Publié le 30 Aug 2022 - 22:51

 Solitudes : un esthétisme romanesque essentiellement humain

 

Dans l’histoire de la littérature, le mot « roman » a été formé à partir du mot « romane », le langage qui permettra à un plus grand nombre de lire dans un idiome accessible. La langue romane était alors une langue vulgaire issue du latin populaire et opposée au latin réservé aux lettrés et aux érudits. Ainsi le roman est l’expression profane mais riche de la vie des hommes, des femmes, de la société et d'une forme esthétique nouvelle.

Si la versification est restée la norme pendant longtemps, le roman s’est développé en prose pour relater des aventures merveilleuses, galantes ou grotesques de héros mythiques, idéalisés ou caricaturés. Le roman, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est « une œuvre littéraire en prose d'une certaine longueur, mêlant le réel et l'imaginaire, et qui, dans sa forme la plus traditionnelle, cherche à susciter l'intérêt, le plaisir du lecteur en racontant le destin d'un héros principal, une intrigue entre plusieurs personnages, présentés dans leur psychologie, leurs passions, leurs aventures, leur milieu social, sur un arrière-fond moral, métaphysique »[1]. Il est aussi l’expression du discours et de la pensée, libéré des contraintes académiques, tout en respectant une esthétique dite romanesque. Les personnages sont les épicentres du récit et leur devenir peut s’étendre sur de longues périodes (année, époque, siècle).

Comme le soulignait STENDHAL : « Le roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route »[2].

Toutefois, dans le paysage romanesque moderne, on oublie que le roman obéit à une recherche esthétique qui allie plaidoyer, narration descriptive et stylistique et relève d’un langage particulier. Jean-Paul SARTRE disait que la poésie est objet de création et que la prose est conversationnelle ! Selon lui, la littérature est un moyen de communication[3]. Ainsi le roman est une forme littéraire qui s’exprime au moyen de la parole pour dialoguer, pour opérer des ruptures idéologiques et remettre en cause ce qui semble acquis.

C’est dans cette dynamique littéraire que s’inscrit le roman d’Aminata LY NDIAYE, intitulé Solitudes. En effet, son récit est un discours et une réflexion sur la société sénégalaise contemporaine. Et comme toute histoire, celle-ci possède ses mythes, son héritage historique et ses sources culturelles.

Fatim, le personnage principal du roman, est issue d’une famille unie et intellectuelle; elle est une jeune femme moderne, occupant un poste de responsabilités au sein d’une société multinationale à Dakar. Elle est mariée à un médecin charismatique et a deux filles. Sa vie est plutôt épanouie mais elle a un rêve secret, celui d’écrire et a une certaine tendance à la mélancolie. Ce qui la distingue des autres et la fait réfléchir sur son histoire et sur celle de ses parents, de ses grands-parents et de ses ancêtres. La question de l’organisation matrilinéaire y est centrale et on y retrouve le rôle des femmes comme pilier de la société traditionnelle africaine. C’est de cet héritage qu’est constituée Fatim et il y a de très beaux passages sur la condition des femmes, sans que cela ne soit ni caricatural ni poussif. Ce qui est dit de la mère et de la grand-mère de Fatim, c’est leur incroyable liberté. Un affranchissement dans une société où la femme occupe une place prépondérante à l’équilibre, à la création, au sens vital et au sens inventif.

Ainsi, les portraits de la romancière et les paysages qui s’y accordent sont toujours exposés avec le souci d’un esthétisme concordant et assumé, en tenant compte des traditions, du patrimoine historique et de la justesse des valeurs africaines. Tout est récit, tout est culture, semble nous dire Aminata LY NDIAYE. Il y est même question de la transmission patrimoniale, notamment à travers le personnage de Nino, le père de Fatim, enseignant et historien, qui cherche dans l’histoire culturelle une forme de vérité qui rétablisse le parcours africain. Et sa bibliothèque n’est pas coloniale ! Elle est remplie et vivante des livres de Léopold Sédar SENGHOR, d’Ahmadou KOUROUMA et d’Amadou Hampâté BA.

Et également des ouvrages des exilés antillais tels que René MARAN, Frantz FANON, Maryse CONDE et Aimé CESAIRE. Mais ce qui retient particulièrement l’attention, c’est la place qui est faite à Cheikh Anta DIOP et à son travail de réhabilitation historique de l’homme africain. Nino a le projet d’un grand ouvrage intitulé Les religions traditionnelles, cultes et croyances en Afrique subsaharienne[4]. Cet ancrage culturel est propre au roman, et il contribue ainsi à l’émergence de la réalité africaine, à la fois dans son héritage historique et son essence culturelle.

