Publié le 28 Mar 2018 - 21:54
LUTTE POUR L’INDEPENDANCE DE LA JUSTICE

Un long combat jalonné des hauts et des bas

 

En tournant la page, après seulement une dizaine d’années dans la magistrature, Ibrahima Hamidou Dème entre dans l’histoire. Il intègre le lot de nombreux autres magistrats qui ont passé leur carrière à se battre pour plus de vertu dans la gouvernance de leur corps. Il est allé encore plus loin.

 

Des ténèbres jaillit toujours la lumière. Cette affirmation trouve toute sa pertinence dans le contexte actuel du fonctionnement de la justice. Une justice qui a connu des heures sombres, les unes plus que les autres. Mais une justice qui, en tout temps, a su compter sur des hommes épris de valeurs. Des hommes qui savaient dire niet à un pouvoir Exécutif, toujours aussi boulimique, toujours aussi féroce. Ainsi en est-il en 1981. A l’occasion de la cérémonie d’installation du dauphin de Senghor - Abdou Diouf - le juge constitutionnel Kéba Mbaye lui disait, dans le blanc des yeux : ‘’Monsieur le Président, les Sénégalais sont fatigués.’’ Arguments à l’appui, le père d’Abdoul Mbaye décriait les maux qui gangrénaient la société, l’empêchant de se mettre sur les rampes du développement.

En 2000, un autre illustre juge invitait le président Abdoulaye Wade à panser les maux dont souffrent les Sénégalais dans leur écrasante majorité. Certains de leurs successeurs auront eu à s’ériger en porte-voix du peuple éprouvé par les dures conditions de la vie.

Les vers dans le fruit judiciaire

Mais, à n’en pas douter, l’enfant de Thiès, réputé être un dur à cuir, aura été plus loin que la plupart de ses devanciers. Ibrahima Hamidou Dème a fait plus que Kéba Mbaye, plus que Youssou Ndiaye, plus que tant d’autres. Ce lundi, sa décision de quitter définitivement le monde des juges a sonné comme un tremblement de terre. Chacun y allant de son commentaire. Pourtant, le jour même de sa démission, le magistrat, substitut général près la Cour d’appel de Dakar, en bon fonctionnaire, a été, selon nos sources, à l’audience. Dans la magistrature, les témoignages que nous avons pu requérir sont unanimes. ‘’C’était un magistrat compétent, un magistrat intègre’’, reconnaissent ses pairs, complètement pris au ‘’dépourvu’’. L’un d’eux précise : ‘’On s’est vus récemment, mais rien ne laissait présager un tel acte. J’ai été vraiment surpris.’’ Il l’est d’autant plus que la décision vient d’un jeune (43 ans) qui vient à peine ‘’d’entamer’’ sa carrière.

En démissionnant, Ibrahima Hamidou Dème tourne le dos à argent, privilèges et honneurs. Notre interlocuteur confirme : ‘’Il faut reconnaitre que même si on a connu une autre démission dans le temps - celle du président Guissé - celle-ci est beaucoup plus extraordinaire, dans la mesure où c’est l’œuvre d’un jeune. Le président Guissé, lui, était en âge avancé. Les raisons pour lesquelles il a démissionné sont nobles, mais je pense qu’il aurait pu rester dans le corps et se battre à côté de ses pairs. En dehors de la magistrature, il pourra difficilement faire quelque chose pour l’indépendance des magistrats. Cela a vraiment surpris tout le monde. Je ne pense pas qu’il en ait parlé avec quelqu’un.’’

L’air désolé, le magistrat tient également à préciser que ce coup d’éclat ne doit pas faire ombre sur tous les efforts qui sont en train d’être faits par des magistrats tout aussi compétents et valeureux. ‘’Cette démission peut avoir un effet sur ceux qui ne faisaient pas leur travail correctement. Ceux-là se sentiront un peu plus épiés par la population. Ils se croiront regardés de tous les côtés. Cela les empêchera peut-être de dormir. En revanche, pour ceux qui avaient coutume de faire leur travail normalement, c’est simplement un esprit de désolation qui va les habiter. Mais ils n’auront aucun poids sur leur conscience’’.

Enfin regrette, notre témoin, ‘’il y a des juges qui font de très bonnes choses dans cette profession. Mais, malheureusement, les gens ne s’intéressent qu’aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Mais on verra bien ce que tout cela va donner dans les semaines et mois à venir. Ce que cette démission produira dans la société en général, dans la magistrature en particulier. Mais il faut retenir que si le pays est stable, c’est aussi parce qu’il y a des magistrats respectables qui font leur travail’’.

Le 19 août 2017, jour d’espoir

En vérité, le combat pour une justice indépendante n’a pas commencé avec Ibrahima Hamidou Dème. Il ne finira certainement pas avec son départ. De tout temps, les magistrats se sont battus pour la cause de la justice. Qui ne se rappelle pas les bras de fer épiques entre l’Union des magistrats sénégalais sous Alioune Niane et le défunt régime libéral ? Qui ne se rappelle pas du réquisitoire ‘’rebelle’’ d’Ibrahima Ndoye, dans le cadre de l’affaire des chantiers de Thiès ? Des bras de fer entre l’ancien procureur Ousmane Diagne et la tutelle dirigée à l’époque par Cheikh Tidiane Sy, puis par Aminata Touré ? Les illustrations sont loin d’être exhaustives. Le chemin pour le progrès de la justice fut long et parsemé d’embûches. Des avancées significatives ont certes été réalisées, mais les problèmes restent entiers. Plusieurs vers continuent d’habiter le fruit judiciaire. Contrairement au désormais ex-substitut, d’autres magistrats tout aussi valeureux continuent le combat à l’intérieur même du corps. Un long combat qui a mené à de profondes mutations dans l’Ums.

