Cahier d’un retour chaotique
Les Africains ont de la ressource. Mais aussi, l’humanisme, la générosité et un sens aigu de la solidarité ne sont pas des valeurs galvaudées en terre africaine. C’est ce que raconte notre reporter Mamadou Yaya Baldé, en pleine crise Ebola entre le Sénégal et la Guinée, alors qu’il revenait de son pays où il était parti effectuer son stage obligatoire à la télévision guinéenne (RTG), en 2014. Dans ce récit, l’étudiant au CESTI nous plonge dans les méandres du système de fraude qui a permis à des centaines de Guinéens d’entrer au Sénégal, au moment de la fermeture des frontières entre ces deux pays voisins. Comment les passeurs maliens se sont fait une fortune. Après avoir miraculeusement réussi à entrer au Sénégal, il avait censuré son récit, estimant que l’état des relations diplomatiques entre la Guinée et le Sénégal, à l’époque, n’était pas favorable à sa publication. Trois ans après, il partage avec nous son carnet de voyage, riche en émotions et en enseignements. C’est de la politique, de la géographie, mais aussi de l’histoire d’une inexplicable et forte émigration guinéenne au Sénégal.
Beaucoup de choses ont été dites, mais pas tout sur l’épisode Ébola. Maintenant que les malades sont guéris, les morts enterrés, les apeurés rassurés, les relations entre les Etats (Guinée et Sénégal) normalisées, il me semble désormais opportun et utile de partager, dans ce reportage-témoignage, la petite expérience que j’ai vécue, au moment de la fermeture de cette frontière, en ma qualité d’étudiant guinéen au Sénégal, parti en vacances dans mon pays d’origine pour les besoins de mon stage obligatoire.
10 juillet 2014, je débarque à Conakry. Au moment de mon départ de Dakar, tout se passait normalement, bien que la maladie fût déjà annoncée en Guinée voisine : les transactions et les trafics entre les deux pays fonctionnaient comme si de rien n’était. Mais après une gestion de plus en plus laxiste de l’épidémie qui gagnait du terrain, le gouvernement sénégalais a, dans un premier temps, fermé ses frontières avec la Guinée, sans que cela n’empêche l’entrée sur le territoire sénégalais des Guinéens, en grand nombre, qui le désiraient. Toutefois, l’entrée au Sénégal du jeune étudiant guinéen Mamadou Aliou Diallo, porteur du virus, a été celle de trop. L’entrée qui allait porter préjudices à beaucoup de ses compatriotes qui font la navette entre la Guinée et le Sénégal pour régler leurs affaires.
Après être tombé malade, les analyses médicales révèlent que le jeune Guinéen est porteur de la maladie. Immédiatement, les services sanitaires compétents sont alertés et mobilisés pour s’occuper de lui. Il est admis à l’hôpital de Fann et mis en quarantaine. Il reçoit des soins intensifs. Au terme de son traitement, les autorités sénégalaises le mettent dans un hélicoptère pour le rapatrier. Sauf que le Gouvernement guinéen n’a pas digéré la décision de l’Etat du Sénégal de fermer, à nouveau, ses frontières avec la Guinée. Ce qui n’a pas manqué de provoquer des incidents plus ou moins regrettables dans la gestion du cas de ce potache que les autorités guinéennes n’ont pas bien accueilli, parce qu’étant devenu un ‘’colis’’ visiblement encombrant, sujet à polémique et à problème entre deux Etats.
Outre cette affaire, certains propos des autorités guinéennes, depuis la capitale guinéenne, n’ont pas facilité les relations diplomatiques entre ces deux pays frontaliers, lors de cette période particulière. Les réactions du pouvoir de Conakry sur le blocus décrété par le Sénégal ont obligé les autorités sénégalaises à adopter une attitude d’intransigeance sur la fermeture de leurs frontières. En Guinée, cette décision de l’Etat sénégalais faisait l’objet de tous les commentaires, y compris les plus salés. Du citoyen ordinaire aux leaders politiques, non sans compter les journalistes, le sujet était sur toutes les lèvres à Conakry.
C’est dans ce contexte de brouille diplomatique que l’école a rouvert ses portes au Sénégal. Pourtant, peu avant cette reprise des cours, la mesure, nous disait-on à Conakry, avait été exceptionnellement levée, pour une période relativement courte, afin de permettre aux étudiants sénégalais et guinéens en territoire guinéen, de pouvoir rentrer. Ayant raté cette période de trêve, les dieux de l’aventure avaient déjà prévu que j’aillais vivre mon épisode à moi.
