Les secrets d’une réussite
![](https://enqueteplus.com/sites/default/files/styles/article-default/public/main/articles/8542797-13447419.jpg?itok=OB__UJMj)
Référence au Sénégal dans le domaine de l’enseignement coranique, le daara de Coki continue, près de 80 ans après sa création, à rayonner dans le pays et jusqu’en Sierra Léone et au Libéria.
Plus de 220 km, c’est la distance qu’il faut parcourir pour rallier Dakar à Coki devenu lieu de pèlerinage grâce à son célèbre daara fondé en 1939 par Serigne Ahmadou Sakhir Lo. C’était aux balbutiements de la seconde guerre qui secoua le monde entier. Aujourd’hui, dans certaines capitales urbaines du Sénégal, pour calmer l’ardeur de certains enfants et adolescents au tempérament hargneux, des parents leur disent : ‘’Je vais vous emmener au Daara de Coki’’. Pourtant, de cette allure de Guantanamo, où les ‘’prisonniers’’ seraient emprisonnés, pieds et mains ligotés avec des chaînes, il ne reste aujourd’hui que des clichés si l’on se fie aux responsables. Toutefois, la rigueur et l’ordre continuent de régner. Comme à Bango (Centre de formation militaire sénégalais).
Sur place, on ne badine pas avec la discipline et les études coraniques. Conformément à la volonté du marabout-fondateur qui disait, rapporte Matar Seck, responsable trouvé à la résidence flamboyante, offerte à la famille par un ancien du daara : ‘’Que les études gâchent le travail et non le contraire !’’ Cela atteste, s’il en est encore besoin, de l’importance que le grand érudit accordait à l’enseignement du Saint Coran. Serigne Ahmadou Sakhir était prêt même à payer les parents qui lui confiaient leurs progénitures. Il disait : ‘’Si j’avais les moyens, je paierais aux gens pour qu’ils m’amènent leurs enfants, afin que je puisse leur enseigner la religion…’’. Tout le sens de la gratuité des cours dans ce sanctuaire du savoir qui a vu les premiers pas de l’illustre imam Alioune Badara Ndao dans la formation en sciences islamiques. C’était dans les années 1970. Très curieux et persévérant, Imam a finalement quitté le daara après trois ans pour aller continuer sa formation à Diourbel. ‘’Il a toujours été courageux et persévérant. Dès que j’ai entendu qu’on l’accusait de terrorisme, j’ai su que c’était faux. Car c’est un homme profondément juste’’, rapporte un vieux d’une soixantaine d’années.
Au fil des hivernages, Coki a su préserver cet héritage. Sur le périmètre du daara, les gens sont très méfiants, tels des soldats formatés pour garder le silence. Difficile de leur soutirer le moindre mot, surtout quand ils se rendent compte que vous êtes journaliste. Les rares qui parviennent à placer un témoignage ne sont guère assez exhaustifs. ‘’Les conditions sont bonnes’’, se bornent-ils à dire.
Un exemple de solidarité
Dimanche 29 juillet 2018, c’est un jour spécial pour les 4 191 pensionnaires. Tous logés, nourris, vêtus, mais surtout éduqués à l’Islam et à la vie par la famille du fondateur de l’établissement. Coki reçoit ses anciens, venus de tous les coins et recoins du pays. Parmi eux, de riches hommes d’affaires comme Serigne Mboup, patron du Groupe CCBM Electronics, Ass Ndao…, des ingénieurs employés dans les plus grandes entreprises, des chercheurs de renom, respectés dans le milieu universitaire comme Djim Dramé de l’Institut fondamental d’Afrique noire... Chaque année, ces derniers retournent aux sources pour s’imprégner des conditions et venir en aide à leurs ‘’cadets’’. Des dons importants en nature et en numéraires sont ainsi collectés à travers le territoire national et versés au daara. Voilà plus de deux ans qu’Imam Ndao n’a pu honorer ce rendez-vous important dans le calendrier de son ancienne école. Son entrée a été triomphale. Son discours toujours aussi engagé. Il demande entre autres le retour aux fondamentaux de l’Islam pour une vie meilleure dans la cité.
Le mal-être de certains pensionnaires
Loin de ce tumulte, sagement assis sur un coin à même le sable, les jambes pliées accolées sur son ventre, Moustapha a le regard plongé dans le vide. Venu de son Saloum natal, le petit garçon a l’air perdu, malgré l’ambiance assez particulière de fête. Contrairement aux pensionnaires d’âge un peu plus mûr, lui se confie spontanément avec l’innocence de l’enfance. Pourquoi restes-tu seul dans ton coin ? lui demande-t-on. Avec nonchalance, il rétorque, la voix basse, la tête baissée : ‘’Rien’’. Depuis deux ans, le fluet Saloum-Saloum apprend à vivre loin de l’entourage familial qui se fait de plus en plus rare. Son âge, il ne le connaît pas, mais il sait pourquoi il est à Coki. ‘’C’est mon père qui m’a amené ici pour apprendre le Coran. Je ne l’ai revu que deux fois depuis que je suis là et cela remonte à plusieurs mois. Il me manque’’, dit-il timidement.
