"Nous avons été expulsés du Sénégal (..), sans argent et sans papiers"
En 1962, Valdiodio Ndiaye, ministre des Finances de Léopold Sedar Senghor, est emprisonné pour tentative de coup d'État. En réalité il paie son soutien au Premier ministre de l'époque, Mamadou Dia, partisan d'une société affranchie du colonialisme. Cinquante ans après, la fille du ministre revient sur ces journées qui ont bouleversé sa famille.
En décembre 1962, au Sénégal, une rivalité au sommet oppose deux hommes d'État emblématiques, porteurs de deux visions politiques devenues antagonistes : le président Léopold Sedar Senghor, éminent francophile, et Mamadou Dia, Premier ministre partisan d'une souveraineté sans concession.
Le 8 décembre, Dia revendique vouloir s'affranchir de « la société coloniale » et de « l’économie de traite ». En réaction, des députés brandissent la menace d'une motion de censure. Le Premier ministre tente d'empêcher son examen, tout en réquisitionnant l'armée, à la demande de Senghor, pour protéger le palais présidentiel. Senghor s'empare de l'occasion pour écarter son rival. Mamadou Dia et quatre compagnons arrêtés avec lui, dont l'influent ministre des Finances Valdiodio Ndiaye, seront condamnés à de lourdes peines de prison pour tentative de coup d'État.
Amina Ndiaye-Leclerc, fille de Valdiodio Ndiaye, revient sur ces journées fatidiques qui se sont déroulé il y a exactement 50 ans.
Jeune Afrique : Dans quelles conditions votre père a-t-il été arrêté ?
Amina Ndiaye-Leclerc : Le 19 décembre 1962, j'avais 10 ans lorsque la police sénégalaise s'est présentée chez nous. Ma mémoire a occulté le moment où mon père nous a dit au revoir, seul mon frère aîné s'en souvient. Mes trois frères et moi étions couchés, Papa est monté pour nous dire que nous risquions de ne pas nous revoir pendant quelque temps. Les jours suivants, notre mère nous a emmenés lui rendre visite. C'est la dernière fois que je l'ai vu jusqu'à son hospitalisation momentanée, dix ans plus tard. Il a été détenu dans des circonstances épouvantables et nous n'avions pas le droit de lui rendre visite. Il sera libéré au bout de douze ans.
Comment s'est passée votre expulsion du Sénégal ?
Dans les jours qui ont suivi, quelqu 'un est venu nous prévenir que nous allions être expulsés. Ma mère, ( qui était française, NDLR) a eu du mal à y croire car nous avions tous, aussi, la nationalité sénégalaise. Elle s'est alors faite hospitaliser, pensant ainsi éviter tout risque d'expulsion. Mais la police est tout de même allée l'arrêter dans sa chambre, pendant qu'une autre équipe venait nous récupérer.
Avec mes frères et une cousine, nous avons fait nos valises nous-mêmes, sans savoir où nous allions. Comme nous étions originaires de Kaolack, nous pensions qu'on nous emmènerait là-bas, alors nous avons pris des vêtements légers. Escortés par des motards, nous avons ensuite été conduits jusqu'à l'aéroport. Là-bas, nous avons retrouvé Maman, seulement vêtue d'une chemise de nuit. Des amis lui ont prêté quelques vêtements et un peu d'argent avant de prendre l'avion. Les autorités sénégalaises nous ont expulsés vers la France en pleine nuit de Noël, sans vêtements chauds, sans argent et surtout sans papiers.
Qu'est-ce qui s'est joué à l'époque entre Senghor et Mamadou Dia, qui a abouti à cette accusation de tentative de coup d'État ?
D'un côté, un conflit entre Senghor et Dia. Le Sénégal était alors un régime parlementaire dans lequel la réalité du pouvoir était entre les mains du Premier ministre, ce qui faisait de l'ombre à Senghor. D'ailleurs, lors du procès, Dia a déclaré : « Un coup d'État contre qui ? C'est moi qui détenais le pouvoir. » Mamadou Dia vénérait Senghor mais l'approche politique des deux hommes divergeait, en particulier concernant la relation avec la France.
De son côté, mon père a payé d'avoir été un inconditionnel de Mamadou Dia. Comme lui, il s'était positionné dès le départ en faveur d'une indépendance véritable. De plus, mon père était à la fois populaire et influent. Il avait détenu les portefeuilles-clés de l'Intérieur et de la Défense, si bien que Senghor avait convaincu Dia de le placer aux Finances. Le 19 décembre, quand la police est venue l'arrêter, il savait ce qui l'attendait. Il a dit à ma mère : « Je ne me fais aucune illusion sur Senghor. »
Jeuneafrique