Publié le 30 Sep 2019 - 23:16
PLANIFICATION FAMILIALE

Les petits secrets de la procréation

 

Le Sénégal s’est fixé comme objectif, à travers le Cadre stratégique national de planification familiale 2016-2020, d’atteindre 45 % de taux de prévalence contraceptive en 2020. Cependant, beaucoup d’époux se sont opposés à l’usage de produits contraceptifs par leurs femmes. Certaines sont ainsi obligées d’emprunter la voie de la clandestinité. Voyage au cœur des petits secrets de la vie conjugale.

 

Au marché Gueule-Tapée de Cambérène, la tête est plutôt aux affaires. Ici, chacun semble préoccupé par l’écoulement de sa marchandise. Rien n’indique, dans cet univers bruyant de décibels des mégaphones, ce monde joyeux de marchandages, que la petite voix féminine de Sophie Diop cache un drame familial dû à la natalité. ‘’L’accouchement est en principe un évènement heureux pour toute femme. Mais, dans certains cas, le rêve se transforme en cauchemar. Notamment pour celles qui sont mortes en donnant la vie ou qui sont atteintes de certaines maladies, à cause des naissances rapprochées’’, lance-t-elle.

En tournant le regard, on tombe sur un visage dont le sourire traduit à suffisance l’envie de prendre part à une discussion pourtant entamée avec une vendeuse sur les méthodes contraceptives. ‘‘Je vous écoute depuis tout à l’heure. Ce que vous dites est très intéressant’’, lance Sophie. Cette comptable dans une banque de la place, est venue faire son marché. Dans sa tunique de couleur orange, avec un maquillage discret, sa beauté tape à l’œil. Ses cheveux teintés et lisses tombant sur sa nuque font ressortir son charme. Sophie sent très bon.  La blancheur de ses dents donne un éclat à son visage, quand elle sourit. Teint noir, cette quadragénaire mère de 2 enfants, qui respire la forme, propose qu’on s’isole dans un endroit plus calme pour mieux discuter.

La mauvaise surprise de Sophie

Après un petit moment d’hésitation, on se résout à la suivre. Sa voiture est garée à une station-service située à quelques mètres du marché. ‘‘Etes-vous mariée ?’’, demande-t-elle. Réponse négative qui semble rencontrer son assentiment. Mais peu importe ! Sophie en a sur le cœur et les confidences qu’elle fait sont d’un soulagement thérapeutique. Tout commence bien pourtant. Un mariage fêté en grande pompe en mars 2000, un mignon garçon, Ismaïla Diop, qui voit le jour dix mois plus tard, le 6 décembre, font d’elle le portrait d’une femme comblée. Elle opte pour l’allaitement exclusif. Sept mois plus tard, la voilà obligée d’utiliser le biberon pour allaiter le petit Ismaïla, car portant déjà une nouvelle grossesse. Elle n’en revenait pas. Si Sophie Diop est tombée enceinte, c’est parce qu’elle n’utilise pas de contraception. Et si elle ne le fait pas, c’est parce que son mari a apposé un veto catégorique. Du coup, elle use d’une méthode ‘‘anachronique’’ consistant à calculer la périodicité de ses menstrues pour éviter une grossesse indésirable. Des calculs que l’on apprend depuis la classe de 4e, mais qui se sont révélés aléatoires pour elle. Ce sera le début d’un long cauchemar.

Les coups d’arrêt s’enchainent. Le médecin lui demande de cesser le travail dans une agence comptable, parce qu’elle a une grossesse tellement difficile qu’à la maison, elle ne fait absolument rien. Au 6e mois, la situation se détériore. Elle était littéralement immobilisée, obligeant son gynéco à se déplacer pour des visites à domicile. La nuit, pas de sommeil. Des élancements douloureux au ventre l’obligent à des veillées. Elle n’a même pas le temps de s’occuper de son premier enfant. Elle se décide alors à prendre une deuxième nurse qui l’aide à veiller sur Ismaïla.