La démission de Hamidou, un électrochoc

C’était le 19 août 2017 à Saly. Ce jour-là, l’espoir resurgit sous le ciel gris de la magistrature. Un vent nouveau de changement balaya de la tête de l’institution l’équipe à l’ancien président Magatte Diop. Souleymane Téliko, de tout temps au-devant du combat avant-gardiste des juges et procureurs, est porté au pinacle. Le peuple applaudit et espère des lendemains meilleurs pour le troisième pouvoir, le garant de l’Etat de droit et des équilibres qui constituent le socle de toute nation. Mais malgré les efforts, il est toujours dénoncé avec vigueur la mise au frigo de plusieurs magistrats dont la compétence n’est plus à démontrer.

Pour Me Amadou Aly Kane, le magistrat démissionnaire a eu tout simplement à dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. ‘’Il y a beaucoup de dysfonctionnements dans le système judiciaire. Le problème, c’est l’omniprésence de l’Exécutif. Cela est visible dans tous les grands dossiers. Il faut avoir le courage de regarder les difficultés en face afin d’y apporter des solutions. La démission de Hamidou est un électrochoc qui doit nous interpeller nous tous. Aujourd’hui, il y a un profond malaise dans la justice’’, déclare l’avocat.

Au lieu de taper sur le magistrat démissionnaire, de s’attarder sur la forme de sa lettre, il oriente le débat sur ce qu’il considère comme essentiel : ‘’L’amélioration des conditions de fonctionnement de la justice.’’ Pour lui, il ne faut pas désespérer, car il existe aujourd’hui de plus en plus de jeunes qui ont envie de faire bouger les choses. ‘’Ce n’est plus la justice des papas. Il faut saluer le courage de Dème. On aurait tort de le banaliser, de le diaboliser. Ce qu’il a fait est un acte de sacrifice, de don de sa personne. Il est temps que les uns et les autres comprennent qu’il y a encore des personnes qui placent l’intérêt général au-dessus de leurs intérêts individuels. Il faut les écouter, décrypter leurs messages. Les populations regardent, les investisseurs, les partenaires étrangers, tout le monde’’, argue-t-il.

DJIBY DIAKHATE (SOCIOLOGUE)

‘’Les gens sont promus sur la base du clientélisme…’’

Chez les enseignants, les départs sont massifs. C’est la norme. Mais dans d’autres corps, c’était inimaginable, à une certaine époque. D’abord pour leur prestige, mais surtout pour le traitement princier. Désormais, il faut conjuguer avec les vocables ‘’ex-fonctionnaire’’, ‘’ex-inspecteur des impôts’’… Cela commençait à être fréquent, depuis le départ d’Ousmane Sonko de la Direction générale des impôts et domaines. Son départ fut suivi d’autres, moins médiatisés. Depuis avant-hier lundi, la magistrature est entrée dans la danse. Désormais, il faut apprendre à prononcer ‘’ex-magistrat’’. Au moins pour le magistrat Ibrahima Hamidou Dème.

En tout cas, ils sont de plus en plus nombreux à abandonner l’Administration pour des raisons diverses. Si, autrefois, elles étaient surtout économiques, de plus en plus elles tirent leur source des valeurs, des principes. Pourquoi une telle tendance ? Le sociologue Djiby Diakhaté explique : ‘’Le Sénégal a toujours eu une Administration exemplaire. Malheureusement, depuis quelques années, on a noté l’infiltration de la politique dans l’Administration. Cela constitue les germes de l’injustice qui ont poussé le magistrat Dème à quitter sa corporation. Il est urgent de repenser notre Administration, revoir l’équité et l’objectivité dans le traitement des agents de cette Administration qui doit être à équidistance des partis politiques…’’.

Selon le sociologue, aujourd’hui, les questions pertinentes qu’il faut se poser est de savoir si tous les usagers sont traités de la même manière. La réponse est négative pour M. Diakhaté. ‘’Il y a une forte politisation de l’administration. Les gens sont promus sur la base d’un clientélisme à outrance. C’est tout cela qu’il faut combattre, et c’est dans ce cadre qu’il faut inscrire la démission du magistrat’’. A ceux qui pensent que Hamidou devait continuer le combat de l’intérieur, le professeur rétorque : ‘’Il faut savoir qu’il a essayé. Il a été jusqu’à démissionner du Conseil supérieur de la magistrature. C’est parce qu’il se dit qu’il ne peut rien changer dans ce système qu’il a préféré démissionner. Ce sont les populations qui doivent maintenant prendre leurs responsabilités. Quand les paroles et les écrits ne suffisent pas, les gens font recours à la confrontation. Et ce n’est pas souhaitable.’’

De l’avis de Djiby Diakhaté, le magistrat Déme a joué sa partition ; la balle est maintenant dans le camp de la population.

 ‘’Je pense qu’il faut être plus exigeant, en jouant le rôle d’actionnaire-citoyen, en disant non à certains actes. Nous avons différents moyens de le faire : la marche, le port de brassards rouges. Si on se tait, c’est parce qu’on est d’accord. Dans un pays, s’il n’y a pas de bruit, nous sommes dans une dictature. Dans une démocratie, il y a du bruit.’’ 

Mor Amar

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