La vie mouvementée d’une couche vulnérable
Au Sénégal, les handicapés représentent 15,5% de la population totale. Nombre d’entre eux squattent à longueur de journée les artères de la capitale de ce pays. Groupe vulnérable, cette classe sociale, qui minimise la portée de la carte d’égalité des chances, vit dans des conditions précaires. De la banlieue à Dakar, les handicapés mènent une vie très agitée. Reportage dans l’univers de ces personnes qui convergent vers la capitale où elles s’adonnent à la mendicité pour subvenir à leurs besoins.
Centre-ville de Dakar. Non loin du bâtiment de l’hôtel de ville de la capitale sénégalaise, des handicapés moteurs squattent les rues adjacentes. En ce mardi matin, vers 11 heures, en fauteuils roulants ou avec des béquilles, ils se faufilent entre les véhicules qui forment une ligne menant vers la place de l’Indépendance. Sifflet à la bouche, un agent de la circulation de taille moyenne est posté au milieu de la route. Très actif, le policier essaie tant bien que mal de réguler la circulation. Mais les bouchons font le bonheur des personnes handicapées qui en profitent pour tendre la main aux conducteurs. Une façon de demander l’aumône. Ce ‘’triste travail pénible’’ auquel elles s’adonnent semble ne pas être fructueux à leurs yeux.
Sur sa chaise roulante, sa carte d’égalité des chances autour du cou, Mamoune Dia, la cinquantaine sonnée, vient de Rufisque. Chaque matin, dit-il, il débarque au centre-ville à 6 heures du matin. Père de famille, il est obligé de s’adonner à cet exercice pour entretenir sa progéniture. Ses enfants, renseigne-t-il, sont à l’école. Pénible est la vie de ces handicapés qui se rabattent sur leurs compatriotes dans le but d’assurer leur survie quotidienne. Ce qui, malheureusement, n’est pas toujours rentable. Originaires de Rufisque, Fass Mbao, Malika, Bargny…, ils font un périple mouvementé avant de rallier le centre-ville. ‘’On vient ici dans des conditions difficiles. Au début, on était non loin de la Cathédrale. Présentement, on a fait dix ans ici. Je suis là depuis 6 heures du matin. Et je n’ai même pas 400 F Cfa. Certains d’entre nous passent la nuit ici, dans les artères de la capitale, en plein air. Ils ne peuvent pas faire le déplacement tous les jours pour venir ici, à Dakar’’, témoigne Mamoune Dia, disponible pour échanger sur leurs quotidiens.
Ils sont plus de 45 handicapés, hommes et femmes, à fréquenter les artères de ce coin de la capitale, non loin de la station du port de Dakar. Sur place, une odeur fétide dispersée par un vent violent et poussiéreux embaume les lieux. Une situation qui dissuade les visiteurs. Les handicapés, eux, maîtres des lieux, y vivent sans contrainte aucune. C’est leur vécu quotidien, parce qu’ils en sont familiers.
Mamoune Dia : ‘’Je ne tire pas profit de ma carte d’égalité des chances’’
Ces handicapés, qui se disent laissés en rade dans la politique sociale gouvernementale, estiment qu’ils n’ont pas été consultés dans l’élaboration de la loi d’orientation sociale, pour que leurs préoccupations soient bien prises en compte dans cette loi qui constitue le cadre de référence dans le dispositif institutionnel sénégalais en matière de prise en charge et d’intégration des personnes handicapées dans la société.
Manchot, entouré de six handicapés, le vieux Dia accorde une oreille attentive à ce sujet qui, visiblement, les préoccupe. A propos des opportunités de cette loi d’orientation sociale, il se dit déçu. Loquace, voix basse, il assène ses vérités : ‘’On ne s’y retrouve pas à 100%. Dans les hôpitaux, les handicapés ne sont pas pris en compte dans la construction des infrastructures, y compris les transports publics, les écoles, etc. Depuis huit mois, j’ai ma carte d’égalité des chances. Malheureusement, je n’en tire aucun profit.’’ A ses yeux, le gouvernement et la population sénégalaise n’ont pas fait leurs devoirs pour permettre aux handicapés mendiants d’être à l’abri du besoin. ‘’Il y a des millionnaires dans ce pays. Et ils ne se soucient pas des handicapés. Pourtant, ils gaspillent des sommes faramineuses dans des soirées’’, s’indigne-t-il. De temps à autre, il est conforté dans ses propos par ses amis qui s’invitent aux questions-réponses.
Taille moyenne, teint clair, sa petite fille suçant un sachet de lait caillé à côté, Assanatou Diallo est une handicapée physique. Sa jambe gauche est paralysée. Dos au mur, elle jette un regard perçant, attentionné, sur les véhicules stationnés devant eux. Le feu est passé au rouge. De temps à autre, malgré son handicap, elle se lève et se dirige vers les conducteurs qui, souvent, baissent les vitres de leurs voitures, et donnent un sachet de lait ou autres dons. ‘’Vous voyez, depuis ce matin, ils nous donnent des sachets de lait ardo, des colas, du sel, etc. Ces denrées sont insignifiantes. Pour nous, elles n’ont aucune valeur. Elles ne servent absolument à rien. Les Marocains, eux, ils nous donnent de l’argent, parfois des sommes consistantes’’, dit-elle d’un air mélancolique.