Et la construction romanesque de Solitudes est habile car, si au début du récit, tout semble aller pour le mieux pour Fatim, on découvre peu à peu, à travers sa pensée et ses réminiscences, un passé douloureux lié à un épisode de son adolescence où son destin a basculé, mais dont on ne connaîtra le dénouement qu’à la toute fin du roman.

À travers une narration fluide, principalement centrée sur le point de vue de Fatim, on voit apparaître au fur et à mesure, de lancinantes questions qui pourraient bien modifier l’ordre des choses.

Peut-être que Fatim se pose-t-elle la question de l’essentiel ? Réussir sa vie sans abandonner ses rêves d’enfant, ses espérances et ses désirs de création et d’utilité au monde. Un questionnement existentiel, voire philosophique, assaille la conscience de Fatim comme un moteur du récit lui-même.

Mais au milieu du récit, on découvre d’autres personnages avec un changement de focalisation. Celui d’Absa d’abord, une sorte d’héroïne malheureuse, opposée à Fatim, dont le parcours a connu plusieurs drames. Une même chance au départ, une même disposition pour les études, pour les lettres mais qui va connaître une destinée faite de ruptures irréparables, contrairement à Fatim. La réalité de Dodio, autre personnage du récit, n’est pas reluisante non plus. La jeune femme navigue entre la prison et la prostitution, à la recherche d’une vision idéale, d’une chimère enfantine, celle de devenir hôtesse de l’air et d’épouser un pilote.

Ainsi le réalisme prend le pas sur le merveilleux. La vraisemblance se révèle et la dureté citadine apparaît pour ces jeunes femmes, encore innocentes, abusées par des hommes, enceintes prématurément et qui ne se relèvent jamais d’une vie hors normes.

Aminata LY NDIAYE semble vouloir nous dire que la volonté seule de réussir ne suffit pas pour s’en sortir car la société sénégalaise ne protège pas, ou si peu, ces êtres qui rencontrent des difficultés. Les structures sociales qui pourraient prendre le relais sont quasi inexistantes et celui ou celle qui ne peut compter sur une cellule familiale solide aura peu de chance d’échapper à un destin tragique, structuré uniquement par la débrouille et la misère.

Au cœur du récit, il est aussi question du travail des médecins, des infirmières, des sage-femmes qui s’engagent en lieu et place des gouvernances. Birane, le mari de Fatim, qui est médecin, s'occupe d’une Organisation Non Gouvernementale qui vient en aide aux plus démunis. La question de l’accès à la santé et aux structures sociales est centrale dans la société sénégalaise, et par-delà sur tout le continent africain. Au moyen de cet habillage romanesque, Aminata LY NDIAYE dénonce l’absence des structures d’État qui devraient prendre en charge les soins élémentaires, les accidents de parcours des individus et les maladies qui sévissent sur tout le continent. Cette carence décide du sort d’une partie de la jeunesse africaine, ce qui au XXIe siècle, demeure un véritable scandale.

Ces récits enchâssés dans la narration principale organisent le schéma du roman en analepses qui permettent de révéler l’intrigue qui a décidé du mal-être de Fatim. Ainsi en bâtissant plusieurs récits de ces différents personnages, la tension romanesque s’intensifie. Car il est clair désormais que Fatim détient un lourd secret à porter, avec un mutisme destructeur qui l’empêche de s’en défaire. Elle se contente quelquefois de libérer des oiseaux qu’elle achète dans la rue pour annihiler sa culpabilité et sa conscience. Respectant les codes du roman jusqu’au bout, Aminata LY NDIAYE attend l’ultime moment du récit pour délivrer le dénouement et en produisant une acmé efficace faite de tiraillement, de crise et de suspens.

Ainsi ce premier roman d’Aminata LY NDIAYE nous entraîne vers un espace romanesque subtilement conduit pour ne rien révéler trop tôt et maintenir le lecteur dans l’attente. Cette composition esthétique et narrative donne au récit une force littéraire suffisamment contenue pour surprendre et emmener le lecteur là où il ne s’attend pas à être.

Cette première production littéraire est une réussite tant sur le climat socio-culturel et historique que sur le plan narratif qui prend le soin de mener chacun de nous sur le chemin du roman où se reflètent plusieurs miroirs, révélant une vérité que chacun pourra interpréter et s’approprier. Le roman d’Aminata LY NDIAYE est assurément un livre qui contribue à la restauration du récit africain et qui renforce la nécessité de la renaissance pour édifier un mouvement littéraire affranchi de toute psyché déformée.

Coudy KANE, enseignante-chercheure, UCAD.

 

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