Publié le 12 Mar 2018 - 23:08
MOUHAMADOU MBODJ, COORDONNATEUR FORUM CIVIL

‘‘Il y a concurrence entre l’Etat et les Ong’’

 

2016, l'invétéré défenseur de la bonne gouvernance avait analysé l'origine des Ong, leurs rapports souvent conflictuels avec les politiques, ainsi que leur légitimité. ‘’EnQuête’’ reproduit ce texte qui, vu le contexte, n'a pas pris une ride. 

 

Qu’est-ce qui explique le succès des Ong ?

Les moyens ont manqué, dès les années 1970, dans le processus de consolidation de l’Etat. Toute l’économie était tirée sur l’agriculture, après la sécheresse durant ces années. C’était à partir de ces ressources tirées de l’agriculture que l’Etat offre les services d’éducation, de santé, etc. Quand l’Etat n’assure pas ses ressources et des services, sa légitimité est remise en cause. Sa raison d’être est de donner satisfaction au citoyen sur ces questions. Plus de 60 % de la population vivait de l’agriculture. Il y avait situation de précarité pour elle. De 1975 à 1980, c’est le début des ajustements structurels provoqués par l’onde de choc de la crise économique.

Ces plans avaient une doctrine de l’impuissance publique. Ce qui veut dire que le secteur public est frappé d’impuissance, puisque les moyens ne sont pas là pour agir. La raréfaction des ressources financières qui obligent l’Etat à réduire sa sphère d’intervention. Donc, les citoyens attendent des services qu’ils ne voient plus, l’Etat voit ses moyens fortement diminués. Il y a un nouvel espace d’intervention ouvert. C’est dans ce contexte que surgit la dimension économique des Ong. C'est-à-dire de nouveaux acteurs avec un statut relevant du droit privé qui vont intervenir pour suppléer l’Etat. Ce dernier se voit bousculé dans ses prérogatives traditionnelles de pourvoyeur de services au bénéfice des populations.

Les partenaires techniques et financiers s’intéressent au surgissement de ce nouvel acteur institutionnel qui agit au nom des populations sans être l’Etat. Les bailleurs vont commencer à orienter des flux financiers importants aux Ong. Ce qui crée une sorte de concurrence entre l’Etat et ces acteurs dans la manipulation des concours extérieurs. Les Ong deviennent des agences d’exécution pour le compte des bailleurs de fonds. A partir de ce moment, on commence à questionner l’efficacité de l’aide publique au développement (Apd) en direction des populations et à interroger les canaux les plus efficaces pour acheminer cette aide aux populations. 

Le rapprochement d’avec la politique est un pas que beaucoup n’hésitent pas à franchir. Pourquoi ce lien que l’on n’arrive pas à dissocier ?

Les Ong ne font pas de la politique. Donc, les bailleurs pensaient qu’ils seraient de meilleurs intermédiaires vers les populations plutôt que les Etats. Mais il y a une mutation dans la société civile. A un moment donné, les organisations voulaient plus de pouvoir d’intervention pour assumer ce rôle d’interface avec les populations. Les Etats n’ont pas vu cela d’un bon œil, naturellement. Cette nouvelle vague a renforcé la première vague de la société civile qui avait une connotation purement sociale et culturelle. Il y avait aussi une crise de la perception de la valeur de l’école avec les diplômes qui ne donnaient plus droit au travail (programme maitrisards chômeurs). Donc, c’est la dimension économique qui cohabite avec celle sociale. La nouvelle vague est celle appuyée sur l’extension des libertés. Jusque dans les années 1980, on parlait d’un système démocratique contrôlé, avec la loi des quatre courants politiques.

A ce titre, dans les statuts à sa fondation, le Pds était un parti social-travailliste et non libéral. Abdoulaye Wade a dû opérer cette mutation génétique pour être accepté. Abdou Diouf va donc abandonner la loi des quatre courants et autoriser un pluralisme politique, syndical, médiatique et associatif s’exprimer librement. Il a levé toutes les entraves. Ces questions de liberté s’étaient d’autant plus posé que la France, à la conférence de la Baule, a décidé d’encourager la libéralisation du pluralisme politique. C’était l’époque des conférences nationales. Mais heureusement pour le Sénégal, cette mutation s’est passée sans anicroche, puisque le pays avait devancé beaucoup de ses pairs sur la question. Une société civile qui profite de ce nouveau pluralisme associatif va se multiplier pour défendre les Droits de l’homme, les libertés publiques, la bonne gouvernance. C’est justement la naissance des mouvements comme la Raddho, l’Ondh, le Forum civil, en 1992. C’est une troisième vague qui veut avoir un contrôle plus large des actions de l’Etat par le citoyen. Les organisations qui en sont issues vont opérer de nouvelles mutations dans l’émergence d’une nouvelle citoyenneté.

C’est une vague qui a porté principalement. Nous avons joué un rôle important, nous avons contribué à l’émergence d’une conscience citoyenne dans la construction démocratique. Ça n’existait pas avant. Ce n’est pas l’accès libre à l’école d’une grande masse, les effets de l’urbanisation rapide du pays qui annihile l’opposition ville-campagne, les espaces d’expression de citoyens comme la nouvelle presse privée, l’utilisation des langues locales dans les émissions ‘‘Wax sa xalaat’’. On doit la première alternance à ces facteurs. Abdoulaye Wade a compris le rôle de la citoyenneté et de cette combinaison de facteurs. Et chaque fois que les gouvernants ont pris le pouvoir, ils ont cherché à nous séduire par l’intégration politique d’un gouvernement, par des menaces sur la liberté de la société civile et sur la presse également. Leur raisonnement est simpliste : ils se disent qu’ils ont profité de la vague agitée par la société civile pour arriver au pouvoir, donc d’autres peuvent le faire. L’Etat est toujours comme ça : dans l’espace public, il ne tolère pas de concurrents, il cherche à mettre tout le monde sous sa tutelle.

