Publié le 27 Sep 2018 - 21:13
MOUSSA CISSOKHO (PRESIDENT ASSOCIATION FAMILLES DES VICTIMES ET RESCAPES DU ‘’JOOLA’’)

‘’Le Joola’’ n’a pas tellement servi de leçon aux Sénégalais’’

 

Hier, a été célébré le 16e anniversaire du naufrage du bateau ‘’Le Joola’’ qui a chaviré, quille en l’air, aux larges des côtes gambiennes, le 26 septembre 2002. Moussa Cissokho, le président de l’Association des familles et rescapés des victimes, fait le point dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’. Il passe au crible plusieurs questions : le renflouement du bateau, le musée-mémorial, les enfants orphelins, le financement des familles des victimes, le devoir de mémoire en faisant du 26 septembre ‘’Journée des patriotes’’ ou ‘’Journée du souvenir’’.

 

A chaque anniversaire du naufrage du "Joola", vous égrenez un chapelet de doléances ou de revendications relatives au dossier du ‘’Joola". Est-ce le cas cette année ?

Tout à fait. Je crois que la seule revendication qui a été satisfaite est celle relative à la construction du musée-mémorial ‘’Le Joola", dans le cadre de la lutte contre l'oubli. Les familles des victimes sont satisfaites, parce que nous avons conçu le projet ensemble, en relation avec le ministre de la Culture, puis nous avons mis un conseil consultatif. L'architecte a été choisi sous le contrôle de l'Ordre des architectes, avant que l'appel d'offres soit lancé. Le projet est confié à Eiffage/Sénégal. Le site est choisi d'un commun accord. Les terrassements effectués. Aujourd'hui, très sincèrement, nous allons, en droite ligne, vers la construction de ce musée. En relation avec le ministère de la Culture, nous avons convenu que le mois de décembre serait mieux approprié pour la pose de la première pierre. Parce le terrassement n'est pas fini. L'ancienne usine Sosechal (unité de transformation de produits halieutiques) fait partie du périmètre du site. Il faut attendre que le décret d'expropriation soit signé pour faire le terrassement à ce niveau.

Une autre doléance qui a été satisfaite concerne l'accompagnement des familles sous forme de groupement d'intérêt économique (Gie). Cette année, les ministères de la Pêche et des Affaires maritimes ont financé le Gie des femmes et familles des victimes de Ziguinchor. C'est, véritablement, un acte qu'il faut saluer et qui démontre que des financements sont disponibles. Il suffit de se constituer en Gie pour les capter à travers les programmes et projets.

Autre chose aussi, c'est que cette année, nous avons reçu deux billets pour le pèlerinage à La Mecque des mains du président de la République.

Avec tous ces efforts consentis par l'Etat depuis 16 ans, qu'est-ce qui reste du dossier du ‘’Joola" ?

Il y a la question du renflouement de l'épave. Cette question s'explique encore davantage, aujourd'hui. Parce que, pour nous, au début, c'était pour permettre à nos chers parents disparus d'avoir des sépultures dignes. Mais aujourd'hui, on se dit qu'au-delà de cela, un musée-mémorial demande qu'il y ait du matériel et autre objet qu'on doit exposer. Par conséquent, si l'on renfloue le bateau, nous pouvons récupérer, par exemple, l'hélice, la coque ou encore la porte du navire que nous allons exposer au niveau du musée. C'est une revendication qui revient et qui se justifie davantage par rapport à la construction du musée-mémorial.

Au-delà du renflouement de l'épave, nous estimons que 2 000 personnes sont disparues dans le plus grand naufrage du monde, sans que personne ne soit inquiété. Il est important que toute la lumière soit faite sur ce naufrage et que les véritables responsables ou les coresponsables soient identifiés et sanctionnés pour éviter que la perte ou la disparition de presque 2 000 victimes passe par pertes et profits. Ce n'est pas pour sanctionner pour sanctionner. Mais, pour les familles des victimes, il s'agit d'une mesure coercitive pour permettre aux Sénégalais d'éviter de mettre ou d'attenter à la vie de leurs concitoyens.  Cela s'explique, aujourd'hui, au regard des accidents et de l’indiscipline dans ce pays. C'est parce que "Le Joola" n'a pas tellement servi de leçon aux Sénégalais. Dès lors, les gens se disent : avec ‘’Le Joola", il y a 2 000 victimes et l'on n’a sanctionné personne. Donc, il n’y a pas de raison d’abandonner les anciennes habitudes.

