Publié le 16 Jul 2020 - 21:20
UTILISATION ABUSIVE DES ENGRAIS ET PESTICIDES CHIMIQUES

La menace des moissons empoisonnées

 

Au Sénégal, l’agriculture conventionnelle reste la plus pratiquée, avec très souvent l’utilisation abusive d’engrais de synthèse et de pesticides. Cette pratique culturale, qui date depuis des décennies, n’est pas sans conséquence. Des producteurs, interrogés par ‘’EnQuête’’, recommandent leur utilisation rationnelle pour cesser d’exposer davantage les populations.

 

En 2018-2019, lors de la campagne agricole, le Sénégal s’est glorifié d’avoir atteint ou connu une production estimée à 2 735 648 tonnes, soit une hausse de 8,7 % par rapport à la campagne précédente. La région de Thiès, avec son immense territoire des Niayes dont Notto Gouye Diama, participe activement à ces productions record. Dans cette commune du département de Tivaouane, est installé un vaste périmètre qui s’étend à perte de vue : le grand marché à ciel ouvert de Notto Gouye Diama. On y voit souvent exposés des milliers de sacs d’oignon, de pomme de terre, de carotte, de manioc, de patate, de chou, de haricot, etc. Ici, c’est le point de départ d’une vie économique intense. Lieu d’approvisionnement par excellence, cet autre grenier du Sénégal polarise pratiquement les autres marchés de la région et même de Dakar. Car, apprend-on, à Notto, ce sont des centaines d’hectares de fruits et légumes qui y sont cultivés chaque année.

En outre, dans une de ses notes relatives à la campagne agricole 2018-2019, la Direction de la prévision et des études économiques (Dpee) vantait les performances réalisées par le Sénégal, en détaillant même les chiffres de la bonne récolte. Il y est noté que pour la production de riz, 1 132 795 tonnes ont été enregistrées ; pour le maïs, 480 141 tonnes ; 291 171 tonnes pour le sorgho et 3 921 tonnes pour le fonio. La production de pomme de terre a aussi grimpé, ces dernières années. Elle est passée de 400 000 tonnes en 2017 à 450 000 tonnes en 2018. L’oignon, qui a également connu un bond, vient compléter le tableau des performances. Ces chiffres rendus aussi publics par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) indiquent que la production de l’oignon est passée de 190 000 tonnes en 2011 à 393 225 tonnes en 2016.

Des résultats obtenus grâce au Programme d’accélération de la cadence de l’agriculture au Sénégal (Pracas) mis en place par l’État. Des chiffres qui parlent et dont on se glorifie d’année en année.

Pourtant, ces records cachent un mal profond et s’accompagnent d’une dose de ‘’poison’’. Car, pour atteindre ces chiffres, des agriculteurs, avec le soutien de l’État qui subventionne des engrais et semences certifiées ou non à hauteur de 60 milliards de francs CFA en 2018, ont adopté leur propre stratégie après acquisition. D’aucuns n’hésitent pas à faire usage de ces produits chimiques hautement toxiques. Avec les engrais chimiques de synthèse, ils essaient, à leur manière, de booster la production. Dans ce dessein, chacun y va de sa pratique culturale. Certains, pour mettre très vite leur produit sur le marché, n’hésitent pas à utiliser l’engrais de manière abusive. Ceci, pour réduire le temps de maturation afin de récolter plus vite.

Une course à la récolte qui n’est pas sans conséquence, puisque la composition (azote, potassium et phosphate) des engrais est souvent toxique. Les normes d’utilisation des engrais recommandent 21 kilogrammes par hectare. Mais pour une petite surface cultivable, on peine à respecter le dosage de substance chimique. Une pratique qui compromet la santé du consommateur, détruit l’écosystème et affecte l’environnement dans son ensemble.

Des doses et délais jamais respectés

Déversés en quantité sur les cultures pour améliorer leur qualité, ces engrais chimiques de synthèse qui sont des fertilisants produisent, au contraire, un danger permanent avec tous les risques sanitaires que cela comporte. Au Sénégal, les engrais classiques (l’urée, le 10-10-20, le 15-15) et ternaires (azote, phosphate et potassium NPK)… sont souvent utilisés. Ces semences souvent importées par un circuit pas forcément formel, dont la qualité laisse à désirer, sont utilisées par les producteurs à leur guise.