Les fausses cartes d’identité maliennes
A la fin du mois d’octobre 2014, au plus fort de la brouille entre Dakar et Conakry, j’ai décidé de retourner à Dakar. J’avais déjà raté deux semaines de cours. Pendant ce temps, toutes les voies qui menaient de la Guinée au Sénégal étaient hermétiquement fermées. La seule voie et non moins illégale qui s’offrait à moi était de passer par Bamako, un chemin que beaucoup de mes compatriotes empruntaient, à l’époque, pour se rendre au Sénégal.
C’est ainsi qu’une fois dans la capitale malienne, j’ai été frappé par l’ingéniosité avec laquelle les passagers guinéens, en complicité avec les chauffeurs et certains agents de la police malienne, constitués en une véritable bande organisée, se livraient à une fraude massive qui ne disait pas son nom. Celle-ci consistait à verser, par passager, la somme de 15 000 F CFA à des personnes dont on ne connaissait rien. Ensuite, elles s’en allaient confectionner une carte d’identité nationale malienne au nom du requérant. C’est avec beaucoup d’amertume que j’ai vu des Guinéens changer leurs noms pour emprunter momentanément des noms de famille maliens, et devenir, sans coup férir, des Keita, Diarra, Traoré, Konaré, Dembélé... même si on retrouve beaucoup de ces patronymes en Guinée qui partage bien de choses avec le Mali.
Fort de ma carte d’étudiant, du laissez-passer que mon école m’a délivré et de ma carte d’identité nationale guinéenne, j’ai refusé, sans hésiter, la proposition de mes co-passagers qui ont tout fait pour m’entraîner dans cette entreprise illégale, au succès improbable. Mais c’était sans compter avec la détermination du chauffeur qui est venu en personne me voir pour me cracher ses quatre vérités et sur fond de menaces : ‘’Si tu refuses de faire ce que tout le monde fait, lorsque tu seras renvoyé à la frontière, je ne te restituerai pas ton argent. Et Dieu Seul sait que nous sommes tous les jours sur ce trajet : tous les Guinéens qui présentent leurs pièces guinéennes à la frontière sont aussitôt renvoyés, sans condition, par les policiers sénégalais’’, m’a-t-il prévenu avec insistance.
Il n’empêche que les avertissements du conducteur ainsi que les conseils de mes amis ne m’ont nullement ébranlé pour me faire changer d’avis. Car, en plus de mes papiers d’étudiant, je comptais également sur la bénédiction de mes parents et celles de mon Créateur, Allah le Tout-Puissant. Toutefois, je savais que mon choix était trop risqué, d’autant plus qu’il ne me restait plus que 13 000 F CFA comme argent, après avoir payé mon ticket Bamako-Dakar à 30 000 F CFA.
L’intransigeance du commissaire
Au terme de deux jours passés à Bamako, on embarque dans le véhicule après un crépuscule nuageux. Dans le bus, les regards n’ont pas tardé à converger vers moi, pour avoir été le seul à ne pas être en ‘’règle’’, c’est-à-dire détenir la carte d’identité nationale malienne. On arrive à la frontière sénégalo-malienne le lendemain vers 15 heures. Tout le monde est sommé de descendre. Les pièces d’identité sont toutes récupérées par le policier sénégalais qui appelle les passagers un à un dans son bureau. A l’issue d’un contrôle minutieux au poste de police de Kidira, il restitue à tous les Sénégalais, Maliens et ‘’faux Maliens’’ leurs cartes avec le quitus de continuer le trajet. Par contre, ma carte d’étudiant et d’identité nationale guinéenne ainsi que celles de trois autres compatriotes sont retenues par l’agent. On fait descendre nos bagages. Les autres continuent leur chemin. Il nous est demandé d’attendre le retour du commissaire central de la police du poste de police pour décider de notre sort.
