Et si c’est Senghor qui a déshérité le Sénégal ?
Si les négociations entre l’État du Sénégal et la commissaire-priseuse n’aboutissent pas dans les jours à venir, les biens de Senghor seront vendus aux enchères au mois de décembre. Loin de la problématique de la restitution des biens culturels, il s’agit là du respect de la volonté de Senghor et de ses ayants droit qui n’ont pas œuvré pour le retour de ces biens au pays d’origine du président-poète.
L’annonce de la vente aux enchères d’objets ayant appartenu au président Léopold Sédar Senghor a suscité l’émoi en fin de la semaine dernière. Poussant l’État à prendre en main la question pour négocier une suspension de la procédure. Commissaire-priseur à l’hôtel des ventes de Caen, Mme Solène Lainé confirme à l’Agence française de presse : ‘’Nous avons été contactés par l'ambassadeur du Sénégal en France et le ministère des Affaires étrangères français pour nous présenter la demande de médiation de l'État sénégalais autour des lots issus de la succession de Léopold Sédar Senghor et de son épouse…’’
Selon la commissaire, cette collection appartient à une particulière et n’a rien à voir avec le fonds que les Senghor avaient légué à la mairie de Verson, comme certains pouvaient le penser. L’État du Sénégal, reconnait-elle, est en négociation pour acquérir la totalité de la collection.
Revenant sur les raisons de la suspension qui a fait suite aux protestations, elle déclare : ‘’Ma vendeuse et moi-même comprenons parfaitement l'émoi suscité par cette vente auprès des Sénégalais et des senghoristes. Nous avons donc décidé de sursoir à la vente dans un objectif de dialogue.’’
Avec cette suspension, le Sénégal se donne une chance d’acquérir ces biens culturels, mais il reste encore beaucoup à faire pour traduire cette volonté en réalité. De l’avis de la commissaire-priseuse, la négociation est une question de semaines. ‘’L’objectif de toutes les parties est de trouver un terrain d’entente. Si la négociation aboutit, cela signifierait l’annulation de la vente. En cas d’échec, les lots seront remis aux enchères en décembre’’, avertit Solène Lainé qui se dit toutefois optimiste.
Il convient de rappeler que ce n’est pas la première fois que des biens ayant appartenu au président Léopold Sédar Senghor ou à son épouse fassent l’objet de ventes aux enchères en France. Dans son communiqué rendu public en fin de semaine dernière, le ministère de la Culture rappelle que l’État avait déjà réagi pour empêcher la vente d’un véhicule de l’ancien président. ‘’Par devoir patriotique et pour préserver la mémoire et le patrimoine que constitue le président Léopold Sédar Senghor, le chef de l’État Macky Sall a demandé au ministre de la Culture et du Patrimoine historique, en relation avec l’ambassadeur du Sénégal à Paris, d’engager des discussions avec le commissaire-priseur, en vue de permettre l’acquisition, par l’État du Sénégal, des objets mis en vente’’, lit-on dans le communiqué qui rappelle que la même mesure a été prise par le chef de l’État, quand le véhicule de l’ancien président était sur le point d’être vendu.
Le tableau de Pierre Soulages a eu, en revanche, moins de chance. Il a été vendu à prix d’or : 1,5 million d’euros, soit près d’un milliard de francs CFA, en janvier 2021.
La logique mercantiliste des ayants droit de Senghor
Ces ventes interviennent dans un contexte où la restitution des biens culturels est au cœur de la politique africaine de la France. Auteur d’un livre sur cette problématique de la restitution des biens, Fatoumata Sissi Ngom invite à faire la part entre ce noble combat et le cas d’espèce où l’ancien président lui-même ou ses ayants droit n’ont pas souhaité le retour de ces biens au pays d’origine.
‘’Au niveau personnel, l’annonce de la vente de ces objets n’a suscité en moi aucune émotion, positive ou négative. L’intention de l’État sénégalais est différente de celle de Senghor (avec son épouse, dans le cadre d’un testament par exemple) et de ses ayants droit qui, eux, n’ont pas œuvré à faire entrer ces reliques ou souvenirs dans le patrimoine du pays d’origine du président-poète. Mais il faut respecter les choix et la liberté de chaque partie’’, analyse-t-elle.
En l’espèce, la logique mercantiliste du marché semble prendre le dessus sur les autres considérations. Fatoumata Sissi : ‘’Nous sommes dans une économie de marché et non dans un contexte de drame culturel imaginaire. Si l’État du Sénégal peut faire une offre pour certains objets de cette vente qu’il le fasse. Nous ne sommes bien entendu pas dans un contexte de retour d’objets et encore moins de restitution, mais on entrevoit bien (à travers cette affaire) la grande complexité de ces discussions sur ce qu’on appelle le ‘patrimoine historique national’.’’
Pour rappel, une bonne partie du patrimoine de Senghor et de son épouse a été légué à la commune de Verson, à Caen. Dans ce patrimoine, il y a l’importante demeure où vivait l’ancien président et son épouse, mais également près de 2 000 biens mobiliers. Si l’on en croit la commissaire-priseuse, les biens dont la vente était projetée le samedi passé ne font pas partie de ce fonds légué à la commune normande. Nous sommes toujours sans réponse à propos de l’identité de la vendeuse.
Me Bara Diokhané et les violations sur le patrimoine de Senghor
Engagé dans le combat pour la préservation du patrimoine, en particulier le patrimoine bâti de Dakar-Plateau, Maitre Bara Diokhané a saisi cette opportunité pour réitérer son combat pour la préservation du patrimoine. L’avocat estime qu’il est ‘’paradoxal’’ que l’État déploie autant d’énergie et de ressources pour préserver la mémoire de Senghor ; ce qui est louable certes, mais qu’en même temps de rester passif face aux violations sur le patrimoine situé sur le territoire même. ‘’On est effectivement tenté de croire en une politique émotionnelle et opportuniste’’, peste le défenseur du patrimoine de Dakar-Plateau.
Du côté de l’État du Sénégal, on continue de manœuvrer ferme pour empêcher définitivement la vente des reliques de Senghor, préserver la mémoire du premier président du Sénégal. Dans ce cadre, une importante délégation a été dépêchée à Paris pour assister à une exposition sur l’ancien président au musée du Quai Branly. Mieux, l’État du Sénégal, à travers le ministre de la Culture, souhaiterait faire profiter les Sénégalais de cette belle exposition sur les présidents Senghor et Sall.
‘’Pour prolonger ce voyage immersif à travers le temps et l’espace, le Sénégal se propose d’abriter ces deux expositions à partir du mois de janvier 2024. Ces expositions offriront aux jeunes générations une opportunité d’apprendre de deux présidents ayant façonné le Sénégal, les incitant à la réflexion pour leur propre rôle dans l’avenir du pays’’, lit-on dans le communiqué.
MOR AMAR