Muni de sa carte d’égalité des chances, Mamoune Dia informe avoir été rejeté à l’hôpital Guédiawaye, de même qu’à Le Dantec. Alors qu’il était parti pour se faire soigner à l’aide de ce sésame. ‘’Malheureusement, je n’ai pas été accepté. Le Président Macky Sall a fait cette proposition sans mettre en place le suivi nécessaire pour que ses instructions puissent être appliquées à la lettre au grand bonheur de tous les handicapés. Actuellement, j’ai ma facture d’électricité que je peine à payer’’, dit-il, le cœur lourd. Selon lui, beaucoup de handicapés viennent des pays frontaliers, y compris de la sous-région. Il s’agit du Mali, de la Mauritanie, de la Guinée, du Niger, du Burkina Faso… Fort de ce constat, le vieux, plus prolixe que ces camarades, met tout sur le dos de l’Etat. Il dit : ‘’Au moment où il n’arrive pas à nous prendre en charge convenablement, il laisse d’autres handicapés originaires de ces pays limitrophes venir nous envahir. Toutes ces défaillances rendent notre situation difficile’’, s’emporte-t-il.
Amadou Bâ : ‘’Cette carte, je ne l’ai pas’’
Bien installé sur son fauteuil roulant, Amadou Bâ, la soixantaine dépassée, est posté au rond-point Ponty, sur l’axe qui mène à la Place de l’Indépendance. Originaire de Kaolack, il squatte les lieux depuis plus de 20 ans. ‘’Toute ma famille est là-bas. Je préfère rester ici, parce qu’il est très difficile de faire la navette entre Dakar et ma région d’origine’’, explique-t-il, le pied droit amputé, suite à une infection. A cause de ces faits malheureux qui ont plombé sa jeunesse, fait éclater son couple, sa femme et ses deux enfants lui ont tourné le dos. Ils ont été récupérés par la famille de cette dernière. Sans son consentement. Triste est la vie de ce vieillard qui se démerde seul pour subvenir à ses besoins. Il n’a aucune idée de ce qu’est la carte d’égalité des chances. Mais il salue la politique sociale du Président Macky Sall. ‘’Je n’ai pas cette carte dont vous faites état.
Je pense que le chef de l’Etat déroule une bonne politique sociale pour les handicapés. A cet égard, nous prions pour qu’il réussisse sa mission à la tête du Sénégal. Je suis ici depuis 6 heures du matin. Et je passe la nuit ici, en plein air’’, avance-t-il, très disponible. Issu d’une famille modeste, il a été soutenu financièrement par des amis pour faire son opération. Sensibles à sa souffrance, ces derniers lui ont donné 200 000 F Cfa. ‘’Et j’ai payé 30 000 F Cfa pour le lit. A l’hôpital militaire de Ouakam (Uasso), pour avoir un pied en plastique, ils m’ont demandé 180 000 F Cfa. Actuellement, j’essaye de collecter cette somme. Cette chaise roulante est inconfortable. Elle fait des rides sur mon corps. Avec mon âge, je souffre énormément, en restant toute une journée sur cette chaise’’, témoigne Amadou Bâ qui s’en remet à Dieu. Son activité semble ne pas bien marcher. Son gobelet est presque vide. Trois pièces de 50, 25 et 100 F Cfa s’y trouvent.
Non loin de lui, quatre vieillards, entourés d’une pile de bagages composés de cartons, bidons, pots vides…, ont élu domicile à l’aile droite de la rue convergeant vers le Trésor Public. Gais, ils échangent sur des questions qui, visiblement, les rendent joyeux. Ils distribuent de larges sourires. Allongés sur les cartons étalés et couverts de draps poussiéreux, eux aussi méconnaissent l’utilité de la carte d’égalité des chances. ‘’Nous n’avons aucune information sur cette politique sociale’’, résument-ils.
Il faut dire que la loi d’orientation sociale n°2010-15 du 6 juillet 2010 relative à la promotion et à la protection des droits des personnes handicapées vise l’équité sociale entre les citoyens sénégalais. Dans l’exposé des motifs de cette loi, il est indiqué que les politiques de promotion et de protection sociale des personnes handicapées ont été pour l’essentiel, guidées et sous-tendues par des dispositions internationales qui se sont révélées sans impact réel sur les cibles.
Ce constat, dit-on, a amené le Conseil interministériel tenu par le gouvernement, le 30 octobre 2001 sur la prise en charge et l’intégration des handicapés, à recommander l’élaboration d’une loi d’Orientation Sociale devant servir de cadre à une politique publique en faveur de cette couche de la population particulièrement vulnérable. (…) Elle a été, informe-t-on, une ‘’demande sociale’’, ‘’l’aboutissement’’ d’un long processus d’élaboration avec la participation ‘’effective’’, au cours des travaux préparatoires, des représentants d’organisations de personnes handicapées et des départements ministériels concernés.
PAPE NOUHA SOUANE