Publié le 3 Jul 2023 - 23:36
ITW - ÉLIMANE HABY KANE, PRESIDENT LEGS AFRICA

‘’Il y a des risques de connivence, de collision, de concubinage malsain entre les organisations de la société civile et les partis politiques’’

 

Montée de la violence et de la haine dans la politique, rôle de la société civile et de la presse, régulation des réseaux sociaux, indépendance de la justice, le président de Legs Africa, Elimane Haby Kane, exprime ses craintes, ses convictions et ses espoirs.

 

Comment en est-on arrivé à ce niveau de violence dans la sphère politique et au-delà ?

Je pense que c’est le résultat d’un processus d’accentuation des clivages dans l’espace politique. Nous avons vu un régime qui a voulu réduire la compétition politique à une très large majorité absorbant les partis politiques traditionnels. Ce faisant, il a laissé un boulevard à d’autres types d’acteurs qui se sont positionnés pour être le réceptacle des nombreuses frustrations des Sénégalais. Seulement, ces nouveaux types d’acteurs n’ont pas le même référent que les partis traditionnels qui ont jusque-là joué ce rôle. Avec ces partis traditionnels, il y avait une culture de la démocratie qui limitait l’adversité ; il y avait une ligne rouge à ne pas franchir. Parfois, c’était des compromis, avec les pratiques de l’entrisme, de gouvernements d’union, pour dépasser certaines situations. Même Cheikh Anta Diop, avec le RND, avait des limites. De même que les partis de gauche qui avaient pris le relais…

Finalement, la rupture opérée par Pastef est-elle une bonne ou une mauvaise chose ?

Je dirais les deux à la fois. Les pratiques qui étaient là favorisaient des alternances entre les mêmes acteurs, mais pas de véritable alternative. C’est donc positif d’avoir l’émergence d’un parti comme Pastef qui prône une autre façon de faire la politique. Maintenant, l’approche du régime a fait du Pastef un parti radical. Une approche qui a su capter toute cette frustration de certaines franges de la population, particulièrement les couches les plus jeunes, qui avaient commencé de perdre tout espoir, au point de braver la mer au péril de leurs vies pour rejoindre l’Europe, sous le slogan ‘’Barça ou Barsax’’. Aujourd’hui, ce sont les mêmes qui, avec la fermeture des frontières européennes, avec l’espoir suscité par Pastef, se disent qu’ils vont essayer de changer les choses par la force.

C’est pourquoi je dis qu’on est en fait passé du ‘’Barça ou Barsax’’ au ‘’Changement ou Barsax’’. Je pense que c’est surtout cela, sans minimiser les enjeux géostratégiques et géopolitiques qui peuvent se jouer également autour de cette lutte. Le discours peut certes être jugé de violent, mais c’est un discours qui satisfait la colère de ces Sénégalais qui veulent en découdre avec le régime ou même avec le système en place.

On en est quand même à des appels à la désobéissance civique, à des insultes à des institutions comme la justice, même les généraux de notre armée. Est-ce qu’il n’y a pas une certaine manipulation de cette misère des populations ?

Ce qu’on peut retenir de la stratégie ou de l’approche de Sonko, c’est que finalement, on ne distingue plus l’adversaire. Est-ce que c’est le parti ou à la majorité au pouvoir ? Là, on aurait pu dire que c’est normal, c’est à la guerre comme à la guerre. Mais quand on y mêle toutes les institutions, à savoir celles qui ont en charge de gérer notre justice, celles en charge de notre sécurité, etc., avec un discours très clair, très ciblé, ça pose un autre problème. Finalement, on voit que Pastef n’a pas comme adversaire que le régime, mais l’État dans son entièreté. Ce qui encourage certaines dérives, parce que finalement, l’ennemi du peuple ‘’pastefien’’, c’est l’État, avec ceux qui l’animent.

Le bilan de ces dernières émeutes est lourd. Une vingtaine de morts, disent l’opposition et certaines ONG, 16, selon  le gouvernement. Qu’attendez-vous de l’institution judiciaire ?

Je crois que c’est une grande question. Déjà, il y a de sérieux doutes sur les chiffres. Il nous faut une enquête sérieuse pour savoir ce qui s’est passé, les conséquences de ces émeutes et situer les responsabilités. C’est à ce niveau que j’invite les acteurs de l’institution judiciaire à travailler à restaurer la confiance envers cette institution fondamentale. Je pense aussi à tous ces petits commerçants dont les biens ont été pillés. Je pense qu’il faut évaluer tout ça, situer les responsabilités. Cela va aussi nous permettre de savoir où l’on met les pieds à l’avenir.

