Publié le 17 Apr 2020 - 19:56
RISQUE D’ANNEE BLANCHE

Entre projections et réalités implacables

 

Sauver l’année scolaire et universitaire, tel est le vœu des acteurs concernés. En cette période de crise sanitaire, cependant, les enseignants rappellent que le Sénégal n’a pas toutes les cartes en main.

 

Une chose est claire : le coronavirus a réussi à paralyser pas mal de secteurs, dans la vie de chaque pays. Avec un système éducatif déjà fragilisé par de multiples crises, le Sénégal cherche comment sauver l’année scolaire. Et le ministre de tutelle semble résolu à tout faire pour éviter une année blanche. ‘’L’école va jusqu’au 31 juillet, officiellement. Nous avons encore le temps ; nous avons quatre scenarii possibles. Mais pour le moment, nous ne sommes pas dans la logique d’une année blanche. Nous avons des stratégies. Tout le système éducatif, les parents d’élèves et le secteur privé se sont mobilisés pour trouver une solution. Nous ne pensons même pas qu’une année blanche puisse être évoquée’’, a déclaré Mamadou Talla à l’émission ‘’Grand jury’’, il y a quelques jours.

A en croire le ministre de l’Education nationale, un des scénarii probables est que des élèves valident l’année et que d’autres passent en rattrapage. Toujours dans cette optique de sauvetage, l’autorité a mis en place un dispositif numérique d’enseignement à distance : ‘’Apprendre à la maison’’. Via Internet et la télévision, les élèves bénéficient de cours et d’exercices, quelle que soit leur position géographique.

Toutefois, le corps enseignant émet des réserves. ‘’Il y a des plateformes disponibles et, selon le ministre, des ressources numériques existent. Mais le problème, c’est que celles-ci ne sont pas fonctionnelles. Aujourd’hui, vous allez dans les lycées, les salles d’informatique, pratiquement, ne sont pas équipées, les appareils sont en panne ou vétustes. Donc, même s’il y a des ressources numériques, les plateformes ne sont pas fonctionnelles. L’enseignement à distance est un processus. Il ne faut pas attendre une crise pour vouloir mettre en place une plateforme ou vouloir rendre fonctionnel des ressources ou former les acteurs’’, pense Abdoulaye Ndoye, Secrétaire général du Cusems (Cadre unitaire des syndicats d’enseignants du moyen secondaire). Il estime, en outre, que l’équation de la connectivité, combinée avec celle du manque d’électricité, n’arrange pas les choses, au contraire…  

‘’Tous les élèves du Sénégal n’ont pas l’Internet chez eux ; tous les élèves ne sont pas dotés d’un ordinateur. Il y a des zones, au Sénégal, où il n’y a pas d’électricité. Même si on dispense les cours, ça risque de créer des problèmes. Le ministre a parlé de TNT Canal 10, pour ceux qui n’ont pas accès à Internet. Il a également parlé de photocopies… Bref, est-ce qu’on peut le faire ? C’est un ensemble de questions qui se posent. Nous pensons, aujourd’hui, que l’urgence c’est d’abord comment faire pour contenir la maladie, casser la chaine de transmission. La continuité pédagogique est importante, mais elle n’est pas urgente’’, poursuit-il.  

L’autre aspect qui entre en jeu, c’est le niveau de progression, dans chaque classe, par rapport au programme officiel. Là encore, la question inquiète. Le syndicaliste se demande si les cours à distance servent à renforcer le niveau des élèves ou à progresser, comme c’est le cas en France, dans le programme.  Dans le second cas, il s’agira de tout faire pour valider les contrôles. ‘’Ça va être difficile au Sénégal. Même le ministre ne peut pas vous dire l’impact qu’aura ce dispositif, le pourcentage de la population qui sera touchée. Donc, cela veut dire qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Il ne faut pas aller trop vite en besogne. C’est une crise qui a touché le monde. Les pays les plus développés battent de l’aile. Au Maroc, le ministre a suspendu les cours dès le 16 mars et ce, jusqu’à nouvel ordre. C’est pour prendre le temps de réfléchir pour pouvoir mettre tout le dispositif en place’’, soutient-il.