Avant l’arrivée du chef, mon premier réflexe est de joindre au téléphone un des responsables de mon école pour lui expliquer le pétrin dans lequel je me trouve et de solliciter son concours. Bien qu’il soit en conférence, il décroche et me demande de passer le téléphone au policier. Communicant hors pair, il préfère lui parler en wolof afin de bien jouer sur tous les registres. Mais cette première tentative de convaincre le policier de me laisser rentrer et reprendre mes cours échoue. Nous sommes assis sous un hangar, en train de regarder le ‘’Koutchia show’’, lorsque le commissaire fait une fracassante entrée. La peur au ventre, chacun de nous murmure avec ferveur les plus rédempteurs versets qu’il connaît. Il est informé de notre présence dans ses locaux.
Sa réaction est ferme : ‘’Il faut les mettre dans le pick-up et les expulser sur-le-champ du territoire sénégalais, en les débarquant au poste de police malien le plus proche de la frontière sénégalaise’’, ordonne le commissaire central à son adjoint. Entre-temps, le responsable du CESTI rappelle au téléphone sans parvenir à faire revenir le chef du poste de police sénégalais de Kidira sur sa décision. Lorsqu’on cherche à comprendre et à plaider pour obtenir un arrangement avec le commissaire, on nous fait savoir qu’il s’agit d’une ‘’instruction ferme venant du plus haut sommet de l’Etat de ne laisser aucun Guinéen entrer au Sénégal en cette période précise’’.
Ainsi, en dépit de sa tristesse de nous voir infliger cette sanction, l’adjoint du commissaire se charge d’exécuter l’ordre de son responsable hiérarchique en nous demandant de monter nos bagages dans le pick-up. En montant dans le véhicule, très abattu, je décide de m’asseoir derrière. Mais le chauffeur me demande de venir à ses côtés. Je refuse au début. Mais face à son insistance, je finis par le rejoindre devant. Contre toute attente, le policier est résolument déterminé à m’aider et à me sortir de ce mauvais pas, à un moment où j’ai presque perdu tout espoir. Juste après notre départ, l’officier, sensible à mon statut d’étudiant, commence à me bombarder de questions.
‘’Maintenant, comment vas-tu faire pour retourner à Dakar reprendre tes études’’ ? me demande-t-il. Je lui rétorque : ‘’N’est-ce pas vous qui avez refusé de me laisser passer ?’’ ‘’Non !!! Ça me fait mal en tant qu’Africain d’expulser un autre africain sur le sol africain’’, s’exclame-t-il avant de me proposer une solution : ‘’Je te conseille d’aller jusqu’à Bamako et de là-bas, tu prends les bus qui vont à Kédougou. Un peu avant d’arriver à la frontière, tu descends pour prendre la forêt et contourner le poste de contrôle. Une fois que tu auras réussi à te retrouver de l’autre côté du territoire sénégalais, il n’y aura plus aucun contrôle jusqu’à Dakar. C’est ce que beaucoup de Guinéens font pour arriver en ce moment à Dakar’’, me conseille-t-il.
‘’Je vous remercie beaucoup M. Le policier pour votre conseil. Je suis touché par votre sentiment de compassion. Seulement, je voudrais vous faire deux observations. Premièrement, je n’ai même pas le transport au complet pour rentrer jusqu’à Bamako. La seule somme que je détenais, je l’ai utilisée pour payer mon billet Bamako-Dakar (30 000 F) et le chauffeur ne m’a rien remboursé. Deuxièmement, cette suggestion que vous venez de me faire est une fraude. Et c’est cette fraude que j’ai refusée, dès le début à Bamako, où j’ai vu beaucoup de mes compatriotes se faire confectionner, de façon circonstancielle des pièces d’identité malienne pour juste leur permettre de passer ici à la frontière’’, lui dis-je gentiment, mais fermement. Grand fut son étonnement !
Mon professeur appelle pour la troisième fois. Cette fois-ci, il parvient à obtenir quelque chose, visiblement. Mais je ne suis pas trop sûr. Après avoir franchi la frontière, après quelques mètres, nous arrivons au poste de police du Mali. C’est là qu’on lui a demandé de nous laisser. A nous de nous débrouiller pour rentrer à Bamako ou continuer à Conakry pour ceux qui ont le transport.
La compassion et la générosité du policier sénégalais
A ce moment, j’appelle ma famille à Conakry et quelques amis pour leur expliquer que je suis retenu à la frontière. Ils se mobilisent pour faire des prières pour moi. Au même moment, l’idée me vient d’appeler les journalistes de Espace Tv, pour leur expliquer que je suis bloqué à la frontière, dans l’espoir qu’ils me laissent intervenir, le lendemain, dans leur émission ‘’Les grandes gueules’’, la plus suivie du pays. Mais après moult réflexions, j’en viens à la conclusion que je ne serais pas le deuxième étudiant qui allait rester tristement célèbre et aggraver les relations déjà très détériorées entre les deux pays. J’y renonce.
