Publié le 15 Mar 2024 - 11:04
FRANC CF

Le grand débat !

 

La monnaie s’invite au cœur de la campagne électorale. Entre réformistes et conservateurs, les accusations et contre-accusations se multiplient.

 

Il y a quelques jours, le candidat Khalifa Ababacar Sall lançait les hostilités. En visite dans la Petite Côte à Mbour, l’ancien maire de Dakar prenait le prétexte du développement touristique pour donner son point de vue sur le franc CFA. Aux réformistes dont le plus en vue est le candidat Bassirou Diomaye Faye, il disait : ‘’Nous sommes à l’ère de la mondialisation et les pays sont appelés à s’ouvrir. Notre pays a une longue tradition d’accueil des touristes. Mais pour tirer profit de cette ouverture et du secteur touristique, il faut une monnaie forte. Si vous avez une monnaie de pacotille, vous aurez du mal à vivre de votre secteur touristique. Et pour avoir une monnaie forte, il faut des économies fortes, il faut être ensemble.’’

À en croire le candidat de Taxawu Sénégal, c’est impertinent d’envisager la mise en place d’une monnaie propre et donc la sortie de l’Union monétaire avec les pays de la sous-région. ‘’Nous sommes de ceux qui pensent qu’il faut renforcer l’UEMOA, renforcer l’intégration économique et monétaire, pour renforcer notre économie. Les pays qui ont les plus fortes monnaies, ce sont les unions monétaires ou les grands pays, même s’il y a quelques exceptions à cette règle. Pour une économie forte, il faut une monnaie forte’’, prévient Khalifa Sall qui semble répondre aux souverainistes, même s’il se garde de les nommer.

La réponse n’a d’ailleurs pas tardé. Et c’est le député Guy Marius Sagna, une des figures de la coalition DiomayePrésident, qui est monté au créneau, pour lui apporter la réplique.

D’abord, se défend le leader de Frapp/France dégage qui paraphrase Louis Gallois, ‘’le projet panafricain de Sonko, de Diomaye et de la coalition DiomayePrésident n'est pas d'affaiblir le Sénégal en faveur d'un ou d'autres pays, ni d'affaiblir les autres au service du Sénégal. Mais plutôt de renforcer, protéger tout le monde et assurer la prospérité et la souveraineté à l'Afrique entière’’.

Selon lui, DiomayePrésident est pour une monnaie qui soit l'instrument de politique économique au service du peuple sénégalais. ‘’Si d'autres pays sont prêts à sortir de l'exploitation monétaire pour ériger une monnaie au service de plusieurs peuples et pas de l'impérialisme, nous sommes preneurs’’, lance le panafricaniste.

L’enjeu, explique-t-il, c’est de mettre en place ‘’une monnaie qui ne facilite pas les importations et qui ne contribue donc pas à la forte mortalité de nos PME ; c’est de mettre en place une monnaie qui mettrait suffisamment de crédit à la disposition des paysans, des éleveurs, du patronat... ; une monnaie qui permet de lutter efficacement contre le chômage’’.

De l’avis du lieutenant de Sonko, le franc CFA est aux antipodes de tous ces objectifs.

Donnant l’exemple des Seychelles, Guy estime qu’il est erroné de penser qu’il faut être un grand pays pour pouvoir bâtir une monnaie propre. ‘’Après 64 ans d'indépendance’’, pense-t-il, les 14 pays de la zone franc (UEMOA et Cemac) qui comptent 200 millions d’habitants ne peuvent pas continuer de dire que ‘’sans le Trésor français, rien n'est possible’’. Guy Marius de s’interroger : ‘’Le candidat Khalifa ne défend-il pas le maintien de l'occupation monétaire de nos pays par la France ? Le candidat Khalifa ne défend-il pas ainsi les intérêts de la France et des entreprises du Cac 40 pour le maintien de l'UEMOA et de la colonisation monétaire de nos pays par la France contre le Sénégal et les Sénégalais ?’’

Hier, le candidat de Benno Bokk Yaakaar, Amadou Bâ, s’est aussi invité au débat. Ancien ministre de l’Économie et des Finances, ancien Premier ministre, il assimile se projet à presque de la folie. ‘’C’est comme un enfant qui joue à un jeu dangereux. Ce projet est simplement insensé et nous mènerait, à coup sûr, vers le gouffre’’, avertit le candidat de BBY. Qui ajoute : ‘’Cela signifie : si vous êtes commerçant, si vous voulez importer ou exporter des produits, ce serait la croix et la bannière. Les pays qui battent leur monnaie et qui ont des économies similaires aux nôtres, nous ne les envions pas.’’