Le traumatisme de la seconde grossesse

Une dépense supplémentaire que ne supporte pas son mari, parce qu’elle ne travaille plus. ‘’La deuxième nounou a finalement arrêté. Je me débrouillais avec mon mal. Ce fut pénible et insupportable’’, raconte Mme Diop. Avec l’aide de sa maman et de ses sœurs, elle surmonte la situation. Son fils passe les journées au domicile de la grand-mère maternelle. C’en sera ainsi jusqu’à son accouchement en octobre 2001. Un moment très dur qu’elle ne va jamais oublier. Quand elle a commencé à avoir les contractions, elle fait appel à sa maman pour la conduire à l’hôpital. Cette dernière appelle sa grande sœur ; elles sont parties ensemble. Une fois à la salle d’accouchement, elle commence à perdre des forces, de l’énergie.

‘’Mon gynécologue a dit à ma maman qu’il va me faire une césarienne, car un accouchement par voie basse serait risqué. D’autant que le bébé est très fatigué. Il faut le sortir vite. Ma maman  informe mon mari. Sur  le coup, on m’emmène à la salle d’opération. Je risquais ma vie sans la césarienne’’, confie Mme Diop.

En janvier 2002, un trimestre après cet accouchement éprouvant, la décision de Sophie est prise. Radicale, irrévocable, unilatérale, salvatrice et sans appel : elle s’adonne à la planification familiale, à l’insu de son époux. ‘‘C’est ma santé avant tout. Ce que j’ai enduré pendant cette grossesse est inénarrable. Je ne vais pas sacrifier ma vie par des naissances rapprochées, alors qu’il y a la contraception. J’ai commis une erreur et cela ne se répètera plus. J’ai perdu mon travail, mon fils aîné est maladif à cause d’une négligence. C’est fini’’, raconte-t-elle.

Aujourd’hui, Sophie Diop a eu la chance de trouver un emploi dans une banque et avec sa deuxième délivrance douloureuse, elle ne comprend pas que les femmes puissent se priver ou se faire priver de méthodes contraceptives qui pourraient leur sauver la vie. ‘‘Il n’y a pas meilleure chose au monde que la planification familiale. Je me sens en très bonne santé. Je travaille bien et je m’occupe de mes 2 enfants. Les hommes sont parfois égoïstes. Ils n’ont pas une bonne perception de la planification, malgré toute la communication autour. Mon mari ne sait jusque-là pas que je fais la contraception’’.

Comme Sophie Diop, la tendance, pour beaucoup de femmes, est à l’utilisation des méthodes contraceptives à l’insu de leur conjoint. Si certaines sont contraintes à la clandestinité par le refus du mari, d’autres mettent en avant leur bien-être corporel et celui de leur progéniture comme motif de la planification.

Au Sénégal, moins d’un quart de la population utilise des méthodes contraceptives. Le taux de prévalence contraceptive se situe à 24 % et le nombre de décès maternels à 236 pour 100 000 naissances vivantes en 2019. Selon la représentante-résidente de l’Unfpa/Sénégal, Cécile Compaoré Zoungrana, l’analyse de la situation montre des avancées dans certains domaines tels que l’accès à la contraception, les soins pré et post natals, les soins obstétricaux et néonataux d’urgence, la prévention ou le traitement des infections sexuellement transmissibles, entre autres.

Aujourd’hui, dit-elle, les femmes sont devenues plus aptes à exercer leurs droits en matière de procréation.

‘‘Quand mon mari dit à ses amis que je ne fais pas le planning, je ris sous cape’’

Sophie n’est pas un cas isolé. Beaucoup de jeunes femmes ont décidé de s’affranchir de ces pesanteurs sociales dont elles sont les premières, et parfois les seules, à subir les conséquences. D’ailleurs, le rapport national ‘’une tâche inachevée’’ sur l’état de la population mondiale 2019, du  Fonds des Nations Unies pour la population (Unfpa) présenté au mois de juin dernier, révèle la faiblesse du taux de prévalence contraceptive. Des défaillances sont constatées dans la prévention et dans la prise en charge, ainsi que la persistance de la vulnérabilité. En 2015, le ratio de la mortalité maternelle était estimé à 315 pour 100 000 naissances vivantes par le système des Nations Unies. Entre 2012 et 2016, le taux de mortalité néonatale est passé de 26 pour 1000 à 21 pour 1000. Celui de la mortalité infantile (moins d’un an) est passé de 43 pour 1000 à 36 pour 1000. Quant au  taux de mortalité infanto-juvénile (moins de 5 ans) il est passé de 65 pour 1000 à 51 pour 1000 (Eds). 

