Publié le 25 Dec 2023 - 09:54
ALY SEYNI SARR (PR. DE FRANÇAIS LICD, SÉNÉGALAIS RÉSIDENT AU QATAR)

‘’Le Sénégal n’a pas su profiter de cette manne financière et de l’expertise du Qatar’’

Professeur de français, coach en éducation physique, d’initiation à la santé au Lycée international canadien de Doha (LICD) depuis deux ans, Aly Seyni Sarr fait découvrir, dans cet entretien avec ‘’EnQuête’’, le Qatar, sa population, ses us et coutumes. Il parle aussi des opportunités d’affaires à saisir, de la petite communauté sénégalaise et des difficultés pour les Africains d’y gagner dignement leur vie à cause de certains stéréotypes. Lui bénéficie d’une certaine aura, grâce à l’équipe nationale et à Sadio Mané, en particulier.

CHEIKH THIAM (ENVOYÉ SPÉCIAL AU QATAR)

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je suis de la génération des Aliou Sow (actuel ministre de la Culture). C’est nous qui avions créé l’Union des étudiants de Dakar (UED). J’ai eu mon bac au lycée Abdoulaye Sadji, en 1997. Après trois ans à l’Ucad en anglais, je suis parti en France où j’ai vécu presque 10 ans. J’ai quitté pour m’inscrire en Doctorat avec résidence permanente au Canada. Sur place, j’ai réussi à un concours d’entrée comme enseignant agréé. Après formation, j’ai enseigné au Canada presque 10 ans. Après, je suis parti aux USA où je suis resté trois ans. Ensuite, j’ai obtenu cette embauche du lycée canadien au Qatar, depuis l’an dernier.

Pouvez-vous nous présenter le Qatar et donner les raisons qui vous ont poussé à vous y établir ?

C’est un pays que j’ai beaucoup aimé. J’ai fait beaucoup de pays en Europe. Ce qui me plait ici, c’est l’environnement culturel. Je veux dire par là la culture islamique. Ici, c’est fini le stress lié à l’accumulation des prières pendant toute la journée. En termes de configuration, c’est différent des pays occidentaux. Ces derniers sont certes ouverts, mais leur particularité, avec le Qatar, la population est plus dans le concept de Léopold Sédar Senghor, autrement dit : l’enracinement dans l’ouverture. Un vrai Qatari, vous ne le verrez jamais dans la rue avec pantalon et chemise. Ils ont toujours cette apparence qatarie. C’est l’enracinement dans l’ouverture chez eux. Même au niveau pratique, c’est le cas. À cela s’ajoute le fait que ce pays est actuellement le centre du monde. Ce qui fait que tout le monde veut venir au Qatar. En termes de religion, c’est autre chose. Même dans mon école privée canadienne, il y a une salle de prière dédiée aux enseignants ou élèves musulmans qui veulent prier. C’est une chose que je n’ai jamais eue aux USA ou au Canada, encore moins en France. C’est un pays où l’on vit sa religion sans reproche.

Maintenant, en termes d’enracinement, les Qataris sont entre eux. En tant qu’analyste, je peux diviser ce pays en trois catégories. Il y a ce qu’on appelle le Qatar qui appartient aux Qataris. C’est eux qui ont tout ici. Ils sont composés de Qataris qui ne travaillent pas, les officiers, militaires et les milliardaires. Il y a la catégorie ‘’expatriés’’. C’est des gens comme nous, qui ont souvent la double nationalité. Cette catégorie dont je fais partie n’a pas le même salaire et les avantages que les vrais Qataris, mais on est quand même bien payé. Le salaire minimum, c’est dans les 5 000 dollars. À cela s’ajoutent les autres avantages comme l’assurance maladie, le logement offert avec des billets gratuits aller-retour. C’est pour les Occidentaux, pour ne pas dire ceux qui ont le passeport occidental. La dernière catégorie, c’est les autres, les tiers-mondistes. Dans le fond, c’est les Africains, Asiatiques (Népal, Bangladesh, Pakistan, Inde…), c’est les autres. Cet aspect que je n'ai pas trop aimé, mais dont fonctionne le Qatar. Si tu viens de l’Afrique avec le passeport africain, tu es sous-payé. D’ailleurs, vous pouvez le constater, il n’y a pas beaucoup de Sénégalais ici, car le salaire minimum, c’est 1 400 riyals qataris (moins de 200 000 F CFA).
Donc, quitter le Sénégal pour venir ici et gagner sa vie, cela ne vaut pas la peine.
Autres aspects négatifs pour les gens qui viennent de l’Afrique, c’est que ce pays n’offre pas de nationalité qatarie aux Africains. Même si on vit ici pendant 40 ans, on ne pourra jamais avoir la nationalité qatarie. C’est un aspect que les gens doivent savoir, car il y a des Africains qui sont nés et ont grandi ici. Mais, 40 ans après, ils ne peuvent toujours pas avoir de nationalité.

