Publié le 21 Nov 2014 - 12:18
LETTRE OUVERTE A SON EXCELLENCE ABDOU DIOUF

Des vies marquées au fer rouge

 

Excellence, pour les besoins du Sommet de la Francophonie prévu du 29 au 30 novembre 2014, vous allez fouler le sol de notre cher pays dont vous n’avez certainement pas la nostalgie. En effet, depuis votre départ de la présidence de la République, les Sénégalais vous ont rarement vu au pays. L’organisation du Sommet de la Francophonie est un honneur fait au Sénégal et plus particulièrement à son président, en l’occurrence son Excellence Macky Sall qui a de l’ambition pour son pays qu’il veut mener à l’émergence.

Ainsi, les uns et les autres se préparent non seulement à vous réserver un accueil chaleureux, mais aussi à vous rendre les honneurs. Par ci par là, vos louanges sont chantées, des lauriers vous sont tressés, vos mérites sont vantés ; enfin vous apparaissez comme l’enfant prodige qui fait la ferté de tout un peuple.

Hélas, Monsieur Abdou Diouf, avec tout le respect que je vous dois, je suis obligé de maculer ce tableau idyllique et cette image d’Epinal qui, à la limite, travestissent la réalité ou la vérité, c’est selon.

Excellence, de tous les présidents de la République du Sénégal, vous avez été celui qui a pris la décision la plus inopportune, la plus mauvaise, la plus cynique, la plus inique, la plus injuste, la plus inhumaine envers ses propres citoyens. En effet, le 28 avril 1987, sur vos instructions fermes, les députés socialistes de l’Assemblée nationale ont procédé au vote de la loi 87-14 portant radiation des cadres des personnels des forces de police. Cette mesure de radiation collective est intervenue à la suite des fameux événements des 13 et 14 avril 1987 que certains ont qualifiés de «grève des policiers».

En effet, pendant ces deux jours, certains membres des forces de police basés à Dakar (une infime minorité) ont cru devoir descendre sur la voie publique pour manifester apparemment contre une décision de justice condamnant cinq de leurs collègues à des peines d’emprisonnement fermes. En réalité, cette manifestation a été une véritable occasion pour protester contre les conditions de travail humiliantes et avilissantes qui étaient le lot quotidien des policiers.

Excellence, concernant la mesure de radiation proprement dite, comme cela a été de tout temps dénoncé, elle était foncièrement anticonstitutionnelle en ce sens qu’elle a été prise par l’Assemblée nationale qui n’avait pas compétence en la matière si l’on part du principe que la radiation est une sanction disciplinaire et qu’il était dit dans la constitution en vigueur au moment des faits, que le pouvoir de sanction appartenait à l’autorité investie du pouvoir de nomination. Ainsi donc, il vous appartenait de prendre vos responsabilités pour sanctionner directement les présumés fautifs. Seulement, par ponce-pilatisme, suivant en cela certainement les conseils du puissant Jean Collin, vous aviez laissé cette responsabilité aux députés socialistes. Et nous nous rappelons tous que les députés du Parti démocratique sénégalais (Pds) avaient ostensiblement quitté la salle pour ne pas être témoin de ce qui apparaît aujourd’hui, vu ses conséquences, comme un génocide.

Excellence, il a été ensuite demandé aux policiers de formuler individuellement une demande de réintégration. Des commissions ont été créées à l’effet d’examiner, semblait-il, les dossiers cas par cas. A l’issue des travaux desdites commissions, mille cinq policiers, tous grades confondus, ont été jugés «indignes» de servir l’Etat du Sénégal.

 Excellence, par votre faute, des milliers de braves et valeureux agents ont été brutalement privés de toutes ressources, de tous moyens de subsistance. Des agents dont on ne pouvait apprécier à sa juste valeur, la somme incommensurable de sacrifices de toute nature qu’ils ont eu à consentir durant leur carrière.

Excellence, votre décision avait eu des conséquences terribles dans la vie de centaines de familles sénégalaises. Jadis, ces pères de famille, leurs épouses et leurs enfants vivaient avec les soucis, les préoccupations, les joies et les peines quotidiennes de n’importe quelle famille sénégalaise. Mais depuis votre décision cynique, injuste et inhumaine que de péripéties, que de vicissitudes, que d’aléas ! Des familles jadis unies, joyeuses, ont été disloquées ; des enfants qui, naguère, fréquentaient allègrement l’école avec l’insouciance de leur âge fait de rêves les plus osés, ont été contraints d’abandonner le chemin du savoir, seul garant de l’avenir.