Ce qui fait dire Abou Bâ, démographe à la Direction du développement et du capital humain (Ddch) que l’accès universel à la planification familiale est incontestablement une priorité, ‘’si l’on veut diminuer le nombre de grossesses non désirées, précoces, les décès évitables et accélérer la transition démographique pour la capture du dividende’’, précise M. Bâ.

Au siège de l’Association sénégalaise pour le bien-être familiale (Asbef), Astou Ngom tient à prendre les devants. Elle berce sa fille dans les couloirs, en attendant son rendez-vous avec la sage-femme. Vêtue d’une robe bleue assortie d’un foulard de la même couleur, elle utilise les contraceptions depuis 7 ans maintenant. Cette jeune dame en est à son troisième enfant. Son fils ainé a 8 ans, le deuxième 5 ans et le dernier 1 an.

Aujourd’hui trentenaire, Astou Ngom s’est mariée à 19 ans avec le fils du marabout de son papa. Ce dernier, pour des principes religieux, ne veut pas entendre parler de contraception. ‘‘Il me dit que l’islam interdit la planification, alors que c’est faux. J’ai décidé de prendre des pilules à son insu. Les naissances de mes enfants sont espacées. Je n’ai jamais eu de problème sur quoi que ce soit. Quand je l’entends dire à ses amis que je ne fais pas le planning, je ris sous cape’’, se satisfait Mme Ngom. 

Non loin d’elle, Justine Fall confirme cette complicité pour cette menée solitaire matrimoniale. Sa tactique est imparable : elle fait croire à son époux que cette problématique lui est complètement étrangère. ‘‘La santé prime sur tout. Il y a des choses que le bon sens nous permet de faire. Je ne discute même pas avec mon mari de ce sujet. Il n’est au courant de rien. Pour lui, j’ignore tout ce qu’on dit sur la santé de la reproduction. Je fais ce que j’ai à faire et c’est tout’’, lance-t-elle dans un éclat de rire.

Seule voix discordante dans cet univers complice de procréatrices, l’avis de Jeannot Diop, venu faire consulter son bébé. Il se mêle de la discussion et estime que cette question est trop sensible et importante pour le couple et requiert obligatoirement une concertation profonde entre les conjoints. ‘‘Quand le mari n’est pas d’accord sur telle chose, il faut respecter son avis. Comment vous pouvez faire de la planification à l’insu de vos maris ? C’est un manque de respect, de l’irresponsabilité’’, peste-t-il. Une intervention qui cause un petit rififi avec les ‘‘pro-pilules’’ qui lui font gentiment remarquer que c’est lui qui s’est mêlé à la discussion sans y être invité. Embouchant la même trompette, Soukeyna Ndiaye le soutient dans sa posture : ‘’J’ai honte en les entendant revendiquer cela avec autant de fierté. La femme doit se soumettre à son mari et éviter ses interdits.’’

Si Soukeyna Ndiaye veut se faire entendre, elle a intérêt à s’adresser à des femmes autres que Diarra Ndiaye. Cette jeune femme s’est mariée il y a quelques années. A l’époque, elle venait de commencer sa deuxième année à la faculté des Sciences et techniques de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Après la consommation de son mariage, elle explique à son conjoint qu’elle veut terminer la Licence avant l’arrivée du premier bébé.

Ce dernier refuse, soutenant que l’islam interdit la planification familiale. Diarra campe sur ses positions et réaffirme sa volonté de procréer après l’obtention de sa Licence. ‘’Je suis venue voir la sage-femme. Elle m’a indiquée la contraception à prendre. J’ai commencé à prendre mes pilules après mes premiers rapports sexuels’’.