Le président de la Coopérative fédérative des acteurs de l’horticulture du Sénégal (CFAHS) reconnait d’ailleurs que certains de ses camarades ne respectent pas les doses, malgré la nocivité des engrais. Selon lui, c’est cette quantité chimique retrouvée dans l’aliment arrivé à maturation qui menace la santé de l’homme et même l’environnement. ‘’On utilise un produit chimique de la même manière qu’on utilise un médicament qui a été prescrit par le docteur. On demande au malade d’utiliser un comprimé le matin, un à midi et un le soir. S’il prend quatre le matin, il n’a pas respecté la dose et des conséquences tragiques peuvent s’ensuivre. C’est la même chose quand les producteurs ne respectent pas le dosage’’, fait savoir Cheikh Ngane.

Pis, ‘’outre les doses, il y a aussi les délais pour utiliser les engrais chimiques. Normalement, on a des délais de rémanence, c’est-à-dire si on vous dit de mettre tel produit et attendre quatre jours avant de passer à la récolte, il faut respecter cela. Malheureusement, ce n’est toujours pas le cas’’, regrette-t-il. Poursuivant, le président de la CFAHS rappelle que ce qui peut mettre en danger la santé du consommateur, c’est le fait que les doses et les délais ne soient jamais respectés par une grande partie des producteurs. De l’avis du producteur qualifié, il appartient à tous les agriculteurs et producteurs d’utiliser les engrais et pesticides chimiques à bon escient. ‘’Il y a une quantité de produits chimiques qu’on doit respecter. C’est cette information que les gens doivent avoir. C’est vrai que ce sont des produits extrêmement toxiques, mais qui vont avec des notices pour leur application. Certains pensent qu’en utilisant beaucoup d’engrais, ils règlent leur problème. C’est tout à fait le contraire ; ils causent beaucoup de problèmes aux consommateurs et à l’environnement. C’est ça la vérité’’, martèle Cheikh Ngane.

Assane Ndiaye (producteur) : ‘’Il faut privilégier la formule de la souillure’’

L’autre problème de ce surdosage par l’engrais est la compétitivité des produits. Elle en prend un sacré coup, puisqu’ils ne sont plus éligibles à l’exportation vers les marchés européens, explique le président de la CFAHS. Au plan mondial, il y a des limites maximales de résidus de pesticides. Si elles sont franchies, on considère que la production n’est plus bonne. ‘’C’est pour dire que les producteurs ont l’obligation de prendre toutes ces précautions, au moment de faire leur culture. Aujourd’hui, tous les engrais ne sont plus permis. Tout est encadré par le ministère de l’Agriculture. Maintenant, tout ce que je dis n’enlève en rien le caractère nocif et toxique des produits chimiques. Il faut en prendre conscience et sensibiliser les agriculteurs et producteurs à faire davantage de l’agriculture biologique. L’équation n’est pas simple à résoudre. Parce que si quelqu’un décide de faire du bio sur une surface donnée, personne d’autre ne doit faire de l’agriculture chimique à quatre kilomètres à la ronde. Il y en a qui disent faire de l’agri-bio, alors qu’ils sont côte-à-côte avec ceux qui font de l’agriculture chimique. Ils ne font pas de l’agriculture biologique, c’est du n’importe quoi’’, fulmine-t-il.

Membre du Réseau de la gestion des pesticides au Sénégal dirigé par la Direction de la protection des végétaux, Cheikh Ngane indique que dans ce monde dominé par le réchauffement climatique, il est urgent de mener des actions de sensibilisation à l’endroit des producteurs, afin qu’ils prennent conscience du danger qu’encourent les consommateurs et les menaces qui pèsent sur l’environnement, notamment les sols et les sous-sols. Il faut, dit-il, que les gens sachent que le danger est encore là.