Quel regard vous, le Sénégalais résidant au Qatar, portez-vous sur le Sénégal ?
Quand je suis arrivé ici, j’ai amené des gens à investir au Sénégal, quand l’occasion se présenterait. J’ai eu beaucoup d’échanges. Ce que j’ai trouvé dommage, c’est que le Sénégal n’ait pas su profiter de cette manne financière et de l’expertise du Qatar. Ce dernier fait partie des cinq pays, les grands producteurs de gaz naturel dans le monde. Pour moi, il y a une grosse opportunité que le Sénégal n’a pas pu exploiter. J’ai juste deux ans ici, j’ai eu à rencontrer des hommes d’affaires qui sont prêts à investir en Afrique, mais n’ont pas confiance. J’essaye de les convaincre, mais cela ne devrait pas être le cas. Car ça aurait dû se faire sur le plan officiel. Si nos gouvernants viennent ici dans ce sens-là, je pense que les hommes d’affaires qataris vont avoir plus de confiance pour aller investir dans nos pays.
Ce que je trouve dommage, c’est que pendant la Coupe du monde, le Sénégal pouvait avoir une grosse vitrine pour attirer les investisseurs et milliardaires qataris qui aimeraient investir au Sénégal. Depuis que je suis là, je n’ai jamais rencontré ou vu Karim Wade. Une chose que je trouve dommage, car je me suis dit que c’est une personnalité du Sénégal. Il devrait faire bénéficier au Sénégal de son carnet d’adresses, mais aussi aux Sénégalais qui vivent ici des opportunités qu’offre le pays. À défaut de faire venir ici les hommes d’affaires sénégalais pour les mettre en relation avec les hommes d’affaires qataris.
C’est cela que je trouve dommage. Je ne vois pas ce travail que devrait se faire. Au début, quand l’actuel président de la République Macky Sall avait lancé les chefs de bureaux économiques, il y en avait un ici, mais il n’a pas duré. C’était parmi les six premiers bureaux économiques dans le monde. Je ne sais pas ce qui s’est passé après, mais par contre, au Canada, le chef du bureau économique fait entrer beaucoup d’argent au Sénégal, en organisant des foras, rencontres ‘’be to be’’, des échanges pour que les hommes d’affaires canadiens puissent aller investir au Sénégal. Ici, il y a plus d’opportunités qu’au Canada.

Le Qatar est un petit pays où tout est sous surveillance. Est-ce que les Sénégalais ont bonne presse ici ?
J’ai juste fait deux ans ici… Mais d’une manière générale, le Sénégalais est très bien perçu, même si on est connu pour être des ‘’casseurs’’ et rouspéteurs. D’ailleurs, on nous taquine en disant ‘’qu’on évite de nous embaucher, car on aime rouspéter et qu’on peut influencer les autres’’. Les Qataris veulent des gens dociles pour travailler pour eux. Sinon, je n’ai pas entendu de Sénégalais qui ont en maille à partir avec la justice.

Dans quels secteurs évoluent les Sénégalais établis ici ?
Avant, je voudrais vous dire qu’ils font moins de 400 personnes. Sinon, j’ai connu beaucoup d’étudiants qui étaient venus pour étudier et qui ont été recrutés après. Ils sont la plupart du temps dans l’Administration, parce qu’ils parlent l’arabe et l’anglais. Il y en a d’autres qui sont dans le domaine sportif. Il y a un petit nombre de cadres qui sont dans les universités. Souvent, ils viennent de l’Occident.

Quels jugements vos élèves portent sur vous, en tant que professeur noir et sénégalais ?

Ils étaient curieux au départ et en même temps, ils savent aussi que j’ai une nationalité canadienne. Je parle l’anglais et un peu l’arabe aussi. Par contre, ce qu’il faut souligner est que même si je suis dans une école canadienne, la majorité n’est pas qatarie, mais des expats. C’est une école internationale comme les quatre écoles françaises qui existent dans ce pays. C’est les ingénieurs et hauts cadres qui mettent leurs enfants ici. Mes élèves sont habitués maintenant. Ils savent que c’est multiculturel. Ils ont compris le cosmopolitique. Je travaille avec des gens d’origine indienne, du Maghreb… Il ne pose pas de problèmes, d’autant plus que nous avons la langue commune qu’est l’anglais.
Par contre, dès qu’ils ont su que je suis sénégalais, grâce à notre équipe nationale et son capitaine Sadio Mané, ils se sont plus intéressés à moi. D’ailleurs, ils adoraient tellement Sadio Mané que j’ai tout fait pour qu’il visite notre école durant la Coupe du monde, mais l’entraineur Aliou Cissé avait dit non pour des raisons liées à la sécurité. Je bénéficie de cette aura-là, grâce à notre capitaine de l’équipe nationale de football. Sur ce plan, le Sénégalais est respecté. C’est le cas aussi pour les autres compatriotes sénégalais.
Le Sénégal est connu dans le monde grâce à sa stabilité, mais aussi du fait qu’il y a beaucoup de cadres qui sont dans différentes instances du monde. À cela s’ajoutent les relations que le Sénégal a avec le Qatar. Je suis un représentant du Sénégal et partout, je vais me battre pour porter haut le flambeau. D’ailleurs, durant la Coupe du monde, on avait organisé des mini-championnats dans notre lycée et j’étais l’entraineur de l’équipe du Sénégal. Ce qui était une fierté pour moi.

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