“Nous opposons nos propres valeurs face à l’accord entre Aramco et la FIFA”
Lundi dernier, 125 joueuses signaient une lettre ouverte à la FIFA pour revenir sur son accord avec l’entreprise publique pétrolière saoudienne Aramco, partenaire officiel des prochaines Coupes du monde masculines et féminines. Une manière pour l’État saoudien d’acheter le silence autour de sa politique irrespectueuse des droits humains.
Le casting
Sofie Junge Pedersen, milieu de l’Inter Milan et internationale danoise (88 sélections) à l’origine de la pétition.
Lina Al-Athloul, activiste des droits de l’homme saoudienne et sœur de Loujain Al-Athloul, militante féministe retenue illégalement sur le territoire saoudien.
Pourquoi, selon vous, cet accord entre la FIFA et l’entreprise saoudienne Aramco est particulièrement révoltant ?
Sofie Junge Pedersen : Avec Tessel Middag (Glasgow Rangers, 44 sélections avec les Pays-Bas) et Katie Rood (15 sélections avec la Nouvelle-Zélande), on n’arrivait pas à croire que la FIFA ait officialisé ce partenariat avec Aramco. L’Arabie saoudite est un pays qui viole les droits des femmes, criminalise les personnes LGBT+. En plus de ça, Aramco est une des plus grosses entreprises productrices de pétrole, et a donc une grande responsabilité dans le changement et la crise climatique que nous vivons. La FIFA a besoin de regarder le monde qui nous entoure, et d’ajuster ses standards en fonction. Elle a une politique en matière de droits humains et s’était engagée à soutenir les accords de Paris. Surtout que le changement climatique présente d’importants risques pour le football. Les inondations, incendies et la hausse des températures, tout cela a des conséquences pour le sport, pour ses fans.
Offrir le Mondial 2034 au régime, cela veut dire fermer les yeux sur les femmes emprisonnées pour avoir exprimé pacifiquement leurs opinions.
Sofie Junge Pedersen
Lina Al-Athloul : Aramco, ce n’est pas n’importe quelle entreprise. C’est celle du prince héritier Mohammed ben Salmane (Aramco est détenue à 98,5% par l’État saoudien, NDLR). Avoir un contrat avec Aramco, c’est être en accord avec lui. Pour faire un parallèle avec le rachat de Newcastle par le PIF, le fonds d’investissement public saoudien, les défenseurs de ce rachat affirmaient que le PIF n’est pas le gouvernement saoudien. Le gouverneur du fonds souverain a reconnu explicitement que MBS prenait toutes les décisions concernant ce fonds. Le PIF, c’est MBS.
Ce partenariat fait suite aux 51 milliards de dollars investis par l’Arabie saoudite dans le monde du sport depuis 2016. Quelles retombées espère le régime ?
Lina Al-Athloul : Ce n’est pas juste du sport, mais de la géopolitique. Que les Saoudiens investissent toujours plus d’argent dans le sport leur sert à imposer leur politique tout sauf démocratique. Le mois dernier, ils ont interdit à un journaliste d’accéder à un match de boxe organisé en Angleterre par l’Arabie saoudite, car il s’était montré critique envers le régime. Cela montre bien à quel point ils sont prêts à aller loin pour censurer tout le monde et museler les voix. Qui sait si demain, s’ils rachètent St James’ Park à Newcastle, ils ne vérifieront pas que vous n’ayez rien dit de mal sur MBS sur les réseaux sociaux avant de vous laisser entrer au stade ? Que le dictateur ait plus de pouvoir n’est pas seulement dangereux pour la population saoudienne, mais aussi pour les démocraties étrangères.
Sofie Junge Pedersen : L’Arabie saoudite est le principal candidat pour organiser la Coupe du monde 2034, on espère que ce n’est pas déjà signé. Ce partenariat et la possible organisation de la Coupe du monde 2034 valident leurs pratiques. Offrir un tel évènement au régime, cela veut dire fermer les yeux sur les femmes emprisonnées pour avoir exprimé pacifiquement leurs opinions. En Arabie saoudite, les femmes restent sous la tutelle d’hommes et peuvent être arrêtées pour leur avoir désobéi. On ne peut pas, en tant que joueuses, cautionner cela.
