La peur bleue des producteurs
Difficultés dans la commercialisation de la production, manque de formation des producteurs, de magasins de stockage, difficultés d’accès au crédit et au financement, insuffisance des pistes de production, prolifération des oiseaux granivores : voilà entre autres les problèmes qui plombent les ambitions des producteurs du bassin de l’Anambé, endettés jusqu’au cou. Reportage.
Logé dans une cuvette arrosée par les eaux de la rivière Kayanga et situé dans une zone pluvieuse, le bassin de l’Anambé offre toutes les opportunités pour booster la production du riz au Sénégal. Ainsi, pour faire de ce pôle le moteur de l’atteinte de l’autosuffisance en riz et réduire de façon considérable notre dépendance aux pays producteurs de l’Asie, l’Etat du Sénégal a créé, en 1974, la Société de développement agricole et industriel du Sénégal (SODAGRI), suite aux déficits pluviométriques des années 1970. A partir des années 1978, la Sodagri a été chargée par l’Etat du Sénégal de réaliser des travaux d’aménagements pour développer la culture irriguée.
C’est ainsi que le bassin de l’Anambé, situé à l’Est de la région de Kolda, a été choisi, à cause de ses terres riches et ses réserves hydriques immenses. L’Etat a aménagé deux barrages d’eau et mis en place cinq stations de pompage autonomes avec leurs canaux et un périmètre de casiers rizicoles de 4 170 ha. La totalité de ces aménagements a été ainsi réalisée en 1982. De 1983 à 1990, des parcelles, semences, engrais et matériels ont toujours été mis à la disposition des producteurs. Et les rendements ont été bons. En 1991, la belle époque a pris fin. Car, l’Etat du Sénégal s’est désengagé et tout a été laissé à la charge des producteurs. Depuis lors, les périmètres se dégradent, faute d’entretien, alors que l’exploitation a considérablement ralenti.
C’est dans ce contexte que le Président Macky Sall est arrivé au pouvoir en 2012. Dans l’optique de cette atteinte de l’autosuffisance en riz, d’ici 2017, le chef de l’Etat a émis le souhait de faire du bassin de l’Anambé un véritable pôle de développement économique en exploitant ses potentialités énormes et passer ainsi de 320 mille tonnes à 640 mille tonnes de paddy en 2017. A travers donc le programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise (Pracas), l’Etat veut doubler la contribution du riz pluvial dans le pays. Mais la situation dans le bassin de l’Anambé reste dramatique, parce qu’il est laissé en rade, sans moyens et sans outils. Les périmètres irrigués du bassin de l’Anambé sont dans un état de délabrement très avancé et se détériorent progressivement. Conséquences : les producteurs, envahis par le chagrin, baignent dans les difficultés.
L’espoir des producteurs brisé
« Le bassin de l’Anambé, c’est le bassin le plus malade du Sénégal. Il manque de tout. Toutes les infrastructures sont vétustes. Le réseau d’irrigation est complètement dégradé. Des parcelles sont dégradées et emboisées, faute d’exploitation », explique Abdou Aziz Niang, secrétaire des secteurs 1 et 2 du bassin de l’Anambé. En effet, en effectuant un tour et en échangeant avec les producteurs, on se rend compte de l’étendue des dégâts. Le peu de matériel existant est vétuste. S’y ajoutent les pertes d’eau au niveau du barrage, l’absence de digues de protection et de stations d’exhaure et la cherté du coût d’irrigation due à la non-électrification des stations de pompage.
Abdou Aziz Niang pointe également les lacunes dans la maîtrise technique de la culture, le déficit d’encadrement et de suivi techno-économique, les récoltes tardives et les pertes post-récoltes. Que dire de la problématique de la double culture, de l’insuffisance des pistes de production, de tracteurs et de moissonneuses. « Nous n’avons que deux (02) tracteurs et deux (02) moissonneuses batteuses, pour couvrir tout le périmètre de 5 000 ha ». Le secrétaire regrette aussi « l’absence de stratégies de commercialisation et de moyens de transport et le manque de visibilité sur le marché ».
