Les magistrats ne veulent plus être ‘’les dindons de la farce’’
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L’atelier organisé, hier, par l’Union des magistrats sénégalais sur l’Etat de droit et l’indépendance de la justice, a été l’occasion, pour les participants (magistrats et responsables de la société civile) de lancer le grand ‘’ndeup’’ du système judiciaire. Les participants ont dénoncé la mainmise de l’Exécutif sur le Judiciaire et sollicité la mise en œuvre des réformes.
Les magistrats sont-ils les dindons de la farce ? Ils sont nombreux les Sénégalais lambda à le croire. Hier, au séminaire organisé par l’Union des magistrats sénégalais (UMS) sur le thème ‘’Etat de droit et indépendance de la justice’’, certains n’ont pas manqué de mettre en exergue le dénouement prévisible de l’affaire Sweet Beauté, pour illustrer, s’il en est encore besoin, le défaut d’indépendance de la justice au Sénégal.
Secrétaire général de la Ligue sénégalaise des droits humains, Alassane Seck constate : ‘’Je pense qu’il y a un manque criard de culture d’Etat chez nos dirigeants actuels. L’indépendance de la justice, c’est devenu une demande sociale. Mais il suffit de voir comment les gens sont en train d’être libérés pour se convaincre que cette indépendance n’existe pas. Tout le monde savait que ces gens (les personnes arrêtées suite aux récents troubles) allaient être libérés…’’
Embouchant la même trompette, le modérateur et non moins magistrat, Moustapha Fall, a crié tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. A l’en croire, c’est bien dommage de le dire, mais l’institution judiciaire a perdu de sa superbe… ‘’Parfois, avant même que les procédures ne soient déclenchées, on sait quelle est la décision qui sera rendue. Il y a une semaine, on annonçait la libération des gens arrêtés, lors des récentes manifestations. Finalement, nous sommes les dindons de la farce. On vous demande d’attraper, vous attrapez ; on négocie ailleurs, on vous demande de libérer et vous libérez. Est-ce qu’un juge doit se comporter de la sorte ?’’.
Selon le magistrat, il ne s’agit pas d’une question d’individus, mais de travailler à mettre en place les réformes nécessaires pour une justice plus indépendante. ‘’Il faut se battre pour que les magistrats soient véritablement indépendants. C’est vrai que chaque magistrat qui veut être indépendant peut l’être. Mais pour moi, il faut aller au-delà, en garantissant cette indépendance, à travers la mise en œuvre des réformes. Il est fondamental de mettre en place un système transparent de gestion des carrières’’.
Mise en œuvre des réformes
Le constat ayant été fait, les acteurs se sont penchés sur la nécessité de faire bouger les lignes. Deux thématiques majeures ont été au cœur des débats. D’abord, ‘’Le statut du parquet’’, animé par le parquetier à la retraite Alioune Ndao ; ensuite, ‘’La réforme du Conseil supérieur de la magistrature’’, par le président de l’UMS Souleymane Téliko.
Certes, estime ce dernier, le sujet a été débattu plusieurs fois, mais plusieurs raisons justifient qu’il soit à nouveau posé sur la table. Il développe : ‘’Si nous insistons autant sur la thématique de l'indépendance de la justice, c'est bien parce que nous avons pris l'exacte mesure des enjeux de cette thématique. Le service public de la justice peut, certes, souffrir de dysfonctionnements liés au manque d'équipements, de locaux ou de personnel ; il n'en perdra pas pour autant, nécessairement, sa crédibilité.’’
Il en va autrement, selon le président de l’UMS, pour l’indépendance de la justice. ‘’Dès lors qu’aux yeux du public, elle donne l'impression de manquer d’impartialité ou d'indépendance, la justice perd une bonne partie de ce qui fait sa force : la confiance des justiciables. Sans une indépendance garantie et assumée, la justice perd en crédibilité et en autorité. Car ce n’est pas la force qui fait la justice, mais plutôt la justice qui fait la force’’.
Par conséquent, soutient M. Téliko, travailler à préserver ce lien primordial de confiance constitue un devoir pour chacun : acteurs de la justice, décideurs et responsables de tous bords…
Cela dit, l’UMS entend bien évoluer dans la manière de parler de ce sujet brûlant. Il s’agit moins maintenant de réfléchir sur des propositions, mais surtout de faire le nécessaire pour que les propositions pertinentes qui dorment dans les tiroirs puissent être mises en œuvre. Souleymane Téliko de rappeler : ‘’… Dans ses conclusions, ce comité (le Comité de concertation sur la modernisation de la justice) composé des représentants des magistrats, des avocats, des huissiers, des notaires, des experts et de la société civile, a formulé des propositions de réforme dont la mise en œuvre est devenue plus que nécessaire. Au cours des travaux de ce matin (hier), les participants auront l’opportunité de se pencher sur deux aspects de ces propositions de réformes : le statut du parquet et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).’’
