''Jammeh a une sinistre épée de Damoclès sur la tête''
Dans cet entretien, le journaliste et politologue Babacar Justin Ndiaye décrypte les récents événements qui ont conduit à la suppression du Sénat et laisse entendre son inquiétude face à la dégradation des relations entre le Sénégal et la Gambie dont le président continue à mener le Sénégal par le bout du nez.
Dans quelle mesure la décision du président de la République de supprimer le Sénat est-elle le fruit de pressions ?
Plutôt d’un enchevêtrement de calculs et de pressions. Le tout précipité par le déchaînement catastrophique des éléments : pluies diluviennes, inondations sévères et détresse humaine. Autrement dit, la catastrophe naturelle a été une aubaine pour évacuer un casse-tête politique. Mais cette solution - pour ne pas dire ersatz de solution - a-t-elle valeur de panacée au regard des défis ? J’en doute.
La deuxième chambre ou Sénat n’a jamais reçu l’assentiment des populations. Du coup, sa suppression ne correspond-elle pas à une bonne décision ?
Le Sénat est effectivement très impopulaire. N’empêche, c’est une institution dans le magma d’institutions qui fondent une République. Dois-je cependant recadrer les arguments et les sentiments en disant qu’une institution n’est ni bonne ni mauvaise dans l’absolu. Une institution ne vaut que ce que valent les hommes qui l’animent. Tout dépend de l’usage qu’on en fait. Tenez, le fusil est-il bon ou mauvais ? Avec le fusil, on peut dominer ; avec le même fusil, on peut se libérer. En quoi une centaine de députés sénégalais (non importés d’Argentine) valent plus qu’une centaine de sénateurs sénégalais ? La bonne question est la suivante : quel usage fait-on d’une majorité parlementaire. Hier comme aujourd’hui -sous réserve de la rupture annoncée- les députés et les sénateurs ont été des godillots. Et le Parlement vachement croupion. Sans les manifestations populaires du 23 juin, la majorité libérale allait voter le ticket et le quart bloquant. Donc ''monarchiser'' la République.
Mais ce qui est surréaliste et fantasmagorique se trouve ailleurs. Pour 150 mm d’eau tombée à Dalifort, on supprime une institution. Très bien. Donc si le ciel ouvre à nouveau ses vannes, on supprimera le Conseil économique et social, alors ? Et l’orage emportera la Primature. Non, non, non… Les arguments sont fallacieux. Le fleuve Niger est sorti de son lit, engloutissant les deux tiers de la ville de Niamey. Pas une institution n’a été supprimée dans ce pays dont le PIB n’est pas supérieur à celui du Sénégal. Combien de fois la terre tremble dans de nombreux pays sans affecter leurs institutions ? Un décideur ne doit pas être assujetti à l’opinion publique. Si Abdou Diouf n’avait pas bravé l’impopularité et assumé les douloureux ajustements structurels des années 80, Wade n’aurait pas trouvé les caisses pleines en 2000. La gouvernance vertueuse et sobre chère à Macky Sall, n’est-elle pas porteuse d’austérité inévitable ? Le Général de Gaulle répétait : ''On ne peut rien faire de grand pour son pays, sans blâme dans l’opinion''. Le Professeur Khouma me dira que de Gaulle n’aimait pas le Sénat. Je le renvoie au livre d’Alain Peyrefitte qui démontre que le fondateur de la Cinquième République n’aimait surtout pas l’inamovible président du Sénat d’alors, Gaston Monnerville, un nègre de Guyane.
Les citoyens et les ONG ont dénoncé la passivité de l’État qui a conduit à l’exécution de deux Sénégalais en Gambie. Partagez-vous ce point de vue ? Selon vous, qu’aurait pu faire l’État ?
Mon point de vue est moins carré que celui des ONG, car la souveraineté de la Gambie limite la marge de manœuvre du Sénégal, lui aussi, jaloux de sa souveraineté. Toutefois, la surprise de Dakar est bizarre, feinte ou coupable. Dans toutes les ambassades, ici et ailleurs, vous avez des antennes des services de renseignements. Le Commissaire Saliou Diallo, ancien directeur de la Police, a servi comme diplomate, avec ou sans guillemets à Banjul, de 1999 à 2005. Preuve que le gouvernement est bien outillé pour savoir. Et il savait parfaitement que Tabara Samb et Saliou Niang étaient dans le couloir de la mort.
Comment analysez-vous le ton du discours de Macky Sall ; et surtout comment appréhendez-vous la suite des événements ?
Le ton a été à la hauteur du défi. Il y a des défis exceptionnels qui appellent des réponses bourrées de vigueur et… de panache. Pourquoi pas ? Toutefois, le fragment du propos, assorti de menace, où il fixe l’heure d’une audience pour un ambassadeur, a été de trop. C’est de facto une rupture des relations diplomatiques. Car plus rien ne sera comme avant, en termes de confiance entre les deux chefs d’État. Du reste, le parallélisme des formes le décommande. Le ''patron'' organique des ambassadeurs est le Secrétaire général du ministère des Affaires Étrangères ; tandis que le ministre Alioune Badara Cissé demeure leur ''patron'' politique ou principal interlocuteur.
S’agissant des incidences, je ne cache pas mon inquiétude. Je mesure la méfiance voire la défiance atavique des Gambiens vis-à-vis des Sénégalais. Sous Senghor, déjà, le tracé des frontières avait pollué nos relations. On a dit que le Président Senghor, adepte du dialogue et apôtre de la coexistence pacifique, est allé à Canossa sur la question des frontières. Le jugement de l’Histoire nous éclairera. Sous Abdou Diouf, la Confédération a volé en éclats. Aujourd’hui, Yaya Jammeh a bien fignolé et planifié son coup ; puisque l’exécution de Tabara Samb et la réaction (prévisible et prévue) de Macky Sall lui permettent de faire marche arrière sur deux engagements quasi-solennels dont il ne veut point être prisonnier : la construction du pont et la recherche de la paix en Casamance. Je signale enfin qu’au-delà des condamnés à mort qui sont dans les prisons à Banjul, il y a une dizaine de militaires (prisonniers) sénégalais entre les mains… des hommes de main de Yaya en Casamance. Sinistre épée de Damoclès.
Propos recueillis par Gaston COLY