On nous parle de bâtir des ponts plutôt que des murs, mais ces ponts ne font pas avancer l’Arabie saoudite, ils ne servent que la cause du régime s’ils ne permettent pas de dénoncer les atteintes aux droits humains.
Lina Al-Athloul : En Arabie saoudite, les femmes sont grosso modo considérées comme des mineures jusqu’à la fin de leur vie. Toute décision importante nécessite l’accord d’un homme. À partir du moment où MBS est arrivé sur le devant de la scène avec son discours libéral, ma sœur comme toutes les féministes du pays, femmes et hommes, se sont fait arrêter. La réalité pour les Saoudiens et Saoudiennes n’était pas celle que les autres voyaient à travers ce discours réformiste. Au moment des arrestations, on a commencé à mieux comprendre la transformation du pays en un État policier. Lors de l’arrestation de ma sœur, la police est entrée de force dans notre maison à Riyadh, et nous n’avions plus aucun moyen de communiquer avec Loujain. On a compris que les institutions étaient sous l’emprise du prince héritier. Ma sœur s’était investie dans le mouvement pour l’obtention du droit de conduire pour les femmes, et a été placée dans une prison non listée dans le registre officiel, un centre de torture situé dans un ancien palace où elle a été détenue près de trois ans.
Sofie Junge Pedersen : La question des partenariats et de la propriété est un enjeu crucial. Nous nous sommes réunies pour opposer nos propres valeurs face à l’accord entre Aramco et la FIFA, et je pense que c’est vraiment important qu’on garde notre droit d’élever la voix pour protester contre ces mises en danger des droits humains.
Il existe une certaine dissonance entre l’utilisation de l’image d’une personnalité comme Georgina Rodríguez, la compagne de Cristiano Ronaldo, et la politique imposée à l’intérieur de ses frontières.
Lina Al-Athloul : L’Arabie saoudite a ce don de faire passer un message à l’Occident et de faire tout le contraire à l’intérieur. On nous parle de créer des liens et de bâtir des ponts plutôt que des murs, mais ces ponts ne font pas avancer l’Arabie saoudite, ils ne servent que la cause du régime s’ils ne permettent pas de dénoncer les atteintes aux droits humains. Par exemple, il y avait toute une campagne pour dire que les femmes peuvent s’habiller comme elles le veulent. Une femme comme Manahel Al-Otaïbi prenait ouvertement position pour défendre MBS, elle est aujourd’hui en prison, condamnée pour onze ans. J’ai lu son jugement : elle a été condamnée pour ne pas avoir porté l’abaya et utilisé des hashtags féministes. À côté de ça, la femme de Cristiano Ronaldo s’affiche sur les réseaux sociaux en bikini et sert la propagande du régime, tandis que les femmes saoudiennes se feraient emprisonner pour la même chose. Il n’y a que des évolutions « bling-bling » sans s’attaquer au fond, au système de tutelle et à l’absence de liberté d’expression. Le prince héritier a pour objectif d’ouvrir le pays aux Occidentaux, au commerce et aux investissements, tout en créant une atmosphère de peur pour garder la mainmise sur le peuple saoudien. Ces deux images opposées doivent être dénoncées. Personne n’a le droit de parler de ce qui se passe pour le peuple dans le pays. Tous ces investissements et partenariats sont faits à la condition du silence.
On a beaucoup entendu parler de velléités de grèves dans le football masculin en raison de calendriers surchargés. Il serait imaginable de voir un jour une grève pour demander un football plus vertueux, plus respectueux des droits humains ?
Sofie Junge Pedersen : On a reçu des messages contradictoires de la FIFA ces dernières années. L’an dernier, lors de la Coupe du monde féminine en Australie et en Nouvelle-Zélande, on nous a dit : « Vous avez le pouvoir de nous convaincre en tant qu’hommes de ce que nous devons faire, et ce que nous ne pouvons plus faire. Faites-le. Vous trouverez des portes ouvertes à la FIFA, poussez-les. » On fait les choses étape par étape, avec cette lettre pour commencer. Ce que cette lettre montre, c’est qu’il y a déjà 125 joueuses de 25 pays différents qui portent une voix pour défendre les droits humains et dénoncer le dérèglement climatique. La FIFA ne peut ignorer les faits que nous mettons en avant dans notre lettre. On fait ce que l’on peut pour faire avancer les choses.
SOFOOT