Chroniqueurs ou paroliers ? Quand l'espace public s'effondre sous le poids du bavardage

À l'instar de cette phrase lapidaire de Fabrice Arfi, chef du bureau d’enquête à Mediapart, dans l’émission de télé: « Si on a peu de faits et beaucoup de commentaires, on sort du champ du commentaire, on est dans le bavardage », le Sénégal semble aujourd’hui en pleine dérive de son espace public. Un constat qui prend une acuité dramatique dans le contexte de la convocation récente de Badara Gadiaga, chroniqueur phare des plateaux audiovisuels, pour des propos jugés diffamatoires. Cet événement n’est pas isolé. Il constitue le symptôme d’un mal plus profond : la transformation du débat public en un théâtre d’opinions incontrôlées où la réflexion cède la place à la polémique creuse, souvent intéressée.
Le débat sénégalais, autrefois vivace, contradictoire et informé, est devenu l’otage de chroniqueurs improvisés, d’analystes autoproclamés, de commentateurs compulsifs, le tout dans une société où les médias audiovisuels ont épousé la logique du spectacle et de l’instantané. Comme le soulignait Dominique Gomis, professeur de sociologie des médias au CESTI, « la plupart des radios sont désormais des télévisions filmées, et les grilles de programmes pauvres ont laissé le champ libre à l’ascension fulgurante d’une catégorie hybride, ni journalistes, ni experts : les chroniqueurs. »
Ces derniers ont, à tort ou à raison, supplanté les journalistes classiques sur les plateaux. En lieu et place du reportage, de l’enquête, du dossier fouillé, l’on assiste à une succession de talk-shows où l’émotion prime sur la rigueur. Il n’est plus rare de voir un chroniqueur débattre d’économie, de diplomatie, de droit constitutionnel ou de géopolitique, souvent sans autre boussole que sa propre subjectivité.
La prolifération des télés, radios communautaires et Web TV a accentué ce phénomène. Faute de contenu original, ces médias, surtout en période creuse, ouvrent grand leurs antennes à des paroliers qui légifèrent à longueur de journée sur les sujets d’intérêt public comme sur les affaires les plus intimes des célébrités. De la reddition des comptes à l’intimité supposée de la première dame, en passant par le manque de savon dans des congrégations religieuses, tout est prétexte à polémique, souvent sans aucune vérification des faits.
Depuis le début des années 2010, cette tendance s’est institutionnalisée. Le métier de chroniqueur – au sens large, parfois approximatif – est devenu une véritable rampe de lancement pour ceux qui cherchent à exister dans l’espace public, à défaut de produire une analyse fondée. Ils commentent les commentaires, s’érigent en oracles de la politique, et deviennent prescripteurs d’opinion dans un pays où l’accès au plateau est désormais plus valorisé que la maîtrise du sujet.
Cette montée en puissance ne saurait être attribuée au seul amateurisme médiatique. Elle est aussi le fruit d’une stratégie politique cynique. Pendant des années, les élites politiques ont méthodiquement discrédité les journalistes, les universitaires, les intellectuels. Toute voix discordante, toute parole savante, toute pensée nuancée était systématiquement renvoyée à son « éloignement des réalités ». Cette stigmatisation, cette disqualification sociale, a laissé le champ libre à une nouvelle classe de « spécialistes sans formation », prompts à l’invective et à la simplification abusive.
La nature ayant horreur du vide, ces nouveaux acteurs ont occupé l’espace déserté par ceux que l’on avait réduits au silence. Sans la rigueur des journalistes, sans la méthode des chercheurs, sans l’éthique des pédagogues, ces chroniqueurs ont nivelé le débat par le bas. Loin de la confrontation d’idées, le Sénégal vit désormais sous le règne de l’agressivité verbale, de l’attaque ad hominem, de la généralisation abusive.
Le plus inquiétant dans cette configuration, c’est que les décideurs eux-mêmes en sont complices, voire bénéficiaires. Ils préfèrent un espace médiatique déstructuré, manipulable à souhait, à un vrai contre-pouvoir. Les chroniqueurs ne posent pas de questions dérangeantes, ne confrontent pas les chiffres, ne débusquent pas les contradictions. Ils alimentent l’émotion, servent de caisse de résonance, souvent même de boucliers ou de snipers officiels.
Mais à long terme, cette stratégie est une impasse. La désintégration du débat public affaiblit le contrat social. Elle accentue le désintérêt des citoyens pour la chose publique, favorise la propagation des rumeurs, renforce les préjugés. Elle prive le pays de penseurs, d’analystes, de pédagogues capables d’aider à comprendre les enjeux complexes.
La convocation de Badara Gadiaga, qu’on l’approuve ou non, doit être l’occasion de reposer les bonnes questions. Quelle est la place de la parole médiatique dans une démocratie ? Où s’arrête la liberté d’opinion et où commence la diffamation ? Quelle est la responsabilité des médias dans la validation de ces figures ? Qui leur donne légitimité à parler au nom du peuple ?
Il est temps, pour les rédactions comme pour les régulateurs, de repenser les formats, de réhabiliter les journalistes professionnels, de former les intervenants, d’exiger la transparence des affiliations. L’espace public sénégalais mérite mieux que des débats au rabais. Il mérite le retour des faits, la centralité de la vérité, la dignité du contradictoire.
Car dans un monde saturé d’opinions, l’information, la vraie, devient un bien rare. Et c’est ce bien-là qu’il faut défendre, coûte que coûte.
AMADOU CAMARA GUEYE