‘‘En matière de succession, il y a (…) le droit positif et le droit musulman’’
Mamadou Sène dit ‘‘Baye’’ est le cadi de Dakar, l’équivalent du juge musulman. En prélude à une grande réunion de l’association qu’il dirige, il parle de son entité presque inconnue, nichée au tribunal de la capitale et explique également en quoi la liquidation de l’héritage peut être compliquée.
Le cadi n’est pas une fonction bien connue et reconnue au Sénégal. Qu’est-ce que cela implique exactement ?
Notre rôle tourne principalement autour des affaires islamiques. C’est vrai que nous sommes dans une République laïque, mais la population est majoritairement de confession musulmane. J’en profite pour dire aux gens que, dans la Constitution sénégalaise et la révision qui régit les tribunaux, il y a une juridiction nommée tribunal d’instance dans lequel sont intégrés les cadis. L’occasion nous est offerte de dire à la population qu’en matière de succession, il y a deux options applicables que sont le droit commun, qui est le droit positif, et le droit musulman. Toute personne qui dit opter, dans son jugement d’hérédité, pour le droit musulman, sa liquidation devra se faire normalement selon les modalités de ce choix. Des fois, ça ne se passe pas comme ça. Les intéressés font recours finalement au droit commun. Ce dernier peut consulter le cadi ou pas, alors que la loi dit qu’on doit nécessairement appeler le cadi, en cas de litige. Il y en a qui viennent, mais beaucoup de personnes ignorent notre existence et, donc, ne peuvent pas avoir recours à nos services.
Dans les jugements d’hérédité, quels sont les problèmes les plus réguliers auxquels vous êtes confrontés ?
Dans l’année, on reçoit, en moyenne, une vingtaine de personnes avec quatre à cinq dossiers extrêmement compliqués. La principale difficulté, pour les cadis, concerne surtout les femmes. Elles ne comprennent pas, n’acceptent pas que l’homme reçoit deux parts, alors que la femme en reçoit une dans l’héritage. C’est tellement compliqué que pour arriver à un accord, c’est pratiquement impossible, car la femme n’accepte tout simplement pas, ou peut-être parce qu’elle fait fi des prescriptions islamiques en la matière.
Des fois, c’est une personne étrangère au dossier qui parraine un ayant droit, comme les oncles, par exemple, qui lui donnent de mauvais conseils pour retarder le règlement du dossier. Une autre difficulté consiste également en un blocage individuel. Il arrive que tous les membres d’une même famille veuillent liquider, selon l’option musulmane, mais une seule personne appose son veto. Elle ne peut même pas dire clairement ce sur quoi elle est d’accord ou n’est pas d’accord. L’individu, par exemple, ne veut pas du droit musulman, mais peut être conscient qu’il s’expliquera dans l’au-delà. Il ne dira pas clairement qu’il a envie d’opter pour le droit commun, mais fera tout pour pourrir le dossier. Le cadi voit clair dans son jeu, mais il ne peut que négocier en espérant que ce dernier prenne la bonne décision de son propre gré. On essaie de le raisonner, de lui montrer le bon chemin. Il saura qu’on a raison, mais puisque ça n’entre pas dans ses plans, il rend les choses difficiles. Il ne faut jamais se complaire à compliquer un héritage. En droit musulman, pour ce qui est de la succession, nous ne faisons pas le partage. Dieu l’a déjà fait. Nous ne faisons qu’expliciter les textes de la volonté divine. On ne prive personne de rien. Dieu est plus savant que nous.
La succession des enfants naturels aussi est un point de friction. En droit musulman, l’enfant naturel ne perçoit rien, mais on peut bien lui céder quelques biens, par compassion. Certains enfants sont d’accord, d’autres pas. Le fait qu’il ait un document comme acte de naissance l’intègre dans la succession, selon le droit positif. Mais, dans les conciliations, il nous arrive de leur expliquer qu’ils sont légataires et non des ayants droit, selon le droit musulman. Il y a même des cas où le légataire peut se retrouver avec plus que l’ayant droit.
Mais, en droit positif, s’il a un acte de naissance légal, il devient ayant droit légitime. Le cadi convainc donc l’enfant naturel qu’il ne faut pas réclamer des biens sur lesquels il n’a aucune prétention. Je conseille aux pères qui sont dans ces cas de laisser le soin de la reconnaissance légale à la mère. Qu’ils assument leurs responsabilités de papa comme l’éducation, la nourriture, etc., mais que la mère se charge de la reconnaissance de l’enfant naturel. Si un père doit faire amende honorable pour un enfant né hors mariage, dans le droit musulman, qu’il laisse la mère reconnaitre l’enfant. Ultérieurement, ce sera la meilleure option pour ne pas compliquer l’héritage, car l’enfant naturel peut bien succéder à sa mère, mais ne succède pas à son père.
Devant de telles impasses, les ayants droit ne sont pas d’accord avec la conciliation du cadi, qu’advient-il du dossier ?
