Quand Kéba Mbaye écrivait à son fils Abdoul, le nouveau premier ministre
Mon fils,
«Paris le 28 août 1982
Mes félicitations ! Que Dieu t’aide à porter ta lourde charge. Qu’il te protège contre le mal et t’inspire à chaque instant afin que toujours tu suives la voie du bien.
J’ai confiance.
Néanmoins je ne peux m’empêcher de te donner quelques conseils en de telles circonstances. D’ailleurs tu en entendras bien d’autres. Il faut en prendre et en laisser. Au Saloum on dit que quant un saloum-saloum te dit : «Faa lay waxal !» Méfie toi «waxal lu la. Bopam lay waxal.» Il faut donc écouter tout le monde, et prendre ta décision seul.
Je n’attendrai pas aujourd’hui pour te faire une leçon de morale. Tu n’en as jamais eu besoin. Je suis donc sûr que tu ne vas pas changer. Mais je vais te livrer quelques remarques. Il ne s’agit guère des fruits d’une réflexion, mais du résultat d’une longue expérience de responsabilités. Je te le sers sans ordre :
N’aie confiance en personne à commencer par moi. Ne fais jamais rien d’important sans en discuter avec ton épouse. Il ne s’agit évidemment pas de faire ce qu’elle te dit, mais de prendre son avis. Prends aussi d’autres avis en ayant toujours en tête que ce que tu dis à un étranger sera répété, et parfois déformé. Reste simple. Mais ne sois pas vulgaire. Un banquier est comme un magistrat : il ne doit pas être accessible à tout venant. Sois égal pour tous : tes administrés et tes clients. Soit juste avec eux. Garde-toi des sentiments. Ils ne servent à rien dans ton métier. Respecte riches et pauvres, puissants et misérables.
Ne te mets pas en mal avec ceux qui t’ont fait confiance et en tête de qui se trouvent le Président et le Premier ministre. Fais savoir à ceux qui t’ont combattu que tu connais leur position et comprends leur inquiétude. Rassure-les et essais de les convaincre qu’ils ont eu tort. Ne te coupe ni de tes amis d’hier, ni de mes relations à moi. Mais que personne, je dis bien personne, ne réussisse à te faire dévier de la route que tu t’es tracée et qui doit être pavée des règlements et des lois qui régissent la Bhs. S’ils veulent te voir reçois-les, mais n’accepte pas qu’on te fasse perdre ton temps. Il faut néanmoins rester correct, simple et courtois. Refuser quelque chose à quelqu’un n’est ni bon ni mauvais, tout est dans la manière. On peut donner et faire de son donateur son pire ennemi. On peut refuser un service et garder un ami.
Garde-toi des nouveaux amis. Ils seront les premiers à rigoler si un jour tu te casses la figure. Sois méfiant, et même dans ton service mets en place un système d’information et de consultation. Le premier est occulte et le second officiel. Mais ne donne jamais l’impression que tu n’es pas le chef, donc celui qui décide. Aie confiance en toi-même. Tu es désormais l’égal de qui que ce soit. La modestie n’est pas l’humilité. Celle-ci ne doit se manifester qu’envers Dieu. Continue à pratiquer ta religion avec la même constance, la même foi profonde ; Crois en Dieu ; et donc pas à un homme. Ils sont comme toi : à commencer par moi ! Dis-toi que nul ne doit t’en imposer. Mais que cela ne t’empêche pas de reconnaître le mérite des autres. Aie toujours à l’esprit qu’un chef cesse d’être un chef le jour où il devient faible. Ne te laisse jamais démonter. Prends tes sanctions avec fermeté et donne tes récompenses avec objectivité.
Dis-toi toujours que ce que tu n’as pas fait toi-même ou que tu n’as pas contrôlé, n’est pas fait ou est mal fait. Sois le premier à la banque et sors toujours le dernier. Garde tes opinions politiques pour toi. Un moment viendra où tu pourras dire ce qui te plait et où tu voudras. Ecoute beaucoup et parle peu, jamais une décision à la hâte, jamais une opinion après avoir écouté une seule partie. Il faut savoir ce qui se passe autour de toi, et faire semblant parfois de l’ignorer tout en en tenant compte dans tes actions. Ne mange pas n’importe où et ne bois pas un liquide dont tu ne connais pas l’origine. La circonspection et la méfiance avant tout. Fais-toi voir le moins possible. Ne commence aucune pratique que tu ne puisses poursuivre si elle est bonne.
Il me reste encore beaucoup de choses à te dire, j’en choisis une seule et la dernière : reste toi-même et que Dieu t’aide.
Papa.»