Publié le 16 Apr 2020 - 01:27
UTILISATION DU RNU DANS LES PROGRAMMES DE L’ETAT

Entre enfants gâtés et oubliés de la République

 

Bénéficiaires, depuis des années, de certaines politiques comme les bourses de sécurité familiale, la Couverture maladie universelle, etc., les ménages sénégalais figurant dans le RNU (Registre national unique) vont encore profiter des programmes de l’Etat, dans le cadre de la lutte contre la pandémie de la Covid-19, indépendamment de leur statut d’impacté ou non. Pendant ce temps, regrettent certains spécialistes, des milliers de ménages, directement affectés par la crise actuelle, risquent d’être laissés en rade.

 

Des pans entiers de l’économie à terre. D’autres en voie de l’être. Des milliers de pères de famille plongés, de manière brutale, dans un chômage à durée indéterminée. L’heure est grave pour certains ménages sénégalais. Afin de leur venir en aide, l’Etat a dégagé beaucoup de milliards de francs CFA, dont 69, rien que pour l’achat des vivres. Déjà, une multitude de questions se pose quant à l’efficacité et la transparence de cette distribution de l’aide alimentaire. En attendant que la distribution soit effective, des experts contestent le choix du Registre national unique (RNU) comme critère de sélection d’une grande partie des bénéficiaires. Evaluateur de programmes publics, ancien enseignant à l’Esea (Ex Enea) désormais établi au Canada, Bassirou Bèye explique : ‘’Ce critère n’est pas du tout fiable.

Avec les travaux que j’ai effectués sur le RNU, j’ai constaté beaucoup de biais de précision. D’une part, il y a beaucoup de ménages fictifs dans cette base. D’autre part, sur le terrain, vous allez constater qu’il y a des ménages dits vulnérables sur ce fondement, mais qui ne le sont pas en réalité… Voilà pourquoi je suis de ceux qui pensent que ce RNU ne devait pas être utilisé. Surtout dans le cadre de cette lutte contre les effets de la Covid-19.’’

Mis en place en 2014 par le gouvernement du président Sall, le Registre national unique constitue un vivier sur lequel se fonde souvent le régime pour mener ses différentes politiques. Il en est ainsi des bourses de sécurité familiale, de la Couverture maladie universelle, des programmes du ministère de la Famille… Selon des estimations faites en 2018, cette base contenait pas moins de 442 000 ménages vulnérables, soit 28 % des ménages sénégalais et des millions de personnes. Pour 2019, elle était projetée à 517 ménages.

Certains détracteurs du régime accusent souvent ce dernier de l’utiliser à des fins électoralistes. Son utilisation, dans le cadre précis de la lutte contre la pandémie, pose un problème plus sérieux, si l’on en croit M. Bèye. Qui ajoute : ‘’Il y a des ménages qui tombent dans la vulnérabilité, à cause de phénomènes conjoncturels comme la pandémie. Ce contexte n’obéit pas au profilage de base du RNU. Il faudrait donc voir dans quelle mesure on pourrait cibler les ménages les plus touchés par la crise actuelle. Pour moi, c’était la meilleure solution pour faire face à la situation que nous vivons, car beaucoup de ménages qui n’avaient pas été prévus dans le RNU ont été rendus vulnérables à cause de la perte de leurs emplois.’’  

Alors même que le Sénégal n’a pas encore opté pour le confinement total, les mesures qui ont été prises ont lourdement impacté certains secteurs d’activité qui nourrissaient pas mal de populations, aussi bien dans les centres urbains qu’en milieu rural. L’évaluateur de programmes de citer, en exemple, le transport, en particulier l’interurbain, ces milliers de débrouillards qui, grâce à leurs petites activités sur les grandes artères de la capitale, parvenaient à subvenir à leurs besoins, à soutenir leurs familles… Parmi ces nouvelles familles sénégalaises vulnérables, on pourrait également citer ces milliers de ménages dans le Ndiambour, le Baol, le Fouta, entre autres, qui vivaient essentiellement des envois de leurs familles établies à l’étranger et qui, maintenant, essaient de tirer le diable par la queue.

Suffisant pour que le spécialiste constate : ‘’Le mal est très profond. Il faut travailler avec des spécialistes pour trouver les solutions les plus appropriées. Il ne s’agit pas seulement de donner des vivres aux populations ; le véritable défi, c’est de tout faire pour que d’autres ménages ne sombrent dans la vulnérabilité, au sortir de cette crise. Cela deviendrait ingérable.’’