Producteur de fruits et légumes dans le département de Tivaouane, Assane Ndiaye, qui possède un grand champ de 30 ha, invite également à l’utilisation rationnelle des engrais souvent toxiques. Selon lui, ces derniers peuvent mettre en péril la santé des consommateurs. ‘’Il faut que les producteurs et les agriculteurs comprennent que l’utilisation abusive des engrais chimiques peut nuire à la santé de l’homme. Au niveau mondial, les gens le font de façon rationnelle. Il est temps que nous en arrivions là. Pour protéger les populations et même l’environnement dans lequel nous évoluons, on doit penser à l’utilisation de la souillure organique. Tout excès est nuisible, comme on dit. Moi, je ne dis pas que je n’utilise pas d’engrais chimique.

Par contre, il faut utiliser une petite quantité pour ne pas exposer le consommateur’’, préconise M. Ndiaye, affirmant que la santé de l’homme doit primer. Soulignant qu’au Sénégal, la terre n’est pas très fertile, le grand producteur-exportateur trouve que cela n’est pas une excuse valable. D’après lui, nul n’a le droit d’utiliser l’engrais chimique de façon abusive, dans l’unique intérêt de booster sa propre production. En le faisant, dit-il, on met en danger la santé du consommateur. ‘’Nous produisons des aliments pour nos populations et nous devons les protéger.

Dans ce cas, il faut opter pour une utilisation rationnelle. C’est cette forme culturale qu’il faut préconiser. Quand on utilise de l’urée, par exemple, on accélère la croissance des aliments. Ils se développent très vite, mais ne sont pas compétitifs, parce qu’on aura forcément un problème de conservation. Les producteurs doivent aussi savoir qu’il y a de l’engrais réservé, par exemple, à l’arachide (10-10-20 en général pour l’horticulture). Moi, je privilégie la formule de la souillure organique pour ne pas exposer les consommateurs’’, poursuit Assane Ndiaye, invitant tous ses camarades producteurs à adopter de nouvelles techniques de compostage et diminuer l’utilisation des engrais et pesticides chimiques.

Des menaces réelles

Les conséquences de l’utilisation abusive d’engrais chimiques de synthèse sont multiples et peuvent affecter la nature dans toute sa composante. Outre la santé de l’homme et de l’animal qui est menacée, la nappe phréatique est aussi exposée. Selon le portail tonnerredengrais.com, la contamination des ‘’eaux superficielles et profondes par les nitrates est due principalement à cette technique d’agriculture’’. Aussi, il y est indiqué que ces substances ont une ‘’toxicité aigüe et chronique élevée’’ pour l’homme et les animaux, et sont transformées en nitrites qui sont connus pour leurs effets cancérigènes puissants. Une fois la nappe phréatique empoisonnée par ces toxiques, le site d’informations précise qu’il est ‘’difficile, voire pratiquement impossible de la décontaminer’’.

En plus de la contamination de la nappe phréatique, l’utilisation abusive des engrais chimiques peut également participer au réchauffement climatique. Cela, poursuit-on, est due aux ‘’fortes émissions d'oxyde d'azote qui est un puissant gaz à effet de serre à fort potentiel de réchauffement global et à durée de résidence élevée (de l'ordre de 100 ans)’’.

Dans un monde dominé par les nombreux réchauffements climatiques, le coordonnateur de la Fédération nationale pour l’agriculture biologique (Fenab) confiait à ‘’EnQuête’’, en mars 2019, que l’heure avait sonné pour tourner définitivement la page de l’agriculture conventionnelle. Une agriculture qui, selon lui, a fini de détruire la population d’abeilles et d’oiseaux, et d’agresser la biodiversité végétale et animale. De plus, Ibrahima Seck précisait que l’utilisation de l’engrais chimique contribue également de 12 à 30 % des émissions de gaz à effet de serre.

Suffisant, pour le coordonnateur de la Fenab, d’appeler ses camarades producteurs à s’ouvrir à l’ère de l’agriculture écologique-biologique afin, dit-il, de procurer une alimentation saine aux citoyens et pour une meilleure protection de l’environnement. Un appel qui ne va pas faire l’unanimité de sitôt. Puisqu’Assane Ndiaye, grand producteur établi dans le département de Tivaouane, estime que tous ceux qui ‘’défendent et qui disent faire du bio doivent comprendre que l’agriculture conventionnelle a encore de beaux jours’’.

En attendant que l’agriculture biologique fasse son bonhomme de chemin, les uns et les autres sont contraints de poursuivre la consommation des produits issus de cette culture aux milles problèmes.

GAUSTIN DIATTA (THIES)

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