Publié le 12 Apr 2018 - 22:21
RIVALITES ET POLITISATION DE LA LUTTE SYNDICALE

Le temps de la surenchère 

 

D’un côté, le G6 qui, ‘’sous la pression’’ des autres cadres syndicaux, maintient le flou depuis que le chef  de l’Etat a fait la proposition de porter les indemnités de logement à 85 000 F Cfa. De l’autre, la Féder qui présente Idrissa Seck comme étant le meilleur candidat à la Présidentielle de 2019. De quoi justifier la thèse de la montée des enchères. Au grand dam de l’école sénégalaise.

 

Surenchère ! Voilà le terme utilisé par certains partisans du régime dont Me Oumar Youm, le directeur de cabinet du président de la République, pour qualifier la grève des enseignants. Ce même mot est aujourd’hui employé par des leaders syndicaux pour parler de la lutte, même si le contenu donné à ce vocable n’est pas le même que celui du camp au pouvoir. En fait, les syndicats membres du G6 ont rencontré le chef de l’Etat le vendredi 30 mars dernier. Une réunion au cours de laquelle le Président Sall a fait la proposition de porter l’indemnité de logement des enseignants de 60 000 à 85 000 F Cfa.

Depuis lors, les syndicalistes n’ont pas donné une réponse claire, à savoir s’ils vont continuer la grève ou lever le mot  d’ordre. Il est vrai que le  déroulement du sixième plan d’action indique une volonté de maintenir le cap. Cependant, il n’en demeure pas moins que l’opinion attend toujours une position officielle, soit l’acceptation de l’offre du  président de la République et la levée du mot d’ordre, soit son rejet et la poursuite du combat. Une attente qui inquiète les élèves et leurs parents. Dans une interview accordée la semaine dernière à EnQuête, le  président de l’Unapees regrettait cette posture jugée floue. ‘’Bientôt la fin des vacances (scolaires), et il n’y a pas encore de réaction de leur part’’, se désolait Abdoulaye Fané.

Ce délai de plus de 10 jours, Souleymane Diallo, patron du Sels et membre du G6, l’explique par le fait qu’il y a eu les vacances scolaires. Il fallait attendre le retour en classe pour partager avec la base et laisser cette dernière apprécier. Ancien secrétaire général du Syndicat autonome de l’enseignement supérieur (Saes), le Pr. Buuba Diop semble convaincu. Pour lui, le fonctionnement des syndicats est un peu complexe. Il n’est pas toujours facile d’arrêter une décision, surtout lorsque des syndicats qui n’ont pas nécessairement les mêmes intérêts et le même mode fonctionnement se retrouvent. Il demande ainsi à ce que la manière de faire des organisations soit respectée.

Cependant, Amadou Diaouné le Secrétaire général du Sudes voit dans  cette démarche une autre raison, même s’il accepte l’argument des vacances scolaires. Le successeur de Mamadou Diouf pense qu’il y a une fuite  en avant qui consiste à se mettre dans la peau d’un envoyé dont la mission est de rendre compte au lieu de décider. ‘’Un leader syndical doit assumer ses responsabilités. Mais on voit une nouvelle tendance qui consiste à tout renvoyer à la base. Du temps d’Iba (Iba Ndiaye Diadji), quand on devait négocier, on demandait les minimums acceptables. De ce fait, on prenait des décisions en toute responsabilité’’, relève-t-il.  ‘’Et si les propositions sont en deçà des minimums acceptables, que faut-il faire ?’’ se demande Souleymane Diallo, selon qui  la seule solution est de retourner auprès des délégants. M. Diallo pense aussi qu’il faut améliorer les prises de décisions, en les rendant plus collégiales.

‘’Nous sommes dans un contexte de surenchère’’

Seulement, Amadou Diaouné croit savoir que derrière cette posture du G6, il y a une réalité plus complexe qui dépasse la simple relation entre mandants et mandataires. le SG du Sudes soutient que c’est ‘’l’ostracisme systématique’’ appliqué aux syndicats non représentatifs qui a créé une tension entre les cadres. Du coup, cette rivalité des groupes fait que, selon lui, il est difficile aujourd’hui d’aller vers la levée du mot d’ordre de grève, puisqu’aucune entité ne veut le faire en premier, au risque d’être accusée par les autres. ‘’Nous sommes dans un contexte de surenchère, qu’on le reconnaisse ou pas’’, tranche-t-il.

