme un héritier des précurseurs de l'afro-music. Nous pensons que nous allons marcher sur les pas des pionniers avec la sortie en novembre prochain de l'album ‘’Dekkil’’. Nous pensons que cette sortie va nous ouvrir les scènes au Sénégal et en Afrique et pourquoi pas dans le monde, d'autant plus que nous sommes sur plusieurs plateaux. En tout cas, on s'est inscrit pour les événements à venir.

 Déjà, vous avez eu à participer à des festivals…

 Nous avons été à Ziguinchor, dans le cadre du festival Kom-Kom où nous avions été les têtes d'affiche…

Justement, comment est-ce que vous trouvez ce festival ?

C'est un festival qui, musicalement, ne donne pas la place au groupe. Il est plus axé sur le tourisme. Il veut créer un cadre qui met en relation la culture, l'artisanat, le tourisme, l'architecture locale. Donc, c'est plus un festival consistant à créer un marché touristique pour promouvoir ou diffuser la musique qui est venue comme tremplin. Nous avons eu la chance d'avoir montré une autre facette de cette musique sénégalaise. Parce que ce quand vous sortez du Sénégal, on vous dit : ''Vous êtes africain.'' On ne vous présente plus comme sénégalais. Mais pourquoi alors quand nous allons à l'étranger, nous mettons que du mbalax, du yéla ou du ngél ? Nous sommes un groupe africain, toute la culture africaine nous appartient. C'est le moment d'inviter les gens à dépasser les frontières.

En ce qui vous concerne, qu'est-ce qui va vous permettre de transcender les frontières ?

C'est la force dont je disais tout à l'heure. Nous allons puiser du Nigeria, du Maroc, de l'Afrique du Sud, de l'Afrique centrale, en plus de ce que nous avons au Sénégal.

Est-ce que le groupe n'est composé que de Sénégalais ?

 Aujourd'hui, la plupart sont des Sénégalais, à l’exception du claviériste qui est originaire de la Côte d'Ivoire. Ça, c'est la formation actuelle qui a mis en place cet album. Mais il faut dire que ce projet a démarré avec un Gabonais au clavier, un batteur ivoirien, un saxophoniste italien, un trompettiste congolais, un guitariste sénégalais, un bassiste sénégalais, un chanteur sénégalais.

Qu'est-ce qui vous a amené à mettre en place le Fimad ?

Dans la recherche de voie, d'issue pour le groupe, on a mis en place un festival qui s'appelle le Fimad (Festival international de musique et des arts de Dakar). C'est pour donner une tribune à Wa Suuxat, parce que ce que nous faisons comme musique n'a pas d'espace de diffusion. Les médias ne diffusent plus des tranches qui chantent carrément la musique afro, world beat. Il n'y a pas de site. Les boîtes de la place, les restaurants et autres n'engagent pas. Donc, il faudrait trouver cette stratégie de se promouvoir. C'est l'une des motivations de la création de ce festival.

C'est aussi un festival qui met à l'honneur les musiques à tendance africaine, qui est couplé avec les arts visuels. L'Afrique a beaucoup donné à la musique mondiale. Vous entendez même les grands frères qui vous disent que les blues, le jazz, le one drop sont partis de l'Afrique. Le continent noir a toujours donné et il n'est pas encore payé.

Donc, nous avons dit que c'est le moment de mettre dans la capitale sénégalaise une manifestation de diffusion musicale, parce qu'un festival de ce genre n'existe pas. Ce qui fera de Dakar un hub culturel, un hub de création, mais également une destination touristique. Le Fimad est à sa deuxième édition.

Évidemment, les difficultés ne manquent pas. Parce que les politiques n'ont pas encore compris. Les promesses ne sont pas tenues ; les engagements ne sont pas honorés. Et ce n'est pas évident que les artistes et les prestataires vous comprennent. Souvent, même le logement fait défaut.

Actuellement, qu'est-ce qui préoccupe Wa Suuxat ?

