Publié le 28 Aug 2014 - 23:11
UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP

L’émotion et la raison

 

C’est avec une grande tristesse qu’à l’instar de mes compatriotes, j’ai appris le décès de l’étudiant Bassirou Faye, une mort d’autant plus tragique qu’il n’affrontait même pas les forces de l’ordre, mais cherchait un refuge sûr pour échapper à tout danger. Malgré cela, il a été fauché par une balle en pleine tête.

La présence des forces de l’ordre a été décriée, la démission du Pr. Mary Teuw Niane exigée. Tout en comprenant les réactions à la base de cette exigence de démission, je voudrais donner un point de vue nuancé, et qu’on me pardonne d’évoquer à cette fin, une expérience vécue. Je commencerai par rappeler mes liens anciens et suivis avec l’Université de Dakar, que j’ai fréquentée comme étudiant (1967-1970), et au service de laquelle j’ai rempli des fonctions de travailleur (Conservateur des bibliothèques à la tête de la section Lettres de la Bibliothèque centrale, 1972 – 1975), et d’enseignant (à l’EBAD, 1974-1987).

Etudiant en première année de philosophie en 1967-1968, j’ai vécu la grève de mai 68, non comme un acteur majeur mais comme un simple étudiant. J’habitais la chambre 418 du Pavillon A et la partageais avec un autre étudiant, casamançais, Augustin Sympa. Poursuivis par les forces de l’ordre depuis les facultés où nous étions disposés en piquets de grève, nous avions rejoint les divers pavillons. Une fois dans notre chambre, mon colocataire et moi nous y étions barricadés.

Les policiers avaient envahis tous les étages du grand bâtiment du Pavillon A, et certains d’entre eux avaient commencé à défoncer les portes, une action relativement aisée, car elles n’étaient composées que de panneaux en contreplaqué. Quand nous avons noté le trou béant réalisé sur notre porte, nous avons ouvert la fenêtre pour nous échapper par le couloir sur lequel elle s’ouvrait. L’un des policiers constatant le filet de lumière sous la porte dit à ses collègues : « Cernez la chambre, ils veulent s’enfuir par la fenêtre ! » et il en fut ainsi, l’instant d’après. Le panneau détruit, l’un d’eux cria : « Sortez ! » Je fus le premier à entrer ma tête dans la grande ouverture, ce que voyant l’un des policiers leva son fusil pour m’assener un coup de crosse à la nuque. Son collègue lui lança en wolof : « Deed bu ko door » : « Non ne le frappe pas ».

Il bloqua son geste et je me précipitai hors de la chambre, recevant de lui un coup de pied sur les côtes. Si son geste avait été accompli, peut-être serais-je, étudiant plus anonyme sans doute que Bassirou Faye, la première victime de la fameuse grève de 68. Senghor était Président de la République et on le tenait responsable de tout ce qui nous arrivait. Mais où s’arrêtait sa responsabilité ? Peut-on le soupçonner d’avoir donné l’ordre de liquider tel étudiant anonyme ? Au regard du principe de subsidiarité, où commençait la responsabilité du policier qui a failli me donner ce coup de crosse fatidique à la nuque, mais qui s’est heureusement repris sur injonction de son collègue ? Où se situait notre responsabilité d’étudiants, qui avions décrété un mouvement de grève avec des répercussions non mesurées sur la stabilité de la vie d’une Nation en construction, etc. ?

Pour en venir à la situation de l’UCAD, qui est comptable du nœud complexe de la problématique des bourses, avec une pléthore de bénéficiaires, un amalgame des étudiants travailleurs méritants, avec ceux qui le sont moins, et ceux qui ont fait de leur statut d’étudiant une profession ? Qui est comptable du retard du payement des bourses et du fait qu’elles ne sont pas payées tous les mois, comme c’était le cas quand nous étions étudiants ? Autant d’interrogations, non exhaustives, qui indiquent toute la difficulté de situer des responsabilités dans un contexte comme celui de l’université de Dakar, où les troubles sont récurrents. Il est attendu de l’enquête en cours qu’elle apporte des réponses, mais peut-être pas à toutes ces interrogations que chacun peut formuler en son for intérieur.