La monnaie, selon lui, c’est très sérieux. Sans les nommer, il fait allusion aux frondeurs de la CEDEAO pour se justifier : ‘’Parmi les pays avec lesquels nous avons la même monnaie, certains ont des difficultés, ce qui ne les pousse pas pour autant à vouloir sortir de la monnaie commune. On ne joue pas avec la monnaie. Ce qu’ils prônent, ce n’est bien ni pour le pays ni pour la population. Si on leur donne le pays, ils vont nous mener droit vers le gouffre’’, insiste-t-il en promettant d’y revenir ultérieurement ‘’pour démontrer que ce qu’ils disent c’est un non-sens économique’’.

De l’avis du candidat de BBY, les gens le font ‘’soit par ignorance soit par incompétence’’, tient-il à répliquer, non sans donner l’exemple de l’Europe et du franc CFA. Pour lui, l’enjeu, c’est plutôt de bâtir une monnaie CEDEAO et le Sénégal est dans cette dynamique, mais les pays se heurtent à de nombreuses difficultés, compte tenu de la sensibilité de la question.

Défenseur invétéré de la souveraineté, Guy Marius Sagna revient à la charge pour clamer haut et fort : ‘’À partir d’avril 2024, plus de poisson d'avril et d'indépendance de toc. Souveraineté monétaire par force !’’

Selon le député, il y a en réalité deux camps : ‘’Le camp patriotique autour de la candidature de Diomaye choisi par Sonko et le camp de la servitude volontaire dont Amadou veut être le continuateur. Mon camp, le camp patriotique, sortira vainqueur de cette lutte’’, assène-t-il sans équivoque.

Inspecteur général d’État, ancien directeur général des Douanes, Boubacar Camara semble plutôt opter pour la voie médiane. Des différents candidats, il semble être celui qui a consacré le plus de colonnes à ce sujet de grande importance.

Revenant sur les lacunes du franc CFA, il estime que la monnaie garantie par la France pose ‘’un réel problème de souveraineté et d'exploitation économique que les dirigeants communautaires n'ont pas l'intention de bouleverser, malgré l'annonce bluffée de l'eco à Abuja et le sommet de Lomé du 28 mai 2021’’.

Toutefois, l’ancien DG des  Douanes ne parle pas d’une monnaie locale. Il semble plutôt opter pour ‘’une révolution monétaire dans l’espace communautaire avec la matérialisation de l’annonce d’Abuja sur l’eco arrimée à plusieurs devises sans paternalisme’’. A défaut, il propose de ‘’challenger avec la monnaie commune au sein de la FAO (Fédération atlantique Ouest, qui sera constituée du Sénégal, de la Gambie, de la Guinée et de la Guinée-Bissau)’’. Le candidat fait de grands développements sur le sujet.

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ÉCLAIRAGE ANGE CONSTANTIN MANCABOU, INSPECTEUR DES IMPÔTS

‘’Aujourd’hui, si le Sénégal avait sa propre monnaie, il n’aurait pas assez de devises pour acheter certains biens et services à l’extérieur’’

Inspecteur général des impôts, Ange Constantin Mancabou met en garde, dans une contribution parvenue à ‘’EnQuête’’, contre toute velléité de mettre en place une monnaie nationale sans un certain nombre de préalables.

L’impact sur les biens et services importés 

‘’Lorsqu’une économie est résiliente, diversifiée et exporte plus qu’elle importe, elle a plus de chance que sa monnaie ne soit pas chahutée au gré des circonstances et des crises diverses. Quelle situation a-t-on au Sénégal ? Un pays qui importe plus qu’il n’exporte. ‘La balance commerciale du Sénégal est déficitaire’. Cette phrase apprise dans les leçons à l’école primaire par beaucoup de générations d’écoliers au Sénégal, dans les années 1970-1980, est encore d’une accablante actualité de nos jours.

En français facile, cela veut dire tout simplement qu’aujourd’hui, si le Sénégal avait sa propre monnaie (après avoir exporté son arachide, ses produits halieutiques et autres bien exportés), il n’aurait pas récolté assez de devises (dollar et euro) pour acheter les denrées de consommation et biens d’investissement utilisés dans notre économie. En d’autres termes, sans les filets de sécurité monétaires de la BCEAO, on allait connaitre des pénuries de produits importés (ou restrictions) sur le marché (riz, sucre…), faute de devises.

Si nous ne connaissons pas cette situation, c’est à la faveur du panier de devises (centralisation et mise en commun de toutes les devises de la zone UMOA) gérées par la BCEAO qui permet aux pays déficitaires de l’Union de s’approvisionner presque sans limitation en fonction des besoins des uns et des autres membres de l’UMOA.

En clair, nous importons certainement en puisant sur les excédents de la Côte d’Ivoire (qui a une balance commerciale excédentaire du fait de la diversité de son économie qui exporte du café, du cacao et autres produits agroforestiers et matières premières)’’.