C'est la finition de cet album et sa sortie. Et participer à un festival qui aura lieu au mois de novembre à Marseille qui s'appelle le Babel Music Expo. Nous voulons faire de cette année, l'année ''Kadang groove''. L'identité musicale, c'est l'afro-beat du Sénégal. Nous avons notre spécificité. Le Kadang groove est né du raisonnement du pilon et du mortier. Au Sénégal, nos femmes braves, nos mamans n'avaient pas toute cette technologie moderne qui permet, en un clin d'œil, de préparer le repas. Elles se réveillaient très tôt le matin pour piller le mil. Chaque coup de pilon renvoyait à un message. Soit c'est pour dire que le soleil est au zénith (réveiller les enfants) soit c'est pour dire aux enfants d'aller faire paitre le bétail.

En tant que manager, comment voyez-vous le management culturel au Sénégal ?

 C'est un métier qui n'est pas encore cerné par ses acteurs qui ne comprennent pas encore que le management n'est rien d'autre qu'une réflexion qui permet de développer une chose. Si c'est un management appliqué aux artistes, c'est pour développer une carrière, être l'interface, jouer les premiers rôles pour que l'artiste aille au-devant de la scène. Ceci appelle à du relationnel, à beaucoup de facteurs, mais surtout au plan économique qui permet aux managers de jouer leur rôle.

Ancien collaborateur de Baba Maal, comment sont vos relations ?

Mes relations avec Baba Maal sont fixes. Depuis 2007, je m'occupe de missions de communication et de développement. J'ai dirigé bon nombre de projets pour lui. Il m'a aussi beaucoup formé sur le marché international. Il m'a ouvert les yeux par rapport à l'importance de la culture dans les processus de développement économique, social et environnemental. Ce grand monsieur a fini de donner l'exemple. Voilà quelqu'un qui est parti d'un village pour devenir une star planétaire. Il incarne également un modèle économique qui va de la culture vers la terre, la création de richesses.

Aujourd'hui, avec le groupe Wa Suuxat et ma structure Groupe Atom, il y a une petite distance, mais cela n'enlève en rien notre mission au plan professionnel.

Quelle lecture avez-vous de la percée de l'afro-beat dans le monde de la musique ?

L'Afrique est le berceau de la civilisation. Et ça se prouve encore. À tous les niveaux, les Africains sont en train de s'illustrer. Dans la musique également, avec l'afro-beat, nous sommes en train de restituer à l'Afrique sa part dans le monde de la culture. Il n'y a pas aujourd'hui une terre où vous n'entendez pas la musique africaine. Parce que quand on parle de l'afro-beat, c'est toutes ces musiques qui ont la coloration africaine. Que ça soit dans le rythme ou dans le chant. Pour moi, c'est le lieu de parler de cette musique moderne. La modernité n'exclut pas les racines. Pour cela, je dis que la continuité dans le changement est possible. C'est le lieu de dire aux jeunes qui font le djolof-beat qu'il faut la diversité. C'est la loi de l'offre et de la demande. C'est une notion économique. Quand tout le monde fait de l'afro-beat, il n'y aura plus consommateur. Et c'est ce qui fait que la compétitivité n'est pas de mise chez nos artistes. La plupart d'entre eux font des choses qui se limitent au Sénégal. Il faut que les gens créent de la valeur ajoutée.

Quel est le musicien de votre génération pour qui vous avez du respect pour ce qu'il fait ?

S'il y a quelqu’un avec qui nous avons la même approche de la musique, c'est Sahad du Sénégal et Ali Béta. Parce que l'Afrique ne doit pas subir l'influence occidentale. L'Afrique, c'est l'imagination, le rythme, l'improvisation. Il faut qu'on garde ces choses-là.

Maintenant, c'est à nous de trouver l'ingéniosité nécessaire pour faire en sorte que cette musique puisse être consommable.

BABACAR SY SEYE

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