Sa vision est aussi  celle de Mamadou Lamine Dianté. L’ancien SG du Saemss pense que la stratégie du gouvernement consistant à écarter une partie des syndicats de la négociation n’est pas de nature à faciliter les choses. Pour lui, les leaders du G6 vont apprécier les propositions suivant deux critères : les attentes de leur base, mais aussi celles des enseignants craie en main non affiliés à leurs organisations. Ce qui fait qu’il sera difficile de trouver le juste milieu. ‘’Si le G6 lève le mot d’ordre sans avoir un certain niveau de satisfaction, les autres vont cristalliser la colère des enseignants sur le terrain. Et ce serait un désaveu pour eux’’, souligne-t-il. Ce qui fait dire à Amadou Diaouné qu’il est facile de déclencher un mouvement, mais il faut du courage pour l’arrêter, ‘’surtout si les militants ont été chauffés à blanc’’, ajoute-t-il.

‘’La bande des six continue de manœuvrer’’

Il faut dire qu’il y a dans l’attitude des syndicats de quoi défendre la thèse de la surenchère. Depuis que l’Etat a décidé de ne négocier qu’avec les syndicats représentatifs (ce qui, du reste, a été  clairement précisé dans le décret portant organisation des élections de représentativité : Ndlr), on note une sorte de compétition entre le G6, l’Inter-cadre et la Féder. Les plans d’actions se chevauchent, se recoupent, se suivent. En plus, les autres entités, particulièrement la Féder, ne cessent d’accuser les leaders du G6 d’être de connivence avec le régime. On les soupçonne même de mener un semblant de bras de fer pour mieux servir le pouvoir. La même accusation a été réitérée par le coordonnateur de la Féder, à la suite du discours à la Nation du chef de l’Etat du 3 avril dernier. ‘’Il nous est revenu qu’après avoir été reçu nuitamment au Palais le vendredi 30 mars 2018, la bande des six (le  G6) continue de manœuvrer dans la division pour tenter de trouver avec le pouvoir les voies et moyens de lever le mot d’ordre’’, pestait Dame Mbodj, il y a quelques jours. L’ex-rival d’Abdoulaye Ndoye accuse les autres de vouloir ‘’négocier des miettes’’ parce que, dit-il, l’Etat leur a proposé des millions en guise de subventions. Avec de telles  déclarations, il est clair qu’il difficile de battre en brèche l’idée de surenchère.

Pourtant, le G6, par la voix de Souleymane Diallo, nie toute influence des autres organisations. Le patron du Sels rappelle que le cadre avait dit dès le début qu’avant toute suspension ou levée de mot d’ordre, la base sera consultée. De ce fait, dit-il, c’est elle (la base) et uniquement elle qui prend les décisions. ‘’Nous sommes un cadre qui fonctionne sur la base de principe. Si vous voyez bien, ce sont les autres qui parlent de nous, mais nous ne parlons pas des autres. Ce sont eux qui se présentent en rivaux, mais nous, nous déroulons une feuille de route’’, rétorque-t-il. Sans demander d’être au tour de la table, Amadou Diaouné pense que le gouvernement et le G6 doivent aux autres syndicats au moins des informations sur les revendications et l’évolution des négociations. ‘’Nous sommes après tout des partenaires. Le minimum, c’est le partage d’information. Mais le gouvernement nous ignore royalement, le G6 aussi’’, se désole-t-il.