Parmi ces victimes et globalement dans les manifestations, il y a surtout pas mal d’enfants. Quelle lecture en faites-vous ?

À notre avis, c’est un vrai problème. Les enfants de cet âge, leur place est à l’école et non dans les manifestations. Cela doit aussi nous amener à nous pencher sur les causes profondes. Nous sommes en face d’une véritable crise sociétale, avec un défaut de prise en charge de cette jeunesse. Finalement, aussi bien les politiques publiques ont failli, mais également la faillite de la famille qui n’éduque plus, qui laisse les enfants dans la rue, à la merci de toutes les menaces.

Qu’est-ce que ça vous a fait de voir les attaques contre l’université ?

Je pense qu’il y a vraiment matière à réfléchir. À un moment donné, dans la vie d’une nation, il faut savoir s’arrêter et faire son introspection. Pourquoi attaque-t-on le savoir ? C’est un sérieux problème. Je doute que ce soit l’œuvre d’étudiants. D’habitude, les étudiants ne le font pas. On ne saurait non plus faire abstraction de ces facultés qui ont été attaquées, je pense à la faculté de Droit, au Cesti. Est-ce que ce ne sont pas des remises en cause de certaines pratiques dans certaines disciplines ?

Sauf qu’on a aussi noté des attaques contre la faculté de Médecine, l’Ebad, la bibliothèque… ?

Là, personne ne comprend. C’est pourquoi aussi je n’exclus pas que ce soit l’œuvre de gens qui ne sont pas de l’université et qui soient dépourvus de tout esprit de discernement. Nous espérons que l’enquête va nous édifier.

Comment expliquer le fait que des gens qui dénoncent le retard dans lequel se trouve le pays en arrivent à ce niveau de destruction des rares infrastructures que nous avons et qui ont couté au contribuable beaucoup d’argent qu’on n’a pas encore fini de payer ?

Ce sont des incohérences. Psychologiquement, elles s’expliquent par la nature même des mouvements de masse. Vous savez, la foule, elle ne raisonne pas, elle n’a pas de capacité de discernement. C’est d’autant plus incohérent que ces biens servent avant tout à ces couches qui manifestent. C’est eux qui prennent les moyens de transport en commun. Ce n’est pas une logique rationnelle. Rien ne le justifie. J’en reviens au rôle et à la responsabilité de la justice. Maintenant, vous avez vu que ceux qui le font sont encagoulés. Voilà la situation : des manifestants encagoulés, des nervis encagoulés et c’est malheureusement les forces de l’ordre qui ont promu cette pratique. C’est une fuite de responsabilités, une fuite de responsabilités qui fait que personne ne veut assumer ses responsabilités. Voilà où nous en sommes dans cette société où tout le monde est masqué, pour ne pas assumer ses responsabilités.

Quels enseignements doit-on en tirer ?

La première chose à faire, c’est d’arrêter tout ça. Tout le monde doit arrêter. C’est d’abord ça l’urgence. Ensuite, ceux qui ont le pouvoir d’agir doivent mesurer leurs actes, pour ne pas davantage exacerber la frustration. Mais aussi que les autres acteurs fassent preuve de responsabilité, en proférant la bonne parole, celle qui mène à la paix. Tôt ou tard, cela va finir autour d’une table. Il faut donc discuter avant de détruire au lieu de détruire pour discuter ensuite.

Diriez-vous, comme certains, qu’il y a des forces occultes dans les manifestations ?

Je ne saurais le dire. Maintenant, ce qui est évident, c’est que dans des situations comme ça, il y a plusieurs forces qui peuvent s’y engouffrer. Ce qui est certain, c’est qu’il y a des forces identifiables qui se mènent une lutte de pouvoir. Mais il peut y avoir des forces non identifiables qui peuvent essayer de profiter de cette confusion. Voilà pourquoi le désordre n’est jamais souhaitable. Une fois instauré, n’importe qui peut en profiter.

Cela dit, nous notons, d’une part, la pratique des nervis, même si la pratique ne date pas d’aujourd’hui. D’autre part, on a vu des gens armés qui ne sont pas ces nervis et qui agissent. Qui sont-ils ? D’où est-ce qu’ils viennent ? Ce sont des questions que l’on peut se poser, même si nous n’avons pas de réponses à ces questions. Nous constatons également que le Sénégal est aujourd’hui le lit de plusieurs enjeux, surtout avec l’exploitation prochaine des ressources pétrolières et gazières qui aiguisent beaucoup d’appétit. Il y a également la menace terroriste qui est à nos portes ; ou même dans le pays avec des cellules dormantes dont on a parlé. On ne saurait ne pas tenir compte de tout ça. C’est aussi pour cela que nous appelons nos FDS à plus de responsabilité et de rigueur. Elles doivent toujours s’armer de professionnalisme comme elles l’ont toujours fait. Elles n’ont pas besoin de manipuler l’information.

