Une frontière au bord de l’asphyxie
Amener les tarifs de passage des camions sénégalais à 400 mille F CFA est une décision lourde de conséquences. Bloquer le passage des véhicules vers la Gambie, l’est tout autant. Dans ce bras de fer qui oppose syndicats de transporteurs sénégalais et un vis-à-vis gambien qu’on a du mal à identifier, le pays voisin étouffe, les commerçants se plaignent et les transporteurs se sentent renforcés.
Des sacs de condiments empilés qui font cligner des yeux, rappelant vaguement les gaz lacrymogènes sur l’Avenue Cheikh Anta Diop. Du piment ! L’odeur ne trompe pas. Quelques fruits rouges de ce condiment dépassent des bouts mal cousus de sacs de riz. Des tas d’autres sacs de bissap, d’ail, de caisses de laurier, d’oranges jonchent les abords du poste de police de Karang, à la frontière entre le Sénégal et la Gambie. Ils sont dans l’attente de passer de l’autre côté. Mais mardi (avant-hier), c’était journée presque morte pour le porteur El hadji et ses camarades comme c’est désormais de coutume depuis plus de deux mois.
Le jeune homme d’origine guinéenne ne risque pas de se fouler la cheville, lui qui passe l’essentiel de son temps à musarder sur ce corridor. ‘‘Présentement, on ne crachera pas sur une journée à 1000 F CFA’’, déclare-t-il d’un air dépité. Les brouettes tapissées d’arêtes de cartons ou de sac de riz vides servent plus de reposoirs que d’outils de travail. Alors qu’en temps normal, les 4 000 francs quotidiens pouvaient paraître moyens, il faut désormais jouer des coudes pour une course de 100 ou 150 francs. Ces jeunes qui ne comptent que sur les pousse-pousse pour subvenir à leur besoin ne sont pas un cas isolé à la frontière.
Karang vit toujours, mais pour qui a l’habitude de ce point de passage terrestre, le constat va de soi-même : l’entrain a fortement diminué. Les agents de change, gambiennes au patois wolof-anglais pour la plupart, assaillent toujours le passager qui descend de voiture. Les conducteurs de motos Jakarta se disputent toujours d’éventuels clients. Les vendeurs de fruits, d’eau ou d’œufs durs imposent leurs marchandises avec une insistance presque agressive. Mais le poste frontalier de Karang est plus assis que debout. Sous les remorques des gros camions, dans les échoppes et les restaurants, l’attente est longue. Et comme pour faire écho à cette immobilité, la levée des couleurs fait se tenir tout le monde statique pendant une vingtaine de secondes.
Une résignation teintée de fatalisme a sérieusement érodé le capital optimisme des camionneurs, mais surtout des commerçants. ‘‘C’est vrai que le motif du blocus est justifié, mais un arrêt de travail n’est bon pour personne’’, déclare Youssou Fall qui promet de quitter en fin de semaine, si rien ne s’arrange. Une rangée de gros-porteurs, stationnés sur le bas-côté de la partie sénégalaise de la frontière, occupent les quelques 300 mètres qui séparent la gare routière de Hamdallaye, la partie gambienne de la frontière. Les bâches ocre de poussière laissent voir qu’ils sont là depuis longtemps. Il y en avait beaucoup plus le week-end, mais beaucoup ont préféré rebrousser chemin tandis que d’autres ont liquidé leur stock dans les ‘louma’ pour que les denrées alimentaires et autres condiments ne périssent pas entre leurs mains.
Sauf-conduit
Près de la bande des jeunes porteurs, la dame Maty Niang, la cinquantenaire près, broie du noir. ‘‘Je suis venue de Touba il y a deux jours. Ce blocus nous cause un préjudice incommensurable’’, peste-t-elle. D’une valeur d’un million de F CFA, la marchandise gît à ses pieds. Fermement assise sur un seau de peinture, adossée à la roue d’un camion, elle se perd plusieurs fois en cherchant le mot juste qui qualifierait son exaspération. La bana-bana savait pourtant bien qu’aucun véhicule n’était autorisé à traverser la frontière. Mais des rumeurs faisant état de sauf-conduits accordés aux commerçants l’ont amenée à tenter l’aventure.
Les porteurs affirment que, sur des bases non encore définies, des marchandises sont parfois autorisées à passer, sous le nez bienveillant des postes de Douanes des deux pays ; la partie gambienne ne se faisant pas prier. ‘‘J’avais espéré qu’avec de simples denrées, les douaniers seraient cléments’’, se justifie-t-elle. Que nenni ! ‘‘Les commerçants le font exprès. Ils savent bien que la frontière est fermée, mais ils font venir leurs camions tout de même’’, dénonce Mbaye Diola du syndicat des transporteurs de Karang. Dans la foulée du mouvement des transporteurs, l’administration s’y est mêlée. Les soldats de l’économie ont cessé de délivrer des quittances. La police des frontières aussi ne délivre plus de passe-avant, une sorte de laisser-passer pour circuler librement dans les deux pays.
Intransigeance
Dans cette foire aux complaintes, les transporteurs sont pourtant à la fête. L’asphyxie économique de cette zone frontalière n’est certes pas le cadet de leurs soucis, mais n’en est pas le premier. Ces sergents de Pape Seydi Dianko, président des transporteurs, cachent à peine leur jubilation d’avoir fait comprendre à l’homme fort de Banjul que le commerce entre les deux pays ne consiste pas à transférer la charge de ceux qui ne respectent aucune règle sur ceux qui s’y astreignent. Mbaye Diola en a même le triomphe immodeste. ‘‘Il paraît que la langue du président a fourché, qu’il a voulu dire 40 mille au lieu de 400 mille’’, se gausse-t-il, déclenchant une hilarité générale de ses congénères.
Les syndicalistes sont tellement sur la défensive que même les cérémonies religieuses si enclines à ramollir l’extrémisme de l’homo senegalensis ne sont pas épargnées. Ainsi un dignitaire de la famille Niasse, Mounzir, lors de son récent gamou à Banjul, a dû laisser les véhicules de son cortège à Karang pour faire le reste du trajet à pied jusqu’en Gambie où l’attendait une délégation.
La hausse unilatérale du prix du passage à 400 mille en février dernier est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le dernier d’un agrégat de décisions injustes qui a motivé la décision des transporteurs sénégalais et nourrit leur intransigeance. La fermeture des frontières gambiennes de 19 à 7 heures du matin, le paiement obligatoire en CFA du passage du bac par les véhicules sénégalais ; et les tracasseries ont eu raison de la patience des chauffeurs. Ces derniers affirment que c’est une consigne qui a été à l’origine du mouvement, et c’en est une qui y mettra un terme. En attendant Karang et Hamdallaye sont au bord de l’asphyxie.
MAME TALLA DIAW (envoyé spécial)