Le petit Moustapha peut néanmoins s’estimer heureux. S’il a pu, en deux ans, voir son père à deux reprises, certains n’ont pas eu ce privilège. L’un d’eux, après nous avoir invités loin des yeux inquisiteurs, accepte de livrer les secrets qui lui fendent le cœur. Dans son boubou traditionnel, il témoigne avec plein de mélancolie : ‘’Je suis là depuis 2011, je n’ai jamais vu mes parents. Je ne les entends même pas. C’est ce qui me fait le plus mal. Mon père est en Europe et il ne se soucie même pas de moi. Il a divorcé d’avec ma mère.’’
L’histoire du bonhomme est simplement pathétique. Après la séparation de ses parents, lui est resté dans la maison du pater, située dans l’un des quartiers huppés de la capitale. Mais en l’absence de son père, les conflits se multiplient avec sa belle-mère. D’après le bonhomme, cette dernière ne cessait de le monter contre son géniteur. Finalement, ce dernier prend la décision ferme de l’emmener à Coki sur recommandation de son épouse. Il était en classe de troisième secondaire, intelligent et faisait de bons résultats dans le prestigieux établissement privé de Mikado à Dakar. ‘’Le jour où mon père m’a annoncé la nouvelle au téléphone, c’était comme si la terre se dérobait sous mes pieds. J’ai pensé m’enfuir, mais il m’avait menacé en me disant que si je m’en allais, il allait me retrouver et ce serait encore plus dur pour moi. Je suis alors resté. C’est comme ça que j’ai arrêté mes études alors que je n’ai jamais doublé de classe.’’
Au début, le changement d’univers était très difficile, mais au fil des ans, l’ancien de Mikado et Cemad (Complexe éducatif Mamelles Aviation Dénango) s’est adapté à son nouveau milieu et tente de se reconstruire une nouvelle vie. Mais sans le soutien de la famille, c’est insupportable, selon lui. ‘’Ici, on a besoin d’argent. C’est vrai qu’on prépare tous les jours des repas, mais la qualité laisse à désirer. Parfois, c’est bon, mais ce n’est pas suffisant. C’est vraiment compliqué. C’est difficile de vivre ici sans argent. Mon père, lui, ne s’occupe que de mes demi-frères et sœurs qu’il emmène régulièrement en vacances en Europe. Moi, je suis l’unique de ma mère et il m’a complètement abandonné.’’
La rigueur et la discipline, clé de la réussite
A Coki, pas de discrimination. Le quotidien est le même pour tous les pensionnaires de même catégorie : réveil dès 4 heures du matin, apprentissage jusqu’à l’heure de prière (vers 6 heures). Nettoyage à partir de 6 heures. Entre 6h30 et 8h, c’est l’heure du repos matinal. ‘’J’en profite pour dormir’’, confie notre interlocuteur. De 8h à 12h reprennent les apprentissages ; Entre 12h et 14h, c’est encore la pause et le nettoyage. Certains en profitent pour aller mendier. Mais contrairement à ce qu’on a l’habitude de voir dans les capitales urbaines, ici la mendicité n’est pas obligatoire. Les talibés le font volontairement quand le repas n’est pas assez copieux à leur goût. Ils le font également pour avoir de l’argent de poche. Comme le petit Moustapha qui a par devers lui, dans son portefeuille en filet bien noué autour de la hanche, 390 francs en pièces de 50, 25 et 10 francs CFA. Comme le chef d’entreprise avec son chiffre d’affaires, lui-même décidera de ce qu’il va en faire. Nous sommes loin de certains daara où les grandes personnes imposent aux petits leurs lois. Matar Seck explique pourquoi cela est inenvisageable à Coki : ‘’Il ne peut y avoir d’injustice parce que nous avons ainsi été façonnés. Quel que soit ton grade, si tu frappes indument un enfant, si le marabout le découvre, il va demander à ce dernier de se venger. Après sa vengeance, il lui est loisible de changer de maître.’’
Après le programme chargé du matin, les cours reprennent dès 14 heures. Ce, jusqu’à 19h. Ils ne sont interrompus que pour les besoins de prière. Après les prières du crépuscule et de la nuit, il y a une dernière séance d’apprentissage entre 21h et 22h. Bref, cela fait 12 tours d’horloge consacrés aux psalmodies de la Parole divine.