Qu’attendez-vous des protagonistes que sont Macky Sall et Ousmane Sonko ?

Là, il faut être clair et précis. La situation est alimentée par deux problèmes. Si on les règle, on doit pouvoir revenir à plus de quiétude. La première, elle relève des compétences du président Macky Sall. Sa posture opaque par rapport à sa non-candidature ne facilite pas les choses. Cela attise la tension. Rien ne peut justifier la possibilité d’une troisième candidature réglée depuis la Constitution de 2001.

L’autre aspect, c’est la justice qui doit arrêter certaines arrestations abusives. Je ne dis pas qu’il faut l’impunité. Ceux qui ont fait des choses graves méritent d’être sanctionnés, mais c’est abuser de priver de liberté certains sur la base de leur simple opinion politique ou liée à l’exercice de leur profession. Sous réserve de ceux-là qui ont eu à proférer des menaces contre des citoyens. Dans la même veine, nous pensons qu’il faut plus de clarté par rapport à la situation de monsieur Ousmane Sonko. Soit il est en prison soit il ne l’est pas. Si ce n’est pas le cas, qu’on le laisse profiter de sa liberté en allant vaquant à ses occupations.

Au-delà de ces mesures conjoncturelles, quelles réformes structurelles pour un espace politique durablement plus assaini ?

Je pense que c’est là le véritable enjeu. C’est pourquoi je disais que ce dialogue ne peut être utile que s’il permet à la fin de mener des réformes urgentes, qui sont demandées depuis longtemps, depuis les Assises nationales notamment. Tant que ces réformes consolidantes ne sont pas menées, nous ne sommes pas à l’abri de situations de ce genre. Parmi ces mesures urgentes, il y a les réformes relatives aux droits et libertés des citoyens, ensuite celles qui relèvent de la limitation des pouvoirs du président de la République. D’autant plus que ce dernier n’est responsable devant personne.

Ensuite, il y a l’effectivité de l’indépendance de la justice. Pour moi, il faut travailler à donner, au-delà même des magistrats du siège, une certaine indépendance aux magistrats du siège. De plus, faire en sorte que ce soit les plus méritants qui occupent certains postes stratégiques. C’est fondamental.

Quel rôle pour la société civile ?

Ce que peut faire la société civile qui, il faut le rappeler, n’a pas de pouvoir de décision, c’est de contribuer à l’information et à la conscientisation des populations. Il faut travailler à former une masse critique de citoyens à même de comprendre les enjeux et à agir avec liberté, en toute connaissance de cause. Elle doit également continuer à jouer son rôle d’alerte et de sentinelle, pour mener des évaluations indépendantes sur l’action de l’État et les politiques publiques.

 Malheureusement, nous sommes dans un espace où les questions politiques ont tendance à noyer toutes les autres. Or, quand on est société civile, il faut surtout éviter de se mêler aux acteurs politiques. Ça ne veut pas dire qu’il faut être en marge. Si l’on prend par exemple les processus électoraux, depuis les années 1990, des organisations de la société civile ont eu à jouer des rôles très importants. Je pense même que nous sommes sous-représentés dans certains espaces. Par exemple, si l’on prend le Dialogue politique, on dit que les entités politiques ont jusqu’à 20 représentants selon les blocs. Au même moment, on n’accorde au bloc de la société civile que cinq représentants ou moins. Cela pose problème, parce que la question électorale est un enjeu d’intérêt national qui dépasse les partis politiques. Mais pour autant, il faut éviter les confusions de rôles, préserver cette indépendance qui nous permet de jouer notre rôle d’arbitre.

Mais quand des organisations de la société civile s’allient à des politiques pour mener des combats politiques, est-ce que cela ne contribue pas à les discréditer ?

Moi, je pense que pour jouer notre rôle de régulation, il faut que l’on reste à équidistance des différents protagonistes. À mon avis, c’est incongru de voir des organisations de la société civile se lier à des organisations partisanes. Ce que nous avons remarqué, c’est qu’en fonction des circonstances, les positions des OSC peuvent se rapprocher de celles de certains groupes politiques. C’est pourquoi je dis qu’il y a des risques de connivence, de collision, de concubinage malsain qui peuvent favoriser la naissance de nouvelles vocations. Prenons l’exemple des Assises nationales. C’est vrai que les OSC ont permis de techniciser à mettre dans une démarche non partisane… Malheureusement, on n’avait pas réussi à faire adhérer le pouvoir de l’époque à cette initiative qui, à l’origine, était de l’opposition. À cause de cette proximité, aux élections locales de 2009, beaucoup d’éléments de la société civile ont été élus. Des vocations politiques sont ainsi nées chez beaucoup d’acteurs de la société civile.

