Publié le 21 Dec 2022 - 15:42
POLITIQUE AU SÉNÉGAL

Le jeu de yo-yo de la société civile...

 

L’immixtion des acteurs de la société civile dans le terrain jadis réservé aux partis politiques, et notamment les compétitions électorales, fait de plus en plus jaser. Mais existe-t-il une frontière entre militantisme citoyen et action politique ?

 

Y en marre, le Mouvement de défense de la démocratie M2D, le collectif Nio Lank (on refuse, en wolof, une des langues nationales du Sénégal), Mouvement du 23 Juin (M23), la Rencontre africaine pour la défense des Droits de l’homme (Raddho), le Forum civil… La liste est loin d’être exhaustive.

Ces mouvements communément classés dans la ‘’société civile’’ ont toujours eu divers modes d’action pour se faire entendre des pouvoirs publics : manifestations, sit-in, rassemblements. Ils se sont souvent positionnés dans le débat politique comme des arbitres entre différents acteurs et des garants d’une certaine éthique républicaine.

Cette posture, d’après un de membres de cette société civile, Demba Makalou, différencie les acteurs de la société civile des militants des partis politiques qui concourent à recueillir les suffrages des électeurs. ‘’La société civile a toujours été une sentinelle qui veille sur la démocratie’’,  selon M. Makalou, Coordonnateur local de l’Alliance pour des valeurs citoyennes et éthiques dans la commune Mermoz Sacré-Cœur, à Dakar.

Dans un entretien avec ‘’EnQuête’’ et Ouestaf News, il tient à rappeler que les acteurs ‘’non politiques’’ ont, en général, tout le temps alerté sur les ‘’dérives du pouvoir’’.

Il n’a pas totalement tort. En 2011, la société civile sénégalaise a été à l’avant-garde du combat contre un troisième mandat de Me Abdoulaye Wade, alors Président de la République. Mais le regard sur la société civile dépend surtout d’où l’on se situe. Son action est interprétée différemment selon qu’on est au pouvoir ou dans l’opposition.

Abdoul Aziz Diop, aujourd’hui, Conseiller spécial à la présidence de la République, évoque le terme d’’’intrusion’’, pour s’interroger sur le rôle des acteurs de la société civile dans le jeu politique qui, selon lui, soulève de nombreuses interrogations liées à leur légitimité à porter les luttes démocratiques.

Monsieur Diop est pourtant un ancien porte-parole du Mouvement du 23 Juin (M23, composé de partis politiques et de la société civile) qui avait mené la fronde contre le régime d’Abdoulaye Wade, entre 2011 et 2012 !

Aujourd’hui, il défend que la poursuite de la mission de veille de la société civile ne doit pas pousser les organisations qui la composent à vouloir ‘’se substituer aux gouvernants, détenteurs de la légitimité populaire’’.

Les dirigeants de la société civile doivent être des relais désintéressés entre l’État, les partis politiques et le peuple, selon Abderrahmane Ngaïdé, Enseignant-Chercheur en histoire à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad). Il introduisait, en 2009, un livre publié par Gorée Institute sur l’état de la démocratie en Afrique de l’Ouest.

Cependant, il semble bien que la société civile outrepasse, par moments, son rôle de veille ; ce qui pousse certains analystes comme le Dr Jean-Marc Segou, Doctorant en diplomatie et relation internationale à l’École des hautes études internationales et politiques de Paris (HEIP), à l’assimiler ‘’à une arène de fabrication du politique ou comme un tremplin de préparation à la future carrière politique’’.

’La porosité des frontières entre société civile et sphère politique’’

Dans son article publié dans une note de recherche du think thank Thinking Africa et intitulé ‘’La société civile en Afrique de l’Ouest : quels bilans dans l’émergence de la bonne gouvernance ?’’, Jean-Marc Segou estime que certains de ces acteurs s’impliquent dans ‘’la compétition électorale ou s’interposent face aux projets gouvernementaux jugés antidémocratiques’’, tout en soulignant que les rôles des sociétés civiles peuvent être ‘’multiformes et orientées en fonction des aspirations des acteurs engagés’’.