Joseph Ki-Zerbo rapporte le fait suivant : chez les Mossi,  et au cours de son installation, le prétendant à une fonction de chefferie au service de la communauté se présente à celle-ci presque nu, car vêtu seulement d’un petit pantalon et d’une peau de bête. On veut lui signifier qu’en accédant au pouvoir, il n’a rien ! Dès lors, qu’il ne s’enrichisse pas au détriment de la communauté ! Puis on lui remet un œuf cru dans la main et on lui explique que la détention du pouvoir est semblable au fait de tenir un œuf : s’il le serre trop fort, il le casse, l’œuf tombe à ses pieds et les salit ; s’il ne serre pas assez fort, l’œuf glisse de sa main, tombe, se casse et salit ses pied. Dans les deux cas, la salissure est synonyme de troubles pour la collectivité qui a placé sa confiance en lui, et perte du pouvoir ! Il faut donc faire preuve d’une fermeté suffisante, mais sans excès, ce que senghor traduisait par la formule suivante : « Pas de faiblesse coupable, ni de cruauté inutile ! »

Par le passé, l’Université et les étudiants ont été des avant-gardistes, titillant le pouvoir pour lui éviter toute somnolence, toute dormance. Même s’il n’y a pas toujours eu une juste perception de la complexité et de la somme des contraintes que l’homme de pouvoir affronte, c’est là un aiguillon salutaire. Dans cet esprit, les marxistes ont été des adeptes de la révolution, face aux exigences de rupture qu’appellent les situations affrontées. A ce titre, ils ont souvent fustigé les réformettes des réformistes présentés comme des gens timorés ! L’UCAD s’est engagée, non pas dans la révolution, mais dans un processus de réformes, jugées cependant inéluctables, et minimales, et ce processus rencontre des résistances de toutes sortes en son sein. L’esprit avant-gardiste a-t-il donc disparu ? Il est vrai que la démocratie est devenue le paradigme par excellence, qui induit une démarche participative, avec l’écoute et la prise en compte des points de vue des parties concernées !

Il est vrai également que plus de quatre vingt mille étudiants, concentrés sur quelques hectares, et bien d’autres paramètres tels que les cours dans des amphis bondés, la promiscuité dans les chambres pour ceux qui arrivent à se faire loger, etc., rendent le vécu des étudiants difficilement supportable. S’y ajoutent la violence symbolique et physique, et ses excès inutiles et condamnables, qui se traduisent par la destruction de biens individuels et de la Nation, etc. Les réponses à tous ces constats sont déjà formulées, dont la mensualisation et la régularité du payement des bourses, et la volonté est affichée de les mettre en œuvre.

Dans ce pays nôtre que nous portons tous dans nos cœurs et dont nous sommes tous, les fils d’une égale dignité, il nous faut, pour consolider sa construction, savoir raison garder malgré les blessures occasionnées, et réinstaurer le dialogue dans l’esprit de l’adage : « rééro amul, ñaak waxtaan a am » « il n’y a pas incompréhension, il y a absence de dialogue », y ajoutant : « Nanu denc xol yi te indi xel yi » : « Rangeons notre émotivité pour user de notre raison ».

Le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le Pr. Mary Teuw Niane, a l’honneur insigne et  la grande responsabilité de mettre en œuvre la réforme issue de la Concertation nationale sur l’Avenir de l’Enseignement supérieur, et du Conseil présidentiel qui lui a fait suite ! C’est une responsabilité ingrate, semée d’embûches, mais exaltante et de haute portée. II est assurément de ceux qui ont le meilleur profil pour mener à bien cette réforme et il s’y emploie résolument, ce qui lui vaut la confiance renouvelée du Chef de l’Etat.

Relevons que la mission que celui-ci lui a confiée ne se limite pas à l’UCAD, mais englobe les autres universités du pays, les structures si nombreuses de l’enseignement supérieur, jusqu’y compris celles qui sont en gestation et dont il faut réussir la réalisation. Je suis convaincu que si quelqu’un d’autre devait prendre son relais au milieu du gué, les mêmes conditions conduiraient aux mêmes effets. Plus grave, avec le délai requis par la connaissance et la maîtrise des dossiers en cours, quelle que soit la bonne volonté du nouveau promu, il y aurait le risque que cette solution, considérée comme un remède, n’en soit point un.

Encore une fois la douleur est immense, de la perte d’un fils du pays à la fleur de l’âge -  Bassirou Faye - doué et généreux, qui vient allonger une longue liste macabre. Oui, plus jamais cela, mais dans la paix des cœurs et sous l’empire de la raison !

A. Raphaël Ndiaye

Directeur Général de la Fondation Léopold Sédar Senghor

 

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