«Wade est un voyou !»
Auréolé d’une solide réputation de crédibilité, d’honnêteté et de compétence, Me Mahamat Hassan Nour est considéré comme un pilier de la société civile tchadienne. Chargé d’enquêter sur les crimes de Hissein Habré, cet ancien magistrat n’a pas ménagé sa peine, en dépit des obstacles, avec peu de moyens. Hier, nous l’avons rencontré à son cabinet de Ndjamena où, après avoir accompli une des cinq prières quotidiennes, il a bien voulu répondre aux questions d’Enquête. Des charniers et des victimes de Habré à l’argent exfiltré vers le Sénégal, en passant par le rôle trouble d’Abdoulaye Wade, un entretien sans fioritures.
En tant qu’avocat, comment êtes-vous tombé dans ce dossier, si j’ose parler ainsi ?
Je dirais que c’est un peu dû au hasard. Je suis un ancien magistrat, mais ce hasard a voulu que des personnes plus âgées, plus anciennes et plus expérimentées que moi, aient proposé mon nom au ministre de la Justice qui cherchait quelqu’un pour diriger la Commission d’enquête nationale sur les crimes de Hissein Habré. C’est comme cela que c’est parti !
Concrètement, qu’est-ce qu’il vous a été demandé comme travail ?
Deux choses essentielles : faire la lumière sur les crimes commis durant les huit années de règne de M. Hissein Habré, d’une part, et d’autre part faire la lumière sur l’argent et les biens de l’Etat tchadien détournés.
Cet argent détourné fait débat au Sénégal car celui que l’on a appelé le banquier de Hissein Habré a été Premier ministre pendant presque 18 mois du gouvernement de Macky Sall.
Vous savez, quand il s’apprêtait à fuir, Habré a appelé son Trésorier général qui s’appelait Chémi Kogremi. Il lui a dit en substance : nous voulons acheter des armes de guerre pour faire face à la rébellion d’Idriss Deby. J’ai donc besoin d’argent.
C’était un prétexte…
Ah oui ! Ensuite il lui dit : combien nous avons à la BEAC. Kogremi lui répond : environ 3,5 milliards de francs Cfa. Alors Habré lui demande de tout retirer et lui a effectivement formulé un chèque de 3,5 milliards porté par le caissier central. C’était un vendredi. Les agents de la BEAC étaient un peu embarrassés par le procédé et l’ampleur du retrait, en liquide. Mais voyant que les choses tardaient, le Trésorier général s’est lui-même déplacé sur les lieux pour rassurer en leur disant que tout sera compensé très rapidement dans les jours à venir. Il a entassé ces 3,5 milliards de francs Cfa - avant dévaluation - dans des sacs. Chaque sac contenait à peu près 500 millions de francs Cfa. Il a tout embarqué dans son véhicule et s’est dirigé tout droit vers le Trésor national. Sur place, il a attendu les ordres de Hissein Habré pour la suite…
C’est quoi la suite ?
Ça c’était d’un côté. Ensuite, Habré a appelé tous les directeurs, tous les responsables, tous les ministres qui gèrent des fonds, de les lui faire parvenir. Il a vraiment tout ramassé avant de partir !
Au total, c’est combien d’argent exfiltré du pays ?
Si vous prenez la somme prélevée à la BEAC, cela fait environ 7 milliards de francs Cfa compte tenu de la dévaluation survenue à cette époque. Si vous prenez les sommes arrachées de ses directeurs, responsables et autres ministres dans les banques, moi j’estime cela à au moins 10 milliards avant dévaluation.
Dans vos investigations, êtes-vous arrivé à établir d’éventuelles complicités du côté du Sénégal où Hissein Habré s’est réfugié après sa fuite ?
Je n’ai pas pu enquêter sur cette dimension de l’affaire. Mais le régime du Président Abdou Diouf a quand même ristourné l’avion par lequel Habré avait quitté le Tchad. Et c’était un grand avion à l’époque qui est revenu aux autorités tchadiennes après procédure judiciaire. Il faut dire également que le pouvoir ici à Ndjamena n’a pas fait le nécessaire pour réclamer l’argent ! Je me rappelle qu’à un moment donné, il était question de désigner des avocats pour aller faire les démarches judiciaires pour essayer de récupérer cet argent, mais ça n’est pas allé loin.
Vous parlez du pouvoir de Deby ?
Oui ! Maintenant quand vous voyez comment il gère le pays ! C’est vrai qu’il a repris l’avion. Lui aussi il gère comme son propre argent (rires). C’est blanc bonnet et bonnet blanc au fond.