Il coule de source que les divergences d’hier ne sont pas à l’ordre du jour. Les enseignants souhaitent sauver cette année, mais après, bien sûr, l’éradication du coronavirus. Du côté du Syndicat des enseignants libres du Sénégal (Sels), un autre membre du G7, le son de cloche est le même. ‘’Je salue cet engagement du ministre qui ne souhaite pas une année blanche. Nous également, au niveau du mouvement syndical enseignant, ne sommes pas pour une année blanche. Mais nous sommes dans une situation que nous ne maitrisons pas avec le développement des cas communautaires. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait et tant que nous ne maitrisons pas de façon claire et précise la situation de l’évolution de la Covid-19, ce sera difficile de faire des projections’’, affirme son secrétaire général Souleymane Diallo.

De son point de vue, même si la situation est incontrôlable, l’Etat ne doit pas subir la situation. Et c’est dans cette dynamique que le ministre de l’Education nationale a pris des initiatives. Selon M. Diallo, ‘’à quelque chose malheur est bon. C’est dans les difficultés, dans la douleur, qu’on parvient à faire des progrès. C’est une belle initiative, mais il faut également la mettre dans le contexte du Sénégal. Nous sommes un pays où l’électricité n’est pas présente dans tous les foyers. Nous sommes dans un pays où la télévision n’est pas présente dans tous les foyers et l’éducation publique est avant tout une éducation d’équité et de justice sociale. On ne peut pas stabiliser un tel dispositif, en laissant en rade certains élèves du Sénégal. L’Etat aura raté sa mission. Pour nous, ce dispositif est à saluer : rester à la maison et être encadré. Mais puisque cet enseignement à distance ne touche pas l’ensemble des élèves du Sénégal, il ne pourrait pas être considéré comme une méthode absolue à partir de laquelle on devrait valider ou invalider une année scolaire’’.

Une reprise pas très sûre…

 Au plan mondial, la moitié de la population est confinée. L’économie est au ralenti, les peuples commencent à ressentir l’impact de cette maladie au niveau économique et au niveau financier. A cela s’ajoutent la chute du baril du pétrole et les problèmes de ravitaillement. Autant de réalités communes aux pays du monde que les ‘’soldats du savoir’’ prennent en compte, en s’accordant sur le fait que ‘’la continuité pédagogique est importante, mais elle n’est pas urgente’’.

Aujourd’hui, la nouvelle date de la rentrée des classes (4 mai 2020) porte beaucoup d’espoir. ‘’Prions pour qu’avant le 4 mai, on ne parle plus de nouvelles contaminations et que tous les malades contaminés soient guéris. Prions pour qu’on ne parle plus de cas de coronavirus. Prions pour que le 4 mai également, cette maladie à l’échelle planétaire soit réduite à néant, qu’il y ait une stabilité. Ici, le premier défi est celui de la prévention, car le Sénégal n’a pas de structures hospitalières, ni un plateau technique à même de faire face au coronavirus. Donc, le combat, c’est au niveau de la prévention’’, lance le secrétaire général du Cusems. Rappelant qu’il y a eu des crises beaucoup plus ‘’aigües’’ dans le milieu scolaire, mais à la fin de chaque crise, les acteurs se sont réunis autour d’une table, au nom du civisme et du patriotisme des enseignants.

‘’Le 4 mai, si les cours reprennent, on aura moins de difficultés pour sauver cette année-là. On peut aller avec un décalage d’un mois, comme l’a proposé le ministre. Mais, par malheur, si les cours ne reprennent pas le 4 mai, malgré notre volonté, il sera extrêmement difficile. Et à ce niveau, pour nous, la priorité, c’est de sauver le Sénégal de la Covid-19. Même si les enseignements- apprentissages doivent reprendre, cela doit se faire dans un contexte sécurisé où il n’y aura aucune menace, aucun risque sur la santé des élèves et des enseignants’’, pense, pour sa part, le secrétaire général du Sels. 