‘’Au G6, nous faisons du  syndicalisme pur et dur’’

Outre ce problème entre syndicats, il y a la récente entrevue entre la Féder et Idrissa Seck, le leader de Rewmi. D’aucuns se posent des questions sur une telle démarche et se demande s’il ne s’agit pas là d’une politisation de la lutte syndicale. Du côté de Diaouné et Diallo, c’est sans commentaire.  ‘’Au G6, nous faisons du  syndicalisme pur et dur’’, déclare le patron du Sels. Quant à l’Inter-cadre, souligne Diaouné, il a été informé de la volonté d’Idrissa Seck de rencontrer les responsables, mais il n’y a pas eu de correspondance, ni de suite.

Si les SG en activité ne veulent pas commenter la décision de leurs pairs, ceux qui ont passé le témoin ont accepté de s’exprimer sur la question. Sur le principe, cette rencontre ne pose pas de problème. Le Pr Buuba Diop et Mamadou Lamine Dianté estiment que c’est dans l’ordre normal des choses. L’ancien secrétaire général du Saes pense que la lutte syndicale est déjà politique, en ce sens que l’Etat lui-même y voit des soubassements politiques. ‘’Je me rappelle qu’en 1980, Jean Collin m’a appelé pour dire : vous voulez faire tomber le régime. Je lui ai dit : si c’est pour me dire cela, vous n’avez pas besoin de m’appeler’’, se rappelle Buuba Diop.

Selon l’historien, expert des questions de l’Education, dans ce contexte actuel, tout est question de lobbying. Ce qui est important, ajoute-t-il, est de savoir qui influence l’autre dans ce rapport des forces. Pour les syndicats donc, ‘’l’essentiel est de garder son autonomie’’. Même point de vue de Mamadou Lamine Dianté. Le prédécesseur de Saourou Sène à la tête du Saemss rappelle qu’il y a actuellement une bataille d’opinion entre les enseignants et les tenants du pouvoir. Cette démarche s’explique donc par le besoin d’avoir des voix porteuses autres que celles des syndicalistes, afin de donner aux revendications plus de légitimité aux yeux de l’opinion.

Un syndicaliste n’a pas à apprécier un programme politique

Par contre, là où cette rencontre entre la Féder et Idrissa Seck pose problème aux anciens secrétaires généraux, c’est lorsqu’un leader syndical émet des jugements de valeurs sur les acteurs politiques en compétition. Selon la presse, le coordonnateur de la Féder a déclaré que l’ancien Premier ministre de Me Abdoulaye Wade est le plus attendu parmi les prétendants à la Présidentielle. ‘’Vous êtes le candidat en qui les Sénégalais ont le plus espoir. Vous avez cette lourde charge, parce que le peuple pense à vous, c’est important qu’on puisse faire l’état des lieux pour que vous puissiez mesurer l’ampleur des dégâts’’, déclare Dame Mbodj, rapporté par le journal l’Observateur du samedi 7 avril 2018. Cette posture qui consiste à présenter l’un des challengers, particulièrement le plus farouche opposant du Président Macky Sall, comme étant le meilleur, est considéré comme troublante. ‘’On n’est plus dans le domaine syndical. En tant que responsable, on n’a pas à apprécier un programme ou bien le comparer à un autre’’, tranche Mamadou Lamine Dianté. ‘’On crée les conditions d’un débat, mais on ne se prononce pas sur des programmes ou des hommes’’, renchérit le Pr. Buuba Diop.

L’Enseignant à l’université reconnaît que les organisations syndicales peuvent faire du lobbying auprès des porteurs d’opinion, l’essentiel est de ne pas prendre position. ‘’Les syndicats eux-mêmes ont intérêt à garder les distances vis-à-vis des politiques’’, conclut-il. Même point de vue de la part de Dianté. Ce dernier souligne qu’il est possible de sensibiliser les leaders politiques à la cause des enseignants, afin qu’ils ajoutent leurs voix à celles des enseignants, mais il faut faire attention, car on n’est pas à l’abri d’une exploitation politicienne. La jonction des forces pour  déstabiliser le régime en place n’est pas aussi à écarter, ajoute cet interlocuteur. Politisation, rivalités syndicales ou pas, le seul perdant, in fine, est celui-là qui est considéré comme  devant être au centre des préoccupations de l’école : l’élève !

BABACAR WILLANE

 

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