N’a-t-il pas raison ? C’est sa mission régalienne.

La société est appelée à évoluer. L’Etat est presque devenu une fiction, mais dans la culture de l’élite, l’Etat n’a pas changé. Cependant, dans les faits, l’Etat s’est délité par le développement du système capitaliste mondial. Cela veut dire que nous sommes dans une économie-monde, les déclinaisons des espaces nationaux n’ont aucun sens. Le système est cohérent, intégré au niveau universel. Il s’autorégule à partir de l’intérêt des possédants. L’Etat, on en a besoin que partiellement pour la régulation du jeu économique au niveau local. Ce sont les conventions internationales (Ocde, Omc, Nations Unies) qui complètent les règles et les normes de la régulation économique mondiale. C’est sur cela que le nouveau système repose. Les responsabilités de l’Etat sont prises par les conventions internationales. Par exemple, les marchés sont régulés par l’Omc, il n’y a pas d’Etats à ce niveau. Ils sont derrière elle. A cela s’ajoutent les politiques d’intégration régionale. L’Etat a été absorbé par les différents mécanismes d’intégration économique et politique régionale et sous-régionale comme l’Ua, la Cedeao, etc. L’Etat n’est plus cette force nationalement souveraine dans son espace naturel devant la société.

On n’a plus besoin de l’Etat...

(Il coupe) Vous avez des sociétés civiles plus fortes, des citoyens mieux armés et un Etat qui se délite. Même la sécurité est devenue un problème transnational. Pour bloquer Boko Haram, il faut plusieurs Etats. Un seul ne peut le faire, alors que c’est sa fonction régalienne. On se base sur l’Etat théorique dans les constitutions. Mais, en réalité, le capitalisme a réorganisé les Etats en les substituant à des mécanismes. Le droit communautaire passe avant le droit national. La production des normes juridiques relève du sous-régional, du communautaire : Cedeao, Uemoa, Union africaine, Nations Unies. La question, c’est où est l’Etat dans tout cela ? Ce sont les politiciens qui continuent de faire croire que l’Etat n’a pas disparu. Même dans l’Uemoa, l’ordonnateur des dépenses du budget, c’est le ministre de l’Economie. Avant, c’était le président de la République. 

L’Etat se sent menacé de partout, y compris par les Ong. Le président de la République, c’est celui qui a le moins de pouvoir, en fait. C’est une fiction, et l’Etat joue sur des équilibres pour assurer sa légitimité et son autorité. C’est pourquoi il est devenu frileux. C’est le jeu économique mondial qui lui a enlevé cela, pas le citoyen. Mais ce dernier aussi le harcèle pour qu’il gère mieux, qu’il rende compte, que la corruption disparaisse... Contrairement aux apparences, l’Etat s’est beaucoup affaibli. C’est dans ce contexte qu’apparaissent de nouvelles possibilités d’industrie extractive avec le pétrole. Pendant ce temps, le mouvement civil est très fort et exige de la redevabilité, le Code de transparence de l’Uemoa exige que les contrats soient publiés et que les ressources tirées le soient également. Les gouvernements se disent que ce sont des emmerdeurs. On oblige l’Etat à jouer le jeu et d’être dans une normalité républicaine. C’est pour cela que ces questions de financement sont agitées, alors que nous sommes des bénévoles, nous n’avons pas d’argent. En 2012, le Parlement, c’est 36 % de l’électorat. Il y a une perte de légitimité des institutions et une montée fulgurante d’une opinion naissante.

Mais l’Etat a une légitimité que lui confère l’électorat, alors que tel n’est pas le cas des Ong.

La légitimité, on l’acquiert de différentes manières. On peut avoir celle populaire, celle des opinions et par la compétence. Les Ong font des investigations et révèlent des choses ou alertent la presse qui elle-même arrive à le faire. Quand nous sortons un indice pour dire que le Sénégal est classé mal, c’est une légitimité de compétence. Personne ne le conteste. L’opinion presse-société civile est une bombe et tous les Etats en ont peur. Ils arrivent à réagir avec plusieurs techniques combinées allant de l’entrée du gouvernement, la vérification des financements, en passant par la restriction de libertés.

Par exemple, nous avons formé 1 500 personnes sur le suivi budgétaire, sur financement de la Banque mondiale. C’est nous qui avons révélé que les ménages paient plus d’impôts que les entreprises. Une telle société civile est-elle inutile ? On veut nous fermer la bouche. La société civile se substitue à l’Etat dans beaucoup de secteurs. Ce qui fait peur. Nous avons une convention avec les députés et les aidons à implémenter certaines lois. Nous en avons déjà fait passer quatre. Nous estimons qu’il vaut mieux aider que jeter la pierre. Nous aidons les populations et ceux qu’elles ont élus à rendre leur mission efficace. C’est cela qu’on cherche, que les choses marchent le mieux.  

OUSMANE LAYE DIOP

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