Alors que nous, les quatre expulsés, sommes en train de nous concerter pour nous arranger et compléter notre transport jusqu’à Bamako, le policier sénégalais m’appelle. Il me demande d’aller dire aux trois autres que moi, je passe la nuit sur les lieux pour rentrer le lendemain. Mais mes compatriotes ont déjà soupçonné que le policier veut m’aider. Je leur annonce ce qu’il m’a dit. Ils ne sont pas convaincus. D’ailleurs, à ce jour, je continue à me demander ce qu’ils sont devenus. C’est ainsi que le policier sénégalais me confie à un de ses amis policiers maliens jusqu’au petit matin. A ce dernier, il demande de me mettre dans de bonnes conditions.
Des instructions que le policier malien applique à la lettre : il m’arrange un lit, me donne un bon dîner et capte l’ORTM. Il est environ 22 heures. A ce moment, tous mes camarades de classe du côté de Dakar, après avoir été informés de mon blocage à la frontière, m’appellent tour à tour pour s’enquérir de mon sort. C’est l’occasion pour moi de les remercier. Très tôt le matin, le policier sénégalais vient aux nouvelles. En même temps, il demande à son collègue d’aller à la frontière me chercher une place dans les bus qui devaient sortir à la première heure.
‘’As-tu le prix du transport (15 000) d’ici Dakar ?’’, me demanda-t-il. Je lui réponds par l’affirmative, alors que je n’ai que 13 000 F CFA sur moi. J’ai tellement honte, après tous les sacrifices qu’il a faits pour moi, que je ne veux plus lui demander quelque chose. Mais il comprend que je ne lui dis pas tout. Il me somme de lui dire la vérité. Je finis par avouer qu’il ne me restait que 13 000 F CFA. Alors, il me demande de garder cet argent comme argent de poche et se charge de payer mon billet de transport.
Mais les obstacles n’étaient pas finis. Il restait encore un dernier poste de police, à Tambacounda, où le contrôle était tout aussi strict. Raison pour laquelle le policier a encore dû appeler le garde qui devait être là-bas ce jour-là pour lui expliquer qu’il a un ami et parent journaliste qui était parti en Guinée et qui rentrait, du nom de M. Mamadou Yaya Baldé. Il l’a prié de ne pas me fouiller. Dès que le bus a stationné, le policier en question a demandé : qui est M. Mamadou Yaya Baldé ? J’ai répondu présent. Il a ordonné à tous les autres de descendre, sauf moi. Et les gens de se demander ce que j’avais de particulier pour ne pas être soumis à cet inévitable contrôle, à l’époque. Je me disais au fond de moi : ‘’Vous n’avez rien compris’’. De là-bas jusqu’à Dakar, il n’y a plus eu de contrôle.
Quand je suis revenu à Dakar et que je me suis rappelé ce périple, cela me paraissait miraculeux. Une fois à l’école, mes camardes étaient contents de me retrouver. Ils m’ont posé beaucoup de questions sur la manière dont je m’y étais pris pour passer à la frontière. J’esquissais un sourire en guise de réponse. Sans en dire plus. Après quelques semaines, le peu d’amis à qui j’avais raconté mon voyage m’ont demandé d’aller partager ce témoignage original dans les médias. Pour moi, ce n’était pas le moment indiqué. Pour deux raisons, j’estimais qu’un tel témoignage dans les médias serait irresponsable de ma part : d’abord, il exposerait le policier à des sanctions. Deuxièmement, la dégradation des relations entre Dakar et Conakry était telle que j’avais estimé qu’un tel témoignage allait ajouter de l’huile sur le feu, et que donc ce serait irresponsable et inutile.
Au terme de cette histoire pittoresque, je retiens deux choses : la première, c’est que la fermeture des frontières n’a pas empêché les Guinéens d’entrer au Sénégal. La deuxième, c’est l’humanisme des Sénégalais incarné par mon professeur Mamadou Ndiaye et le policier qui m’ont aidé jusqu’au bout. Vous avez mon éternelle reconnaissance !
MAMADOU YAYA BALDE