Des bébés prématurés ont grossi les taux de mortinatalité. Des femmes parturientes ont rendu l’âme au moment où elles mettaient au monde l’innocent sur qui le père radié fondait tout son espoir. La maladie pernicieuse, quelquefois dans toute sa virulence, conduira au cimetière des nourrissons, des enfants, des adolescents, des femmes et des hommes abandonnés à eux-mêmes parce que précipités brutalement dans une situation de désarroi et de détresse jusque là inconnue, mais surtout insupportable. Des cadavres ont séjourné dans les morgues davantage qu’il n’était nécessaire tout simplement parce que la misère et l’impécuniosité ne permettaient pas d’acheter le linceul et de procéder à la prière mortuaire. De braves pères de famille, agents émérites qui ont combattu pour l’intégrité du pays, pour faire obstacle au banditisme, se sont retrouvés à arpenter quotidiennement les rues, les boulevards, les venelles et autres recoins à la recherche de l’hypothétique pitance quotidienne.

Excellence, les faits précités sont graves et lourds de conséquences désastreuses et calamiteuses. Et ces conséquences se font sentir jusqu’au moment où j’écris ces lignes. Je vous demande, après votre discours de Diamniadio, d’avoir l’humilité et la bonne idée d’aller visiter quelques familles de policiers radiés. Vous aurez l’occasion de mesurer l’amplitude de la détresse, du désarroi, du malheur, de la misère que vous y avez installée.

Excellence, la radiation constituera votre mauvaise conscience. Vous avez fait du mal, du tort à des hommes dignes, à des femmes valeureuses et surtout à des enfants innocents. Excellence, pendant que les orchestres, les troupes folkloriques submergeront la foule et vos invités de leurs sons assourdissants, que les griots s’égosilleront pour chanter une fausse ascendance glorieuse et que les danseurs taperont de leurs pieds fermes l’asphalte, avec des acrobaties des plus osées, votre conscience sera perturbée par les échos des gémissements et la voie d’outre tombe de milliers de Sénégalais ensevelis sous terre parce que morts de faim, de misère et d’angoisse par votre faute.

Excellence, les policiers radiés constitueront toujours votre mauvaise conscience. Nos progénitures qui avaient grossi le contingent de l’enfance déshéritée, ont grandi pour relever le défi. Même ceux qui sont morts, ont constitué le terreau fertile d’où a émergé un grand arbre dont les branches sont dénommées Honneur, Fierté, Foi, Espoir. Ce grand arbre a produit des fruits qui, aujourd’hui, constituent autant d’hymnes de bravoure et de courage qui sont popularisés dans toutes les contrées du pays, du Walo au pays Bassaris, du Ferlo aux bois sacrés de la Casamance. Excellence, dans ces contrées, les populations ont d’autres préoccupations, d’autres valeurs à défendre et à promouvoir que la Francophonie.

Excellence, votre décision a porté un préjudice énorme à la Police en tant qu’institution. De par votre faute et votre décision irréfléchie, vous avez fait perdre à la Police des cadres parmi les meilleurs. Vous avez fait perdre à la Police son âme et la Police ne s’est jusqu’à présent pas relevée de ce drame.

Excellence, sachez que les policiers radiés que le gouverneur Malick Bâ avait traités de mauvaise graine, se sont montrés à la hauteur tant au niveau de la Police municipale que de la Police d’Etat où leur compétence, leur professionnalisme et surtout leur moralité ont été très bien appréciés. Ils étaient loin de l’ivraie. Ils avaient tout simplement eu le tort d’être des agents avertis, réfléchis, conscients de leurs devoirs, mais aussi de leurs droits. On leur reprochait d’être des intellectuels, des têtes pensantes.

Excellence, vous avez les salutations du vieux Mandoumbé Diaw, policier radié domicilié à Grand-Dakar. Il m’a chargé de vous dire qu’il est atteint de cécité depuis bientôt 24 ans. Sa seule activité est de s’asseoir devant sa maison et de voir défiler le film de sa vie. Malgré l’abysse visuel dont il souffre, il m’a chargé de vous dire que votre image est son compagnon de tous les jours, que votre image s’est incrustée dans sa rétine non fonctionnelle et qu’il en souffre terriblement.

Excellence, je vous ai adressé cette lettre sous cette forme pour tout simplement vous rappeler que le retour au pays natal ne saurait être un séjour tranquille. Je parle de tranquillité d’esprit, de tranquillité de conscience. En retournant en France, au moment de faire les signes d’adieu avant que la porte de l’avion ne soit fermée, rappelez-vous de ces familles sénégalaises qui traînent les séquelles de votre décision, de leurs souffrances, de leur misère et de leur détresse.

Excellence, les policiers radiés vous souhaitent un bon Sommet de la Francophonie. Nous souhaitons de tout cœur que ce sommet soit une consécration pour le président Macky Sall qui a tout notre soutien. Après tout, il est le président de la République, son succès est celui du peuple et son échec est le nôtre.

Excellence, pour finir, les policiers radiés espèrent que vous avez évoqué dans vos mémoires cette page noire dans la marche de notre pays. Une page noire que vous avez personnellement écrite, seul et en toute responsabilité. Abdou, l’histoire retiendra que vous avez marqué au fer rouge la vie de milliers de vos compatriotes.

Yalla na la Yalla baal.

Un Policier radié

 

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