L’autre ‘’balkanisation’’ du continent

Alors qu’elle n’a eu de cesse de regretter la multitude d’acteurs dans sa coopération avec les Etats africains sur le plan de la sécurité, l’Union européenne a acté, dans le cadre de son nouvel instrument pour la paix (la Facilité européenne pour la paix), un plus grand émiettement de ses interlocuteurs, en optant pour un contournement de l’Union africaine. D’éminents experts dont le général Babacar Gaye ont passé au crible cette problématique, à l’occasion d’un panel organisé par la fondation Konrad Adenauer, en marge du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité.
Au moment où les peuples africains ne cessent d’appeler de leur vœu à l’unité du continent africain, les dirigeants, eux, continuent, en coulisse, de cautionner des accords qui vont plus dans le sens d’un morcellement. Désormais, dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix, qui est l’instrument financier de l’Union européenne (UE) pour financer les actions extérieures ayant des implications militaires, l’UE pourra nouer directement des partenariats avec les Etats africains.
Pour le général Babacar Gaye qui n’a pas manqué de saluer les avancées de cet instrument, il y a un risque avec ce nouvel instrument. Il déclare : ‘’Je regrette que cet accord aille dans le sens d’affaiblir le leadership de l’Union africaine... Si les Africains ne veulent pas que l’Union africaine joue son rôle de fédérateur, qu’ils le disent. A ce moment, on peut le contourner. Mais pour nous, l’UA doit avoir un rôle de leader et de fédérateur dans nos relations avec l’UE.’’
En fait, avant les dernières réformes sur cette facilité, l’organisation régionale avait une exclusivité sur les accords, dans le cadre de ce mécanisme. Ce qui n’est plus le cas depuis l’adoption du nouvel instrument cette année. Selon le général Gaye qui intervenait dans un panel organisé en marge du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité, l’UA doit conserver son rôle de leadership dans ces genres d’accords. ‘’J’ai le sentiment, souligne-t-il, que plus que jamais, il nous faut, en Afrique, de la synergie, une mutualisation des moyens, un agenda 2063 paix et sécurité, parce qu’il n’y en a pas encore. Malheureusement, cette aide va dans le sens d’un affaiblissement de ce leadership de l’UA dans la coopération avec l’UE sur ce plan’’.
Adoptée au mois de mars dernier, la Facilité européenne porte sur 5 milliards d’euros mobilisés par les Etats membres pour accompagner des Etats tiers, dont les Africains sur les plans de la paix et de la sécurité. En plus des regrets sur l’affaiblissement du rôle de leadership de l’UA, l’ancien ambassadeur du Sénégal en Allemagne prévient aussi contre la dépendance accrue des Africains par rapport à l’aide. Il peste : ‘’Ça tombe bien (l’aide), mais cela ne doit pas dédouaner les Etats. Certes, la sécurité internationale est aussi une responsabilité du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais ce genre de mécanisme est un signal qui montre que nous comptons sur l’aide pour nous défendre. Cela vient exacerber une tendance lourde des Africains qui est l’addiction à l’aide.’’
Évolutions du nouveau mécanisme européen
Chercheur au centre GRIP-Observatoire Boutros Ghali pour la paix et la sécurité, Frederico Santopinto a présenté ses recherches sur ce mécanisme, au terme de plusieurs entretiens avec des diplomates établis à Bruxelles. Selon lui, deux évolutions essentielles ont été notées avec le nouveau mécanisme européen. Il s’agit du contournement de l’Union africain et de la possibilité, pour l’Union européenne, de permettre aux Etats éligibles dont les Africains l’accès à des équipements.
A propos de la centralité de l’Union africaine, il a précisé : ‘’Il résulte des témoignages recueillis que s’il y a des acteurs qui sont vraiment contents que ce mécanisme puisse contourner l’Union africaine, ce sont les Africains eux-mêmes. Parce qu’ils estiment que le fait de passer par l’UA crée plus de complexités.’’
Cela dit, les acteurs européens y ont aussi trouvé leurs intérêts, car ils pourraient disposer de plus de marge de manœuvre. Aussi, déplore-t-il l’absence de débat côté africain, au moment où les gens se déchainaient au niveau de la capitale européenne.
Revenant sur cette nouvelle opportunité de l’Union européenne d’équiper des armées tierces, le général Babacar Gaye estime que c’est une bonne chose qui va certainement relever les capacités des armées africaines. Mais là aussi, il souligne des risques d’ingérence plus accrus. ‘’Avec la décision de faciliter l’acquisition des équipements militaires, l’UE va contribuer au renforcement des armées africaines. Mais elle se dote, en retour, d’un important effet de levier politique. Elle pourra dire : je vais vous aider à mettre sur pied un bataillon ; vous allez intervenir dans telle zone ; je mettrai à votre disposition… Elle pourra aussi choisir ceux parmi les pays qu’elle va accompagner directement, selon ses intérêts’’.
Par ailleurs, analyse l’ancien ambassadeur, ces conditionnalités peuvent aussi avoir des impacts positifs, car elles peuvent permettre aux armées d’avoir un certain comportement. ‘’Certes, il peut y avoir des conditionnalités positives, mais aussi une possibilité d’ingérence dans le fonctionnement de nos armées et un empiétement sur la souveraineté de nos Etats. C’est donc un accord valorisant pour les Européens. Et d’ajouter : ‘’C’est aussi un effort supplémentaire en direction de la paix et de la sécurité de ses partenaires, notamment africains. On devrait, de ce point de vue, les en remercier. Mais son contenu inédit fait de l’UE un acteur stratégique capable d’influencer positivement les armées africaines, d’accroitre leurs capacités, mais capable aussi d’appliquer des sanctions et d’agir sur leur fonctionnement.’’
MOR AMAR