Les craintes d’une fuite massive de capitaux 

‘’Dans les pays ayant une monnaie fluctuante, une déclaration peut avoir des impacts importants sur le cours de la monnaie et entrainer des phénomènes d’anticipation par les acteurs économiques. C’est la raison pour laquelle il ne faudrait surtout pas s’étonner qu’il y ait une fuite massive de capitaux, si le candidat de la coalition DiomayePrésident se retrouve en ballotage favorable entre le 24 mars 2024 et l’annonce de résultats définitifs, juste à cause de telles perspectives. La dévaluation monétaire fait fondre le pouvoir d’achat. Nous avons encore en tête les affres de la dévaluation du franc CFA en 1994. Partir de ce franc CFA dévalué pour une plongée en apnée dans le ‘Deureumou Sénégal’ ne semble pas rassurant, en l’état actuel de la situation. Le Mali avait fait l’expérience de l’abandon du franc CFA avant de réintégrer l’Union. Nul doute qu’il ne serait pas revenu si cette sortie était réussie. Nul n’est prophète chez soi, dit-on, il ne saurait en être autrement du franc CFA. Il faut se rendre aux frontières de l’Union, notamment avec le Nigeria, pour se rendre compte que notre franc CFA tant décrié par certains est en fait une valeur refuge de ressortissants de ce grand pays ouest-africain’’.

Les risques de pertes d’emplois 

‘’Des pertes d’emplois dès l’entrée en vigueur du ‘Deureumou Sénégal’. Sans besoin d’être un spécialiste en la manière, une analyse rationnelle permet de voir certains impacts d’une entrée en vigueur du ‘Deureumou Sénégal’. Notre pays, 2e économie d’envergure de l’UMOA, a l’insigne honneur d’abriter le siège de la BCEAO. Ce siège serait immédiatement déplacé vers un autre pays membre et tous les travailleurs sénégalais de cette institution se retrouveraient au chômage (en attendant une éventuelle intégration à une probable nouvelle ‘Banque centrale du Sénégal’ pour laquelle il faut dégager des moyens pour lui trouver des locaux, recruter du personnel, en faire de même pour les instances qui accompagnent une banque centrale telle que celle chargée de la définition de la politique monétaire (Comité de politique monétaire), la Commission bancaire pour le contrôle et la supervision des banques… Des emplois perdus en perspective aussi bien pour les Sénégalais employés à la Banque centrale qu’à la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), la Commission de l’UEMOA et toutes les autres institutions et instances sous-régionales traitant de ces questions. Le Sénégal quitterait certainement l’UMOA et l’UEMOA dont la présidence de la Commission est assurée par un Sénégalais (le président Abdoulaye Diop, ancien ministre délégué au Budget)…

Est-il raisonnable de perdre le siège de la BCEAO au moment où prennent forme les textes fondateurs de la future Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et que les discussions portent sur le pays devant abriter le futur siège de cette institution ? Les pays de l’UEMOA constituent déjà un seul bloc bien intégré à arrimer au reste de la CEDEAO, le moment venu. Cette nouvelle union monétaire devrait, à terme, intégrer notamment les économies du Nigeria et du Ghana. Ce vaste ensemble d’environ 300 millions de consommateurs ouvre des perspectives économiques réconfortantes’’.

Les préalables techniques

‘’En même temps que les portes de la Banque centrale se fermeront, la nouvelle Banque centrale, future émettrice du ‘Deureumou Sénégal’, devrait trouver ou s’inventer d’autres outils de travail (logiciel et autres procédures dans un monde où la cybersécurité est un enjeu de plus en plus important). Elle devrait trouver dans un pays développé une entreprise spécialisée dans la production de billets de banque ‘Deureumou Sénégal’ sécurisés. Il faut dire que la création d’une unité d’impression au Sénégal, juste pour l’émission du ‘Deureumou Sénégal’, serait très couteuse et non rentable. Je fais abstraction de la batterie de textes législatifs et réglementaires que nécessite une telle réforme, en substitution des textes en vigueur que des centaines d’experts de toutes les nationalités de l’Union ont mis des années à mettre en place.

Ce nouvel institut d’émission imposerait les répercussions de ces changements à toute la place financière de Dakar. La presque totalité des établissements financiers et des banques qui, pour une bonne partie, avaient choisi Dakar du fait de son arrimage à la zone (et au marché de) l’UMOA devra alors revoir ses politiques et stratégies opérationnelles. Il faut envisager alors des relocalisations de banques et autres établissements de crédit.

La stabilité et la prévisibilité de la politique monétaire et financière sont très importantes dans les décisions d’investissement. Le Sénégal peut-il supporter longtemps une hémorragie financière, d’investissement et d’emplois dans le secteur financier à cause d’une décision insuffisamment évaluée ou appréciée juste à sa valeur ajoutée politique ? Je fais abstraction des impacts d’une telle réforme sur bien d’autres secteurs économiques… (Voir l’intégralité de la contribution aux pages 11 et 12).’’

MOR AMAR

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