Habré est à Dakar depuis environ 25 ans. Certains le considèrent comme un sage et ne comprennent pas qu’à son âge il puisse devoir être jugé…
Non et non ! Un Africain ne doit pas raisonner ainsi. J’invite ces Sénégalais à venir visiter le Tchad pour se rendre compte de l’ampleur des crimes de cet homme. Il a même fait des victimes sénégalaises. C’est-à-dire qu’il y a eu des massacres inutiles, au fond. Nous avons estimé les orphelins créées par cet ancien régime à des dizaines de milliers en nombre ; il y a eu des dizaines de milliers de veuves. Et puis, ce qui est grave chez Habré, s’il t’arrête en tant qu’opposant politique ou étiqueté comme tel, non seulement il te punit, toi et ta famille, mais il s’en prend également aux bébés ! Après vous avoir arrêté, il renvoie votre propre famille, la femme, les enfants, les frères et sœurs, de la maison. Vous ne savez plus où aller, sauf si vous avez un frère, un père ou autre parent qui vous accueille dans sa maison. Cette maison, vous savez ce qu’il en fait après ?
Il en fait quoi ?
Il la donne à un de ses parents pour y habiter. Vous voyez cette cruauté ! Quand votre père est arrêté, même l’enfant et le bébé doivent le ressentir ! Si vous avez un compte en banque, il le pille aussi. C’est énorme !
Vous avez eu des témoignages à ce sujet ?
Bien sûr ! Parcourez le rapport de la Commission d’enquête nationale à cet effet et vous verrez. C’est affreux ! C’est une catastrophe !
Donc, Habré n’est pas défendable aujourd’hui ?
En tout cas pour nous Tchadiens, il a commis des crimes horribles. Il fait qu’il y réponde.
A votre avis, le Sénégal s’y prend-il bien actuellement sur le chemin du procès ?
Je félicite le Président Macky Sall parce que si on le compare à notre frère aîné Wade… ! Wade, c’est un voyou ! Excusez-moi du terme, mais c’est un voyou ! C’est un voyou (il rigole). Lui, après le départ de Habré, il est venu ici au Tchad et je crois qu’il était un peu imprégné de la situation…
Il savait ce qui s’est passé.
Oui il savait ce qui s’est passé, c’est le mot.
C’est peut-être ses convictions plus ou moins panafricanistes qui l’ont dissuadé de faire juger Habré.
Mais où ira ce panafricanisme si tu as un collègue qui massacre (il appuie sur le mot) les siens, qui commet presque un génocide et que tu tentes d’innocenter en le faisant échapper à la justice ? Où va nous mener ce panafricanisme-là ? Nulle part ! C’est une honte ! C’est une honte !
Vous estimez qu’il vous a menés en bateau pendant trop longtemps ?
Non mais, ça fait plus de douze ans ! La première plainte a été déposée en 2000. Et durant tout son règne, c’était tantôt «oui, on va le juger», tantôt «non, on ne va pas le juger». C’est touchant et accablant ! Il y a des victimes, des rescapés, que je connaissais personnellement et qui sont partis parce qu’ils sont sortis affaiblis des prisons de Habré. Ces victimes et rescapés, si le jugement avait eu lieu plus tôt, auraient témoigné devant le tribunal. Ils sont partis !
Morts ?
Ils sont morts ! Ils sont morts. Des vrais rescapés dont certains ont fait le mort pour pouvoir s’échapper au moment opportun.
Quel est le sentiment des victimes et rescapés par rapport au Sénégal et à Me Wade ?
Vous savez, dès le départ, les victimes et leurs conseils ont choisi de déposer plainte au Sénégal. Ils n’ont choisi ni la France ni la Belgique pour le faire. C’est au Sénégal qu’ils ont choisi de le faire.
Parce que Habré s’était réfugié à Dakar.
Oui, mais ils auraient pu déposer cette plainte ailleurs également. Non je trouve que les victimes et rescapés de la terreur de Habré faisaient déjà honneur à un pays africain. Et c’est vrai que, à cette époque, j’avais une grande admiration à l’endroit de la Justice sénégalaise. Mais elle nous a déçus parce que Wade l’a complètement travestie.
L’avez-vous rencontré une fois dans le cadre de votre mission ?
Non. Moi dès que j’ai fini le travail qui m’avait été confié, je suis loin de tout ça. La poursuite de Habré, ce sont les victimes et organisations de droits humains qui l’ont entamée.
Parlez-nous des exhumations qui ont été effectuées sous votre direction.