Dans ce cas, s’il n’y a pas d’accord malgré toutes nos conciliations, nous retournons le dossier au tribunal d’instance. Ce dernier se déclare incompétent aussi, si ses efforts ne sont pas couronnés de succès. Dans ce cas, ça part en première instance et le dossier risque de connaitre plusieurs années. Ce qui n’est pas dans l’intérêt du défunt ou de la défunte. Il faut, à ce titre, trouver une solution pour ceux qui se rebellent contre les décisions. Il faut également éduquer les Sénégalais de confession musulmane sur les enseignements du Prophète Muhammad (Psl). Que si l’on sent la fin venir ou à titre de précaution, de faire un testament. Il a enseigné qu’il ne faut pas rester deux jours sans testament, quand on se sent redevable de quelque chose à quelqu’un. Cependant, les gens pèchent dans la formulation. Il ne s’agit pas de faire un partage avant sa mort. On n’a pas le droit de le faire, de faire la liquidation avant sa mort, dans le droit musulman. Par contre, on peut bien énumérer tous ses biens et toute sa progéniture, citer toutes les dettes et les gens débiteurs. Donc, ceux qui se partagent l’héritage doivent veiller à éviter que l’on n’en arrive aux juridictions d’instance, car il n’y a plus de possibilité d’application du droit musulman et les gens qui désirent appliquer la succession selon cette option en seront lésés.
Le droit musulman et le droit positif sont-ils conciliables ?
On peut bien les concilier. Les juges classiques savent bien que les cadis sont intégrés dans cette juridiction pour amener les parties à un accord. Ils le savent bien et nous aussi connaissons bien nos classiques sur les prescriptions divines et les hadiths du prophète. En leur montrant les textes. En ce moment, ils n’ont pas à remettre en cause la volonté des parties et leur préférence pour le droit musulman. En tout cas, que les gens sachent que ce droit existe et est garanti par la Constitution sénégalaise et qu’ils le réclament devant le juge. C’est pour cela qu’on est regroupé dans l’Union des cadis du Sénégal qui a pour but leur revalorisation. Lui créer un statut et le faire respecter. Organiser des rapports annuels à notre ministre de tutelle.
C’est vrai que ce secteur est formalisé dans les textes, mais, dans la démarche, on est toujours dans l’informel. On veut travailler de concert avec le ministre Ismaïla Madior Fall. Depuis son arrivée dans ce département, il se concerte avec les cadis, les aide et les assiste. On espère que le président va le garder pendant longtemps. Mais nous avons l’obligation de bien nous organiser à notre niveau et communiquer avec la population pour qu’elle réclame son droit. Avec les magistrats ou le juge familial, on arrive à surmonter les différends. Mais ce sont plutôt les procureurs qui refusent les dossiers, car ils se limitent trop à une ‘‘surinterprétation’’ du droit positif. Nous voudrions une saisine directe du cadi par les justiciables. C’est notre principal souhait. Nous ne sommes pas contre le fait que les jugements du cadi soient homologués par la justice, car il faut bien de l’organisation. Mais pour l’homologation également, il faudra que ça se fasse en présence du cadi pour qu’il puisse motiver sa décision. Nous les cadis intégrés dans les tribunaux d’instance, avons des présidents très compréhensifs et d’autres qui ne laissent pas nos collègues faire leur travail comme il faut. D’aucuns collaborent, d’autres s’en fichent. Ce qui rend la tâche difficile, parfois.
Comment espérez-vous que tout cela s’articule dans la pratique ?
On travaille de concert avec les juges et les présidents de cabinet. Des fois, ils nous apportent des dossiers à consulter, mais pas beaucoup. On veut avoir droit aux mêmes égards que les juges du droit commun. Le procureur, il est dans son rôle, il ne peut défendre que ce qu’il a appris à défendre. C’est de bonne guerre. Nous aussi, nous n’avons que les prescriptions divines à lui opposer, car c’est ce que nous aussi avons appris. De ce fait, nous avons des divergences, mais qui sont surmontables, heureusement. Pour y remédier, il faut un statut plus juste du cadi pour surseoir à tous ces problèmes. Procéder à des aménagements légaux par décret présidentiel ou ministériel. La population adore cette option, car à chaque fois qu’elle est au courant, elle demande que le droit musulman soit appliqué.
Quelle est la durée de règlement d’un dossier ?
Les cas les plus faciles à liquider durent à peine une semaine. Le plus difficile peut s’étaler sur un trimestre, car il faut essayer de mettre tout le monde d’accord. Il faut appeler tout le monde. Là aussi, j’interpelle les autorités car, quelquefois, un ayant droit t’appelle au téléphone avec du crédit insuffisant. On est obligé de le rappeler avec nos propres moyens. Il faut que les locaux dans lesquels nous travaillons soient plus présentables pour inspirer une respectabilité. Bien qu’il y ait de la climatisation et un téléphone gescompte rarement approvisionné. Donc, cela peut durer trois mois, surtout si des enfants naturels sont impliqués.
OUSMANE LAYE DIOP