Les familles des victimes ont toujours posé, par ailleurs, le problème du pont Emile Badiane. Nous estimons qu’il ne faudrait pas attendre, à l'image du "Joola", à travers le tâtonnement, le bricolage, un drame pour dire que c'est la volonté divine. Nous avons une mission de veille et d'alerte. Pour l'Association des familles des victimes, il faut construire un deuxième pont pour éviter une autre catastrophe. Nous avons également posé la question de l'usine Sonacos qui constitue un danger permanent, à l'image de ce qui s'est passé à Dakar avec l'ammoniac de la Sonacos.

Enfin, la plus centrale et la plus importante est celle relative aux enfants orphelins. Nous estimons qu’ils sont lésés, blessés dans leur chair et dans leur âme, par rapport à une loi qui les prend en compte à partir de 2002. Cette loi dispose d’un caractère expressément rétroactif. Donc, qui doit agir à partir de 2002. Il n’est pas normal qu’on arrive à la mise en place de l’Office national des pupilles de la nation et l’on sort un décret qui a un effet immédiat. C'est-à-dire qui prend effet à partir de 2011-2012, laissant, du coup, en rade plus d’un millier d’enfants orphelins. Ils étaient 1 900, selon nos recensements. La prise en charge concerne entre 800 et 900 enfants.

Les 1 000 ont été déboutés injustement. Nous allons insister, nous battre pour que l’Etat respecte la hiérarchie des normes juridiques, parce que la loi est au-dessus du décret, pour qu’aucun enfant ne se sente ni abandonné, ni ignoré, ni oublié. Véritablement, l’Etat doit faire un effort. Il a les moyens. Prenez l’exemple de ma sœur Khadidiatou, elle a eu 4 enfants orphelins mineurs, en 2002. Mais, en 2011, quand on appliquait le décret, on en a débouté deux. Vous voyez, l’enfant est fragile. Les deux vont se dire est-ce que réellement nous sommes les enfants de notre père ? Pourquoi les autres en bénéficient et pas nous ? Cela peut créer une psychose et des interrogations dans la conscience de l’enfant. Et ce n’est pas bon. Il faut reconnaitre leur droit et le respecter.

La dernière revendication est le devoir de mémoire. A Kigali (Rwanda), le massacre a duré presque 100 jours. Quand arrive la date, ces 100 jours sont consacrés à la commémoration du génocide. Les gens la respectent. Au Sénégal, on n’a qu’un seul jour pour le naufrage. Aux Etats-Unis, le 11 septembre, toute l’Amérique se mobilise comme un seul homme et prie pour la mémoire des disparus. Ils n’ont pas réclamé qu’il  y ait un décret présidentiel.

Non. Ils ont demandé qu’une loi soit votée. C'est-à-dire que tout président qui doit venir continue de respecter cette date-là, parce qu’elle est inscrite dans le calendrier républicain. Pour nous aussi, cela va de soi. Là-bas, en termes de nombre, c’est 3 000 victimes ; ici, c’est 2 000 victimes. Est-ce que les Américains sont beaucoup plus patriotes que nous ? La solidarité, la convivialité sont africaines. Elles sont sénégalaises. Mais sur ‘’Le Joola’’, on ne les a pas vues, ni senties. C’est pourquoi, pour nous, il faudrait, au moins, que le président de la République demande aux députés de voter cette loi qui va décréter le 26 septembre ‘’Journée des patriotes’’ ou ‘’Journée du souvenir’’. Même si ce n’est pas un jour férié, il peut prendre un décret pour dire qu’à partir de 9 h, que tous les Sénégalais, où qu’ils se situent, observent une minute de silence à la mémoire des disparus du naufrage. Nous allons aussi évoquer cette question ce 26 septembre.

Voilà, en somme, l’ensemble des doléances. Etant entendu que l’Etat a consenti d’énormes efforts, très sincèrement. Il faut le reconnaitre. Outre les indemnisations, il y a eu la réhabilitation et la modernisation de la gare maritime de Ziguinchor, avec un système de veille et de sécurité qui n’existe nulle part ailleurs dans nos ports, il faut le souligner et le saluer. S’y ajoute le projet Orio. Le port de Ziguinchor sera bientôt un hub sous-régional, voire régional, avec l’arrivée de gros-porteurs. C’est dire, véritablement, que les gens ont beaucoup fait. En plus, aujourd’hui, du musée-mémorial qui va bientôt sortir de terre. Tout cela doit être salué.

Voilà, le bilan, à mi-parcours, de la gestion du dossier ‘’Le Joola’’.

PROPOS RECUEILLIS PAR HUBERT SAGNA (CORRESPONDANT A ZIGUINCHOR)

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