Le deuxième exemple, c’est le M23. Le 23 juin, c’était tout le monde, mais après le 23 juin, le mouvement a été structuré de nature à faire surtout l’affaire de ceux qui se battaient contre le régime d’alors. Je pense que cela a beaucoup contribué à l’affaiblissement de la société civile. Après l’alternance, beaucoup d’éléments ont rejoint le pouvoir, d’autres sont engagés en politique, d’autres ont accompagné le nouveau régime… Là également, le concubinage a fait un effet et a produit des bâtards, il faut le dire. C’est pourquoi moi, je pense que nous ne pouvons pas lutter ensemble. Même quand les positions convergent, chacun doit rester dans son rôle.

Quid de la responsabilité des médias ? Êtes-vous de ceux qui pensent qu’ils ne jouent pas le rôle qui aurait dû être le leur ?

Je ne vais pas généraliser, il y en a qui jouent leur rôle. Maintenant, ce qui est visible et regrettable, c’est que de plus en plus, on voit les clivages qui minent les autres entités. Il suffit de faire le tour des unes pour voir qui soutient qui. Même si ce n’est pas tout le monde. Cela fait que les Sénégalais se posent un certain nombre de questions et il y a un problème de confiance et de méfiance qui se pose. Je pense que c’est le rôle des journalistes de se battre pour prendre en charge ces risques et sauver leur profession.

À côté des médias, il y a les réseaux sociaux. Quel impact peuvent-ils avoir dans la radicalisation des jeunes et l’ampleur des manifestations ?

Les RS sont des éléments catalyseurs. Si la violence a atteint ces proportions, tout comme l’effritement des valeurs et la promotion des contrevaleurs, les réseaux sociaux ont joué un grand rôle. On a l’impression qu’on n’a jamais connu des opposants comme Sonko, alors qu’on a eu des plus charismatiques comme les Wade. C’est de la même façon qu’on assiste à une amplification des réseaux sociaux où il n’y a pas de filtre, où toutes les libertés sont admises. À partir de ce moment, c’est la porte ouverte à toutes les dérives.

Êtes-vous pour ou contre leur régulation ?

Je pense qu’il faut effectivement réguler. La responsabilité n’étant pas la chose la mieux partagée, il faut des balises pour encadrer l’exercice de la liberté. Il y va de la protection des couches les plus vulnérables et de la survie même de nos sociétés. Il faudra le faire de façon inclusive et démocratique. On ne peut pas continuer à laisser notre espace, sans porte ni fenêtre, sans tamis ni rien. On ne peut pas construire une société comme ça. Cela dit, il ne faut pas utiliser l’argument de la sécurité ou de la vertu pour imposer la tyrannie. Autant on a besoin de balises pour ne pas laisser l’anarchie prospérer, autant on doit veiller pour que cela ne soit pas un prétexte à certaines dérives.

Est-ce que le dialogue est une solution ?

La solution ne peut sortir que du dialogue, c’est-à-dire se mettre ensemble pour discuter. Mais il faut que ce soit un dialogue inclusif, qui inclut toutes les forces vives de la nation. Ça ne doit pas non plus être un dialogue contextuel, ça doit être un dialogue permanent, institutionnalisé, citoyen et inclusif. Par le dialogue, on doit identifier les fondamentaux sur lesquels il faut que tout le monde s’engage. Aux USA, par exemple, il y a des questions sur lesquelles on ne badine pas : les taxes, la corruption, la trahison… Voilà le dialogue qu’il nous faut.

Malheureusement, ce dialogue n’a pas été suffisamment inclusif. Dans un pays où l’écrasante majorité des populations sont des jeunes, on ne peut pas dialoguer sans une bonne implication des jeunes. Dans un pays où la majorité est constituée de femmes, on ne peut dialoguer en laissant de côté les femmes. Regardez ceux qui avaient la parole lors du Dialogue national, ce sont des gens qui ont été témoins du règne de Senghor. Très peu de jeunes, alors qu’on parle de l’avenir du pays.

De plus, il y avait plus d’hommes politiques ; il y a donc un problème de casting. Il y a eu non seulement un problème de casting, mais aussi un problème de timing.

PROPOS RECUEILLIS PAR MOR AMAR

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