Au cours de notre enquête, nous avons su que le pouvoir disposait d’une voiture pick-up bâchée qui, chaque jour et à plusieurs reprises, effectuait des va-et-vient entre les centres de détention et le cimetière de Hamral-Goz. C’est que les gens mourraient sans arrêt. Certains étaient liquidés, d’autres étaient frappés d’épuisement et de tortures. Cette pick-up bâchée, une 404, faisait des allers-retours plusieurs fois dans la journée. Nous avons donc commencé par ce cimetière. Et effectivement, nous y avons découvert des choses ! La plupart des Tchadiens respectent les rites mortuaires comme la manière d’emballer un mort par exemple.
Ce n’était pas le cas ?
Là, des personnes mortes étaient ensemble dans des sacs en plastique. Ce n’est pas coutumier ça ! En cherchant, nous avons rencontré chez les prisonniers certains qui servaient de fossoyeurs. Et c’est l’un d’eux qui nous a conduits à la grande fosse commune de trente personnes à Hamral-Goz. Un jour, quelqu’un est venu me dire : monsieur, avez-vous rencontré le seul homme qui a échappé au massacre de 150 prisonniers ? Je lui ai répondu : si tu peux me l’amener, ce serait bien.
Bichara Djibrine Ahmat
Exactement. Dès qu’il l’a amené, j’ai aussitôt fixé un rendez-vous avec lui pour le lendemain. Et le lendemain, nous sommes allés sur le terrain pour que cette occasion ne nous échappe pas. Sur place, il a désigné exactement le lieu. Or, après le massacre, les gens du village de Ambing commençaient à parler. C’était en mai 1983. Quand les agents de la DDS ont appris que les villageois évoquaient maintenant cette affaire, ils sont venus deux ans plus tard et leur ont demandé de creuser deux fosses pour y déverser tous ces ossements. En 1991-1992, lorsque nous sommes venus sur les lieux, ce rescapé nous a dit : c’est ici. J’ai tenté de scruter les lieux, J’ai fait cent pas et je l’ai cru.
Pourquoi ?
Pourquoi je l’ai cru à l’époque ? Parce que, avant que nous ouvrions les deux fosses communes, nous voyions des dents (des molaires), des morceaux de cranes et de toutes les parties du corps, des ossements partout. Des boutons de chemises… Quelques jours après, nous sommes revenus avec deux médecins, Dr Mahamat Nour et Dr Naor, pour qu’ils nous aident à évaluer le nombre de personnes qui ont été tuées dans ces charniers. Leur évaluation se rapproche du chiffre de 150 personnes. C’était affreux, je vous assure !
Votre enquête contient en tout et pour tout quatorze recommandations à l’endroit des autorités tchadiennes. Ont-elles été respectées ?
Aucune n’a été respectée ! Par exemple, ériger un simple Mémorial pour les victimes n’a pas été fait. Radier toutes ces gens des services de sécurité en les laissant aller ailleurs, n’a également pas été fait. Juger Habré et tous les tortionnaires n’a pas été fait. Et puis, ce qui est important pour nous, pour les gens qui ont été tués comme du bétail, nous avons recommandé à l’Etat de ne jamais créer des centres qui n’obéissent pas aux magistrats et aux règles de procédure pénale. Cette recommandation est restée lettre morte.
Mais où est la société civile tchadienne ?
Elle a crié, crié, mais vous savez, ces gens-là, ils se fichent de vos protestations quand ils ont le pouvoir entre les mains. Deby le disait lui-même : les chiens aboient, la caravane passe. Tous les militants des droits de l’Homme et hommes de bonne foi qui voudraient que les choses changent, qui prônent le respect de la dignité des individus, ce n’est pas le problème des hommes de pouvoir !
Qu’attendez-vous du procès de M. Hissein Habré, s’il doit avoir lieu bien sûr et quelle leçon l’Afrique doit-elle en tirer ?
Ce serait une grande victoire pour la cause des droits de l’Homme sur le continent car ce serait un grand pas de franchi dans la lutte contre l’impunité. Un Président jugé et condamné pour des fautes qu’il a commises, je trouve cela formidable ! Je crois que si l’on arrive à avoir deux ou trois cas concrets, cela constituera une dissuasion pour les autres.
Avec une Cour pénale africaine ?
Pourquoi pas ? Il faut juste que les juges ne soient ni corrompus ni complaisants à l’égard de qui que ce soit ! Nous avons la même formation que ceux qui jugent en Europe ou aux Etats-Unis. Pourquoi ne pas le faire nous-mêmes ici en Afrique ?
MOMAR DIENG (Envoyé spécial au Tchad)