Le casse-tête de l’écoulement de la production
Au niveau du bassin, les producteurs soulèvent aussi le manque de formation et de moyens pour financier l’exploitation. «La caisse nationale de crédit agricole du Sénégal (CNCAS) s’est retirée du bassin, parce qu’il n’y avait plus de bons rendements à cause d’une mauvaise délimitation des parcelles», explique Abdou Aziz Niang. Selon lui, les producteurs exploitent, mais les rendements ne suivent pas. Ils ont contracté des dettes qu’ils n’arrivent pas à honorer. Autant de problèmes qui ont contraint la Cncas à se désengager.
Toutefois, le représentant des jeunes du bassin de l’Anambé, El Hadji Diao, veut y croire et donne les recettes pour sortir de ce marasme. Il est d’avis qu’il faut nettoyer les canaux d’irrigation, curer les drains, débroussailler, niveler les parcelles, reprendre les pistes d’accès et reconstruire les digues de protection. « C’est tout cela qu’il faut reprendre si l’Etat veut faire décoller la filière riz dans le bassin de l’Anambé », dit-il, avant d’ajouter que « l’autre défi majeur à relever est celui de l’évacuation et de l’écoulement de la production ». Car, les producteurs du bassin de l’Anambé ont du mal à commercialiser leurs productions, surtout cette année.
« Il y a eu une surproduction de riz en Guinée. Or, les Guinéens étaient nos principaux clients. Nous n’avons ni unité de transformation, ni usine d’égrainage. La seule usine d’égrainage qui existait a été rétrocédée à un Malien, qui ne l’a utilisée que deux ans et l’a fermée. Depuis lors, nous n’avons pas une unité de transformation susceptible de faire des graines de bonne qualité pour concurrencer le riz importé. Avec le désengagement de l’Etat, la Sodagri avait en charge l’exploitation de l’usine. On l’a vendue à un privé et l’usine a fermé il y a trois ans ». Dans un cercle vicieux, la problématique de la commercialisation de la production a entraîné l’endettement des producteurs.
« La Cncas nous tord la main pour rembourser nos dettes »
Aujourd’hui, les producteurs de la vallée du bassin de l’Anambé ne savent plus où donner de la tête. Ils sont endettés jusqu’au cou. L’année dernière, les difficultés de la campagne agricole ont fait que les producteurs n’ont pu honorer la totalité de leurs dettes auprès de la Cncas. « Nous avions un reliquat de 14 millions de francs Cfa. Une dette qui a été épongée par l’Etat. Ce qui nous a permis, cette année, d’avoir un crédit de plus de 112 millions de francs CFA », soutient Abdou Aziz Niang.
Malheureusement, les producteurs n’ont pu consommer que les 105 millions de francs CFA, faute de machines agricoles. « Quand nous avons exploité les 5 595 hectares, sur financement de la Cncas, le riz était déjà arrivé à maturité, depuis le mois d’octobre, et à cette période de l’année, il pleuvait encore », explique-t-il. «Avec le système d’irrigation que nous avons dans les périmètres, le drainage des eaux est complètement impossible. Il faut attendre que cela se fasse de façon naturelle pour pouvoir récolter. Le riz a pourri dans l’eau. Cette situation a engendré des pertes énormes dans la vallée de l’Anambé. Un producteur qui devait avoir entre 7,8 et 9 tonnes à l’hectare, s’est retrouvé avec 2 à 3 tonnes à l’hectare. La Cncas nous tord la main pour rembourser nos dettes.»
Les contraintes de la culture pluviale
En ce qui concerne la culture pluviale, la difficulté majeure provient de l’accès aux intrants (engrais, pesticides et herbicides, essentiels pour assurer la rapidité de production et limiter la destruction des semences) qui sont à des prix inaccessibles pour les producteurs, si on en croit El Hadji Diao. «Dans les années 90, les riziculteurs recevaient des intrants à crédit et étaient encadrés dans l’allocation des parcelles, le traitement du produit, contre une redevance sur la production ; ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Autre point majeur, la rareté des outils de décorticage en riz, qui oblige les agriculteurs à brader leurs productions dans les marchés hebdomadaires de la région de Kolda », souligne Maodo Diao, producteur dans le bassin de l’Anambé.
Selon les producteurs, l’état des infrastructures d’irrigation et l’insuffisance des infrastructures hydro-agricoles constituent les faiblesses majeures pour la production du riz par irrigation. C’est pourquoi Amadou Baldé, producteur dans le bassin de l’Anambé, réclame des subventions.
EMMANUEL BOUBA YANGA (KOLDA)