22 heures à Coki, tout le monde se couche pour six heures de sommeil. Aucun retard n’est toléré, aucune maladresse non plus. Le phénomène des enfants talibés qui rôdent dans les rues jusqu’à certaines heures du crime est ici méconnu.
Les potaches peuvent cependant savourer les mercredis soirs, vendredis matins et toutes les journées de jeudi. En effet, ce sont les seuls moments de répit où les pensionnaires ont quartier libre. S’ils n’ont pas le ‘’malheur’’ d’aller à ‘’Camb Ga’’ (le grand trou). C’est qu’à Coki, on ne forme pas simplement dans les sciences islamiques, dans les valeurs : ‘’On nous forge à devenir des hommes’’, reconnaît notre source selon qui, ‘’Camb Ga, c’est infernal. On y puise le sable qui a permis la construction de ces grands bâtiments que vous voyez. On met le sable dans des sacs puis on les porte jusqu’aux chantiers. Et il y en a toujours des chantiers !’’
Les jours de repos, les pensionnaires ne peuvent pas non plus s’adonner à n’importe quel loisir : par exemple jouer au football ou regarder certaines émissions ludiques à la télévision. ‘’Un jour, nous étions en train de regarder la série Wiri-Wiri, soudain, on a annoncé l’arrivée d’un des responsables du daara. Un camarade a eu la peur de sa vie et a tenté de s’échapper par la fenêtre. Il a ainsi été grièvement blessé car il est mal tombé sur son épaule’’, témoigne quelqu’un, la trentaine, sous le couvert de l’anonymat. ‘’C’est ce qui m’a le plus marqué depuis que je suis là’’, ajoute-t-il, la voix mélancolique.
S. K, lui, est originaire de la verte Casamance. Le visage enflé, les yeux enfoncés dans leur orbite, il explique sa rencontre avec Coki. ‘’J’étais dans un autre daara à Dakar. Mon père est décédé, c’est ma mère qui m’avait emmené là-bas. J’étais aussi preneur parce que je voulais apprendre le Coran. Par la suite, un ami que j’ai connu dans ce daara m’a proposé de venir avec lui à Coki. Je l’ai suivi et ne le regrette pas, car je me suis beaucoup amélioré.’’ Interpellé sur l’origine de son visage enflé, il dit : ‘’C’est juste au niveau de la cuisine. C’est à cause du travail. Nous faisons la cuisine avec du charbon de bois, et depuis ma naissance j’ai des problèmes de vision ; c’est pourquoi mon visage est comme ça.’’
Comme S. D. dont le niveau s’est nettement amélioré, l’école de Coki ne cesse de produire des maîtres dans le domaine de la religion. Chaque année, environ 180 à 200 personnes maîtrisent tout le Livre Saint, à la grande satisfaction des parents qui se ruent sur le centre. Petit à petit, l’école fait sa mue pour se moderniser davantage. Aujourd’hui, des bâtiments flambant neufs dont une résidence majestueuse et un lieu d’apprentissage, en plus de la grande mosquée et du lycée, ont remplacé constructions en zinc et toitures en paille. Les ténèbres ont été dissipées par une bonne électrification. C’est ainsi que les critères d’accès ont aussi été un peu modifiés, tout en préservant l’idéal de Coki.
‘’La qualité requiert des normes. Nous ne prenons plus les grandes personnes dont les parents veulent se débarrasser. D’abord, parce que les droits-de-l’hommiste nous faisaient des reproches alors qu’on voulait simplement les aider à mieux s’insérer dans la société, mais surtout parce qu’ils sont de mauvais exemples pour les enfants. De même, nous ne prenons plus les enfants de moins de six ans’’, explique Moustapha Wayal le secrétaire général de l’association des sortants du daara de Coki. Et last but not least, les responsables ont rappelé entre autres règles désormais entrées en vigueur : ‘’La limitation du nombre de recrues à 300.’’ Une règle difficile à appliquer vu le nombre important de demandes et les origines du legs de Serigne Ahmadou Sakhir Lo.
Coki attire désormais jusqu’au-delà des frontières sénégalaises. Il polarise plusieurs nationalités dont le Mali, la Mauritanie, les deux Guinées (Conakry et Bissau), la Sierra Léone, le Libéria et la Gambie qui y compte 263 citoyens. ‘’Plus qu’une école où nous apprenons seulement le Coran, le daara nous a permis d’être autonomes. Si à l’école française, l’Etat donne des bourses pour avoir des résultats, ici on apprend à se débrouiller avec zéro franc. Le marabout n’a jamais voulu qu’on exploite les enfants. Les récalcitrants le payaient à leurs dépens’’, témoigne Serigne Mboup de CCBM, un des innombrables bienfaiteurs de l’établissement.
Mor Amar