Ainsi, pour certains responsables d’organisation de la société civile, ces structures qui se veulent pourtant ‘’neutres’’, constituent un simple tremplin pour garantir un avenir politique à ses membres. 

À l’issue des élections locales de 2014, beaucoup de conseillers municipaux et départementaux issus de la société civile et élus sur cette base se sont empressés de rejoindre les formations politiques, afin de s'assurer une bonne représentation au sein des équipes municipales et départementales, notamment dans les quartiers de la banlieue dakaroise. 

Mais, ils ne sont pas les seuls. Guy Marius Sagna, Coordonnateur du Front pour une révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine (Frapp)/France dégage, a été élu député au scrutin de juillet 2022 sur la liste d’une coalition de l’opposition. Fadel Barro, ancien Coordonnateur du mouvement Y’en a marre, avait été battu aux élections locales à Kaolack (Centre) où il avait brigué la mairie. Après avoir cessé ses activités au sein de Y’en a marre, M. Barro a créé un mouvement politique local sous la bannière duquel il a participé aux élections locales.

Peu importe, en allant à l’assaut des suffrages, il devient évident que le rôle d’arbitre (neutre) et de vigie de la démocratie se dissipe vite sur le terrain politique.

Pour le Dr Moussa Diop, Enseignant-Chercheur en science de l’information et de la communication, cet engagement sur le terrain des élections montre ‘’la porosité des frontières entre société civile et sphère politique’’. Selon lui, on retrouve presque les mêmes acteurs dans les deux mondes. Il appartient donc ‘’aux acteurs individuels comme collectifs de clarifier leur posture, leur discours leur motivation’’ pour permettre aux citoyens d’avoir une meilleure visibilité des acteurs de l’espace public.

‘’Activisme et engagement politique sont complémentaires’’

Toutefois, le Dr Diop estime que les organisations de la société civile juridiquement reconnues par le droit sénégalais, sont absolument légitimes à porter les préoccupations des Sénégalais. Et donc à briguer les suffrages, si elles le souhaitent. 

Mais au fond, en quoi les acteurs de la société civile sont-ils différents des acteurs politiques ?   ‘’Nous n’avons pas peur de le dire, ce que nous faisons dans la société civile, c’est de la politique’’, admet Bentaleb Sow, chargé du recrutement au sein du Frapp/France dégage, un mouvement connu pour son activisme en faveur des idées panafricaines  et  anti-impérialistes.

D’après Bentaleb Sow, la démarcation entre ‘’activisme’’ et ‘’engagement politique’’, n’a pas lieu d’être. Il juge qu’ils sont complémentaires. C’est avec cet argument que M. Sow défend la candidature de son camarade Guy Marius Sagna qui a réussi à être élu. Pour lui, cette l’incursion de M. Sagna en politique n’enfreint nullement les règles d’engagement de Frapp. ‘’Dans ce mouvement, chaque membre peut s’affilier au parti de son choix, sans que cela  n’altère sa participation aux activités de Frapp’’, indique M. Sow.

Ce sont de tels arguments qui poussent certainement Mamoudou Wane, Secrétaire général à la vie politique au Parti socialiste (PS, allié à la majorité au pouvoir), à dire que les limites entre société civile et politique ont volé en éclats au Sénégal. ‘’Malheureusement, la plupart du temps, nous avons affaire à des politiciens encagoulés qui viennent vendre du rêve aux populations, tout en se réclamant de la société civile’’, fustige le responsable politique du PS.

Mais pour le journaliste et analyste politique Ibrahima Bakhoum, cette convergence de lutte entre la politique et la société civile doit être ponctuelle et non permanente, chacun des deux devant, selon lui, naturellement retrouver son rôle après.

Plus facile à dire qu’à faire.

‘’EnQuête’’, en collaboration avec Ouestafnews

 

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