Pendant ce temps, son mari s’impatiente d’avoir un enfant. Il lui demande si elle prend des pilules. Elle répond par la négative, pour éviter d’approfondir les divergences. Même ses tantes et les parents de son père manifestent un certain empressement. Mais Diarra continue de cultiver son petit secret. Après son diplôme, elle tombe finalement enceinte. ‘’J’ai accouché d’un garçon en première année de Maitrise. Je l’amène avec moi tous les jours aux cours. Quand j’ai un examen à faire, je le laisse au campus social avec une amie. C’est comme cela que j’ai vécu durant mes deux années de Maitrise’’, explique Diarra.

Seulement, ce premier enfant n’apportera qu’un répit à l’impatience tenace de son époux. Dans ce couple, les priorités ne sont manifestement pas les mêmes. Le mari veut un deuxième enfant, alors qu’elle veut trouver du travail. Elle s’en est encore remise aux pilules pour éviter une nouvelle grossesse qui pourrait ralentir ou même anéantir son avenir professionnel. ‘‘Je suis l’ainée de ma famille. Ma mère compte énormément sur moi. Mon mari travaille et s’occupe de toutes les charges de la maison. J’ai besoin de travailler pour mon épanouissement et aider mes parents’’, confie-t-elle.

Lutte contre la mortalité maternelle

Tous les matins, Diarra fait le tour des entreprises pour déposer ses dossiers. A la maison, la tension devient de plus en plus vive. Son mari veut coûte que coûte un deuxième enfant. Diarra essaie de le conquérir sur son propre terrain en essayant de lui faire comprendre que la naissance d’un deuxième enfant relève de la volonté divine. Une façon de désengager sa responsabilité. Mais son conjoint est non seulement tenace, mais perspicace. Il soupçonne même que sa femme prend des pilules.  ‘’Un jour, quand je suis sortie de la maison, il s’est mis à fouiller dans mes bagages. Mais il n’a rien vu. A mon retour, j’ai constaté le désordre. Il n’a pas eu le courage d’avouer ce qu’il a fait’’, raconte Diarra Ndiaye.

Son ménage commence alors à battre de l’aile. Car, même si son mari n’a aucune preuve, il reste persuadé que sa femme utilise une méthode contraceptive. Finalement, Diarra trouve son premier emploi au ministère de l’Environnement. Au même moment, elle tombe enceinte pour la deuxième fois, deux ans et demie après son fils ainé.

Aujourd’hui, tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mais que ce fut difficile de porter seule et esseulée le poids d’une décision unilatérale aussi lourde.  ‘‘Mon mari pleurait quand je voyais mes menstrues. Cela me faisait beaucoup de peine. Mais mon objectif devait être atteint’’.

Diarra de rappeler aux hommes que la planification ne veut pas dire cessation des naissances. C’est juste pour les espacer. ‘’Je suis mère de deux enfants ; j’ai mon travail et je soutiens mon mari. C’est le plus important’’, conclut Mme Ndiaye.

De son avis, la planification intéresse tous les aspects de la vie et pas seulement les naissances dans un couple. Il faut du temps pour chaque chose.

Président de l’Alliance des religieux et coutumiers en santé, population et développement, imam Moussé Fall pense qu’il urge que les conjoints soutiennent leurs femmes. A son avis, les problèmes liés à la santé, à l'éducation, aux disparités sociales, à la mendicité et à l'insécurité sont souvent imputés à des considérations socioculturelles et religieuses qui, dans la plupart du temps, s'avèrent erronées. C’est pourquoi, dit-il, lui et ses confrères ont décidé d’agir plus sur la sensibilisation pour amener les populations à changer de perception et de comportement par rapport à certaines questions.

‘’Il est de notre devoir, en tant qu’alliance caractérisée par cette pluridisciplinarité, tant sur le plan confessionnel que traditionnel, de contribuer efficacement à un changement de comportement dans le bon sens. Ainsi, nous pourrons vivre dans une région où les femmes ne meurent plus en donnant la vie, où la scolarité, surtout celle des filles ainsi que leur maintien à l'école deviennent une réalité. Une région où il n'y a plus de violence basée sur le genre’’, soutient le religieux.

Pour mener à bien la mission qu’elle s’est assigné, l’alliance a élaboré un plan d’action allant sur la période 2019-2024 et qui répondra, dans sa mise en œuvre, à des exigences locales et régionales.

VIVIANE DIATTA

Section: