Touba perd son avocat
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Vingt-six années de barreau (inscrit en 1994) avaient fini de faire de Serigne Khassimou Touré l’une des robes noires les plus écoutées et respectées du Sénégal. Talibé mouride, il revendiquait son appartenance à cette confrérie qu’il défendait contre vents et marées. Il avait mis son expertise au service des khalifes généraux qui se sont succédé à la tête de cette confrérie.
Maitre Serigne Khassimou Touré n’est plus. L’avocat de la confrérie mouride a quitté ce bas-monde, hier. Défenseur hors pair de la communauté mouride, la regrettée robe noire a mis son expertise au service des différents khalifes généraux qui se sont succédé à la tête de la confrérie, depuis 1994, année de sa prestation de serment comme avocat.
Serigne Khassimou Touré était un homme courtois, rigoureux et très serviable. Il était prêt à rendre service.
Fils de Cheikh Touré, représentant du khalife général des mourides à Guinguinéo, sa ville natale, Me Touré a défendu, entre autres procès, la ville de Touba contre le Consortium des entreprises du Sénégal. Procès que son client, représenté par Serigne Moustapha Saliou Mbacké, avait gagné. Le 7 août 2016, lors du procès de Cheikh Bakhoum, qui avait volé plusieurs millions au domicile de Serigne Cheikh Sidy Mokhtar Mbacké, alors khalife général des mourides, il disait : ‘’Serigne Cheikh Sidy Moctar ne méritait pas cela. Cette affaire lui fait une mauvaise presse.
Il n’en avait pas besoin. Cet argent appartient à la communauté mouride. Les faits de la cause sont très simples. Ils sont poursuivis des faits d’association de malfaiteurs, de vol en réunion avec des circonstances aggravantes. Ils sont coupables. Le délit d’association de malfaiteurs est établi. Il a essayé de blanchir l’argent.’’
Trait d’union de la famille Touré, il s’était engagé pour la libération de son demi-frère Mbaye Touré, embastillé dans l’affaire de la mairie de Dakar. Serigne Khassimou Touré était aussi un médiateur de l’ombre. C’est dans ce rôle qu’il a pu convaincre le chef de l’Etat Macky Sall de gracier Khalifa Sall et tous ceux qui étaient incarcérés dans l’affaire de la mairie de Dakar.
Avocat intrépide, il était devenu, par la force de l’abnégation, l’une des robes noires les plus respectées du barreau. C’était un plaisir de le voir défendre un client.
Il sera enterré, ce mardi, au cimetière de Bakhiya de la cité religieuse de Touba.
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ME KHASSIMOU TOURE
‘’Je suis devenu avocat par intrusion’’
Il avait horreur des sorties dans la presse. Il préférait rester dans l’ombre et ne sortir que pour défendre ses dossiers et ce, juste après les procès, pas avant. Maitre Khassimou Touré avait pourtant accepté de faire exception, en recevant ‘’EnQuête’’ dans l’intimité de ses bureaux. On vous propose une partie du grand entretien qu’il nous avait accordé.
Quand est-ce que vous êtes devenu avocat ?
Je suis avocat depuis 1994. Cela fait plus d’un quart de siècle. J’ai eu une formation scolaire à Guinguinéo. Après, j’ai été orienté au lycée technique Maurice Delafosse de Dakar. J’ai eu un baccalauréat série B. J’étais très brillant en économie, mais à cause des mathématiques et des statistiques, j’ai préféré aller vers les études juridiques. Je suis allé jusqu’au DEA (Diplôme d’études approfondies), c’est-à-dire le dernier diplôme universitaire, et j’ai été major de ma promotion. J’ai fait par la suite le concours du barreau où j’ai été admissible à deux reprises. C’était une obsession pour moi. Il a fallu que certains jeunes qui me connaissaient très bien, fassent du bruit pour qu’à la troisième tentative, je réussisse haut la main par la grâce de Dieu. J’ai fait mon DEA d’enseignement aussi pour commencer à enseigner le droit constitutionnel et celui administratif. J’étais promis à une belle carrière universitaire. C’est par obsession que je suis devenu avocat. Je me suis dit que tant que les épreuves écrites sont organisées, je les réussirais. Ce qui a été le cas deux fois avant qu’on ne me recale à l’oral. Lorsque j’ai réussi au concours du barreau, j’ai fait mon stage au cabinet de Me Madické Niang. Quand on termine son stage - c’est valable pour tous les avocats parce que ce rapport va figurer dans votre dossier - le maître de stage fait un rapport qu’il adresse au bâtonnier de l’Ordre des avocats du Sénégal. Dans le rapport que Me Madické Niang avait adressé au Conseil de l’ordre des avocats, celui-ci avait écrit : ‘’J’en suis sûr, ce jeune pétri de qualités sera demain un des ténors du barreau.’’
Pensez-vous en être un aujourd’hui ?
Je ne sais pas si je suis devenu un des ténors du barreau ou pas. C’est à mes confrères et à l’opinion d’en apprécier. Ce témoignage m’avait beaucoup frappé, parce qu’il atteste amplement de la générosité de celui qui l’avait écrit. Maitre Madické Niang n’était pas tenu de le faire. Peut-être qu’il a été emporté par l’affection qu’il avait pour moi. Peut-être aussi qu’il a été objectif en disant cela.
Aujourd’hui, je suis en train de faire mon travail dans la plus grande discrétion. Si on m’entend, c’est à travers les dossiers d’envergure nationale. Je fuis la presse comme la peste. Tous les gens de la presse le savent. J’ai beaucoup d’amis dans la presse et à tous les niveaux. Mais on ne peut tirer aucune information de moi. Je défie quiconque, dans la presse, de prouver le contraire. J’ai de l’affection pour mes amis de la presse. Je compose naturellement avec eux. Mais je ne peux pas les manipuler et ils ne peuvent pas me manipuler. Ce sont des amis, de grands amis d’ailleurs et j’en suis très honoré.
Pourquoi cette obsession pour l’advocature ?
C’était un défi que je m’étais posé. J’aurais pu devenir un brillant professeur. Il y a aujourd’hui sur la scène publique d’éminents professeurs de droit avec qui j’ai affûté les mêmes armes. Si j’avais sérieusement suivi mes études en droit, j’aurais pu, aujourd’hui, devenir un très bon professeur de droit. Je vais vous faire une petite confidence : il y a des professeurs d’université, aujourd’hui, qui n’ont pas été d’accord avec le chemin que je m’étais tracé. Ils auraient souhaité que je fusse un professeur d’université. J’avais toutes les aptitudes et compétences pour le devenir. J’aime le droit. J’ai une passion pour le droit. J’étais connu à l’université comme un étudiant compétent. Aujourd’hui, si vous meniez l’enquête au niveau de la famille judiciaire, on vous le confirmera. Je suis devenu avocat par intrusion. Ce n’est pas une vocation première. Ma vocation première était d’enseigner le droit. Dieu a décidé que je devais être avocat ; je le suis devenu. Ce noble métier me satisfait pleinement. J’y rencontre d’excellentes personnes aussi bien dans ma corporation qu’en-dehors. Des personnes pétries de qualités. Je peux servir ma nation avec brio, grâce à mon métier. J’ai défendu des causes où je n’avais pas mis en avant l’aspect pécuniaire, mais plutôt la conscience, le vouloir soutenir. L’argent n’est pas important chez moi.
Pourquoi dites-vous cela ?
Ceux qui me connaissent ou connaissent ma famille, et ils sont nombreux, savent que l’argent n’est pas une priorité chez moi. Je ne suis pas né avec une cuillère en or dans la bouche, mais mon père faisait partie des premiers opérateurs économiques de ce pays. J’ai tendance à dire que ce qui m’attire le plus chez l’individu, ce n’est pas son argent, ni son matériel, mais plutôt ses vertus et qualités. Etant jeune, j’ai vu tout ce qu’un jeune devait voir. Toutes les personnalités du pays passaient chez moi. Mon père avait un parc automobile impressionnant. C’est dans ce milieu que j’ai vécu. Ma maison était fréquentée par toutes sortes d’individus. Chez moi, était une synthèse de ce qu’il y avait de mieux dans ce pays. La posture de mon père m’a permis de connaître ces gens-là. Mon père accordait une égale importance à toutes les couches. Notre maison était très fréquentée et on se moulait dans les habitudes des uns et des autres. Même si on était une ‘’famille bourgeoise’’, on n’était pas retranchée. On communiquait et composait avec la société. Mon père était un unificateur, un régulateur social. Tous les chefs religieux et hommes politiques passaient chez nous. Je n’ai pas pour habitude de mettre en avant mes origines familiales, car ce n’est pas cela qui fait la valeur de l’individu. Par la grâce de Dieu, quand même, je suis bien né, très bien né. Je m’en limite à cela.
D’où est venue cette obsession pour le droit ?
J’ai été séduit par d’éminents avocats de ce pays. Mon père était un homme d’affaires. Il avait souvent des contentieux. Il y avait de grands avocats de ce pays qui fréquentaient mon père. J’étais séduit par leur élégance et par leur éloquence. J’ai été séduit par l’élégance et l’éloquence de Me Lamine Guèye, Me Fadilou Diop, Me Abdoulaye Wade. Ils m’ont beaucoup influencé, parce qu’ils étaient des hommes, outre leur élégance et leur éloquence, qui faisaient la fierté de notre nation pour les causes qu’ils défendaient. J’ai toujours été un protecteur. Je suis né protecteur, défendeur. Je suis contre l’injustice, l’inégalité des forces. Je crois que j’ai eu ma vocation d’avocat depuis ma tendre enfance. Je me suis dit que c’est dans ce milieu que je dois évoluer pour protéger et défendre le faible, combattre l’injustice. Il y a beaucoup de faibles et d’injustices dans notre pays. Le meilleur moyen de jouer sa partition pour réguler la société, c’est de porter la robe et d’être l’autre bord du versant. J’aurais pu faire d’autres métiers et je m’en contenterais. Mais je m’étais dit qu’outre le fait que je sois influencé par ces éminentes personnalités, je devais être du côté des faibles.
Quel procès vous a le plus marqué dans votre carrière ?
Le procès sur l’affaire Médinatou Salam m’a marqué, mais il n’est pas le seul. Il y a un autre procès où quelqu’un est poursuivi pour escroquerie portant sur des deniers publics. Ce procès m’a beaucoup marqué, parce que j’étais impliqué à double titre. L’un des prévenus est mon frère. Je suis impliqué, parce que je suis l’avocat de toutes les principales parties. C’est l’affaire Khalifa Sall. Ce procès m’a marqué, parce qu’à l’époque, j’avais fait une sortie qui avait un peu secoué le landerneau judiciaire sénégalais. J’avais dit, après le procès, que la décision qui avait été rendue était lâche et hypocrite. J’avais des raisons de le dire, parce que je pouvais saboter ce procès (il le répète). Je pèse bien mes mots. Lorsque le problème a éclaté et que les confrères ont su que c’est le frère de Me Khassimou Touré, Mbaye Touré, qui était impliqué, ils ont voulu se constituer. J’ai reçu de nombreuses demandes de constitution d’individus avec qui j’ai des relations particulièrement tendres et affectueuses. Cette marque de sympathie, de confraternité, cet élan de solidarité de la famille judiciaire à tous les niveaux, me marquera à jamais. Vous pensez qu’avec une constitution de 80 ou 90 avocats, le procès aurait pu avoir lieu ? Si j’avais laissé faire, avec le nombre pléthorique d’avocats de la défense qui serait pour Mbaye Touré grâce à moi, le procès n’aurait pas eu lieu. Je les ai déclinés poliment et avec beaucoup de courtoisie. Il y en a que je ne pouvais pas éliminer de la cause, parce qu’ils connaissent et fréquentent ma famille.
Quel regard jetez-vous sur le fonctionnement de la justice ?
J’en ai beaucoup parlé. Comme je l’ai toujours théorisé, en d’autres circonstances, le principal défi de la justice sénégalaise est de la réconcilier avec ceux au nom de qui elle est rendue. Tous les prismes d’études, de domestication, d’appréhension de la justice de notre pays n’a qu’une seule finalité : c’est de réconcilier le peuple sénégalais avec sa justice. C’est un travail qu’on peut réussir, à condition que chacun y mette du sien, dans la transparence et l’honnêteté, sans faux, avec une volonté politique manifeste.
En dehors de cette finalité qui est devenue une véritable demande sociale, il faut aider à réhabiliter cette vieille dame qui a été jetée en pâture. Elle a besoin d’être soutenue. Pour lui donner des traits de jouvence et de vigueur, il faudra la réconcilier avec ses bébés. Tout autre combat serait inutile.
Boucar Aliou Diallo