Pour l’heure, si l’on croit l’expert, le gouvernement ne semble pas se préoccuper à sa juste mesure de cette masse importante de la population qui risque de tomber dans la vulnérabilité, à cause de la pandémie. Or, estime-t-il, la véritable réponse devrait être accès sur cette frange de la population et non sur ceux contenus dans le RNU. ‘’Pour la frange qui bénéficie déjà de certains programmes comme les bourses de sécurité familiale, l’Etat peut certes les prendre en compte, mais en leur faisant leurs transferts immédiatement. Pour ce qui concerne les nouveaux bénéficiaires, il faut mettre l’accent sur les personnes impactées par la maladie. C’est pour éviter que la masse de populations vulnérables ne devienne incontrôlable après la pandémie. Autrement, on va exclure une bonne partie de Sénégalais victimes de la crise actuelle’’, insiste-t-il.

Les vertus de l’approche participative

Mais comment effectuer un autre ciblage dans ce contexte marqué par l’urgence ? Le spécialiste indique que la méthode la plus appropriée et la plus rapide, c’était l’approche participative, basée sur la connaissance de la zone. Le gouvernement, d’après lui, pouvait utiliser les comités locaux, afin de voir dans chaque zone les ménages les plus vulnérables, suite à ce choc et non avant ce choc.

Au Sénégal, constate l’évaluateur de programmes pour le regretter, des ciblages ont toujours été faits, des profilages effectués, beaucoup de milliards injectés dans la pauvreté, mais malheureusement, le constat est que la situation n’a pas changé du tout. C’est que souvent, regrette l’enseignant, la politique avait pris le dessus sur le développement et le social. ‘’Il faudrait tout un dispositif permettant de rendre transparente la démarche de sélection, de distribution, mais également un dispositif de suivi pour voir l’efficacité de cette démarche. Il faudra se projeter vers l’avenir’’.

De l’avis de Bassirou Bèye, il faut aussi réfléchir sur les stratégies, voir quelles sont les voies et moyens qui pourraient permettre au pays de régler, de façon structurelle, cette problématique de la pauvreté une bonne fois pour toute. Aussi, convient-il de mettre en place des mécanismes qui permettent de gérer des situations pareilles à l’avenir. ‘’Car cela ne manquera pas. Le monde est fondamentalement fait de chocs, de crises... Aujourd’hui, c’est une crise sanitaire qui va déboucher sur une crise économique, humanitaire et peut-être même alimentaire dans un pays comme le nôtre, qui dépend de l’extérieur. Il faut donc des outils qui permettent de disposer de données fiables sur les ménages’’.

La finalité des programmes de l’Etat est aussi passée au peigne fin par le spécialiste. Selon lui, ces programmes, non seulement ne doivent pas avoir des visées politiques, mais aussi doivent permettre aux bénéficiaires de sortir de la pauvreté. Il déclare : ‘’Il faut tout un dispositif permettant de rendre transparent le processus ; de la sélection à la distribution. Il faut également un dispositif de suivi pour voir l’efficacité de cette démarche. Il faudra se projeter vers l’avenir. Certains ménages, jusque-là accompagnés, devraient sortir des couches vulnérables, si les politiques mises en œuvre étaient efficaces.’’

Mais dans ce contexte marqué par l’approche de certaines joutes électorales (Locales, Législatives et Présidentielle), la crainte de politisation est beaucoup plus prégnante. En effet, même si ces échéances sont plus ou moins lointaines, c’est maintenant qu’elles se préparent pour beaucoup de leaders politiques. Partout dans le Sénégal, constate notre interlocuteur, des candidatures sont en train d’être profilées. ‘’Malheureusement, pour notre pays, cette stratégie Force Covid-19 pourrait également être utilisée pour faire campagne au niveau local et national. C’est devenu quelque chose d’endémique chez nous. Parce que la stratégie utilisée pour lutter contre la Covid-19, c’est la même qui est utilisée pour gagner des électeurs. Il s’agit de distribuer des vivres, de distribuer du riz, de l’huile… Surtout en milieu rural’’.

Le spécialiste d’en appeler à un sursaut citoyen et patriotique pour lutter contre ce mal qui a gangréné toutes les politiques précédentes. ‘’Il faudrait éveiller les populations par rapport à cela. Eviter que de potentiels candidats aux élections puissent utiliser ces ressources destinées à la population pour arriver à leurs fins. Les différentes évaluations effectuées ont montré que, souvent, une bonne partie des dons n’arrive pas aux véritables bénéficiaires. Au fond, du fait de l’absence de précision des données, les politiciens ont généralement une bonne marge de substitution de certains ménages’’.

MOR AMAR

 

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