‘’Le paradoxe de notre CSM…’’
Considéré comme la clé de voûte de l'indépendance de la justice, le Conseil supérieur de la magistrature a suscité un grand intérêt auprès des acteurs de la justice. ‘’Le paradoxe de notre CSM, qui est aussi son principal handicap, c’est qu'il est chapeauté et piloté par celui-là même dont il est censé limiter l'influence’’. Telle est la conviction du président de l’Union des magistrats sénégalais. Souleymane Téliko préconise alors ‘’un changement de paradigme, à travers, entre autres mesures, l’autonomisation du CSM et l’instauration de la procédure d’appel à candidature, qui permettront à cet organe d’assumer sa mission au mieux des intérêts de la justice et des justiciables’’.
L’intérêt de ce séminaire, soutient le juge, tient moins au contenu de ces propositions de réforme, que beaucoup parmi les participants connaissent du bout des doigts, qu’à la nécessité de sensibiliser sur leurs enjeux qui dépassent, de loin, le cadre professionnel des magistrats. Aussi, souligne-t-il : ‘’Nous avons la ferme conviction que la mise en œuvre de ces réformes aura le triple avantage de faire gagner la justice en crédibilité, les citoyens en sécurité et l'Etat de droit en solidité… Cela met en jeu trop d'intérêts, pour n'être plaidée que par des acteurs de la justice.’’
Critiques aux magistrats A propos des critiques acerbes adressées de plus en plus à l’institution judiciaire, le juge Souleymane Téliko invite chacun à savoir raison garder. ‘’Le droit de critiquer ne doit pas tourner au culte du déni. Car, chaque jour, et je prends à témoin les nombreux concitoyens qui, régulièrement, arpentent, les couloirs de nos tribunaux, que des centaines, voire des milliers de décisions sont rendues dans des conditions de transparence totale et dans des délais plus que raisonnables’’, a affirmé le président de l’UMS. Toutefois, reconnait-il, le devoir d’objectivité doit les obliger aussi à reconnaître que le système judiciaire comporte des limites certaines que les acteurs gagneraient à identifier et à corriger, pour le bien de tous. Par conséquent, signale le magistrat à la Cour d’appel de Thiès, certaines critiques dont le bien-fondé ne peut être contesté, doivent être accueillies avec humilité et traitées avec clairvoyance. ‘’C'est tout le sens de l’atelier d'aujourd'hui par lequel nous appelons à l'instauration d'un débat serein, responsable et constructif, qui nous permettra de baliser le chemin vers un horizon meilleur’’. |
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CSM ET STATUT DE LA MAGISTRATURE
Les commandements de l’UMS
Au terme de cet atelier, un certain nombre de résolutions ont été prises par les participants.
D’abord, en ce qui concerne le statut de la magistrature, il est retenu : la proposition de nomination par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ; la proposition de nomination aux grades et fonctions après avis de la commission d’évaluation installée au sein du CSM, sur la base de critères objectifs prédéterminés et transparents ; la nomination aux fonctions et emplois, principalement à titre de titulaire. Aussi, est-il recommandé : le recours exceptionnel à l’intérim, strictement limité aux nécessités de service dûment motivées, justifiées et constatées par le CSM ; la nomination par décret des juges d’instruction ; la désignation du juge d’instruction après avis conforme du président de la juridiction ; l’interdiction des injonctions individuelles au parquet ; la mise en place d’un juge des libertés et de la détention et, enfin, la fixation de l’âge de la retraite à 68 ans, pour mettre fin à la discrimination.
Pour ce qui est du Conseil supérieur de la magistrature, il est préconisé : l’érection du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en organe autonome en matière financière et en ressources humaines, chargé de la carrière des magistrats et de la garantie de leur indépendance ; la présidence du CSM par le premier président de la Cour suprême ; la vice- présidence par le procureur général près la Cour suprême ; le relèvement significatif du nombre des magistrats membres élus.
Les participants recommandent, en outre, l’ouverture du CSM à d’autres professions indépendantes, la restauration du pouvoir Judiciaire dans la hiérarchie protocolaire institutionnelle ; l’instauration d’un système d’appel à candidature pour les postes de responsabilité.