‘’Il faut en tirer les leçons’’

‘’Wait and see. Nous pensons que ce qui est important, aujourd’hui, c’est l’après coronavirus. Tout dispositif qui sera mis en place doit être expérimenté. Il faut qu’il soit fonctionnel, qu’on l’évalue. Toutefois, quelle que soit la disponibilité des ressources numériques et des plateformes, on ne peut pas remplacer l’enseignant dans la classe. Il est irremplaçable’’, renchérit-il.

Par ailleurs, les enseignants et les autorités doivent tirer des leçons de cette crise qui a révélé l’importance de la solidarité et les limites de l’homme. Ils sont convaincus que le gouvernement gagnerait à changer de paradigmes, en comprenant que l’éducation et la santé sont des secteurs stratégiques au cœur du développement d’un pays. ‘’Un pays ne peut pas prétendre au développement sans une année scolaire pertinente et un système sanitaire développé. Un petit machin aujourd’hui a dompté le monde. Ce que les syndicats n’ont pas pu avoir aujourd’hui, on est en train de l’obtenir avec ce petit machin’’, soutient A. Ndoye.

Le syndicaliste poursuit : ‘’Même si on reprend le 4 mai, il faut mettre un dispositif adapté. Est-ce que la distance sociale d’un mètre sera respectée ? Est-ce qu’on va réduire le nombre d’élèves par classe, car ici au Sénégal, on a des effectifs pléthoriques dans les classes, on a des classes de 80, 90, 100, 120 élèves. Qu’est-ce qu’on va faire ? Va-t-on demander à chaque Sénégalais de porter un masque ? Est-ce que le dépistage sera systématique ? Lors d’une marche en France, les personnels de santé disait : ’Si vous comptez les sous aujourd’hui, demain, vous allez compter les morts’.   Aujourd’hui, nous sommes dans cette situation. Cette crise a montré les limites de l’économie libérale, mais aussi les limites des systèmes sanitaires dans le monde. Nous pensons qu’il faut prioriser la réflexion, à travers une démarche inclusive. Quand il s’agira de réfléchir sur le système éducatif, sur les meilleures stratégies à mettre en œuvre, nous sommes là, disponibles. On est prêt à le faire. Pour le moment, l’urgence est de régler le problème du coronavirus qui est la cause aujourd’hui de toutes nos difficultés.’’

Pour ces syndicalistes, l’élan de solidarité du peuple sénégalais, les acteurs personnels de santé qui ont consenti à des sacrifices, ‘’au péril de leur vie pour sauver des vies’’, sont des points à saluer. 

Malick Fall (Saes) : ‘’Jusqu’au 4 mai, il est possible de sauver l’année’’

De son côté, le ministre de l’Enseignement supérieur abonde dans le même sens. Des cours à distance pour sauver l’année. De l’avis du secrétaire général du Saes (Syndicat autonome de l’enseignement supérieur), ‘’ce qui est important, c’est que même si les élèves et les étudiants doivent revenir, il faut continuer dans la sensibilisation et faire en sorte que tous ceux qui viendront soient équipés d’un minimum de protection. Il faut qu’on mette à la disposition des écoles et universités le dispositif de lavage, des gels hydro-alcooliques et des masques’’.

Selon Malick Fall, jusqu’au 4 mai, il est possible de sauver l’année. ‘’Au-delà, ça peut être compliqué. Il y a, en ce moment, des plateformes d’enseignement en ligne. Mais à l’université, il se pose le problème des travaux pratiques et des travaux dirigés qui ne peuvent pas se faire en ligne. Ce sont des choses qui peuvent être gérables, car n’oublions pas que nous sommes dans le système LMD et que là, ce n’est plus une question d’année, mais de semestre. Nous avons déjà bouclé un semestre ; il nous reste le deuxième. Si on arrive à avoir la possibilité de faire des cours en ligne et qu’après on a la possibilité de boucler le semestre, avec uniquement les TP, on peut s’en sortir. Je pense que ce qui est important est de sortir de cette situation. Une fois que c’est fait, tous les scenarii peuvent être possibles’’.

EMMANUELLA MARAME FAYE

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