Publié le 19 May 2016 - 00:24
NOUVELLES FORMATIONS POLITIQUES AU SENEGAL

Le diagnostic  des  politologues Dione et Lô

 

Au moment où l’on déplore le nombre pléthorique de partis politiques au Sénégal, de nouvelles formations voient le jour. Dernières en date : celles de l’ancien premier ministre Abdoul Mbaye  et du président du Conseil départemental de Kébémer  Modou Diagne Fada. Les  politologues Maurice Dione et Abdou Khadre Lô font le diagnostic. Décryptage !

 

Depuis un certain temps, l’on assiste à la mise sur pied de nouvelles formations politiques. C’est le cas tout dernièrement avec le lancement des partis de Modou Diagne Fada et d’Abdoul Mbaye. Qu’est-ce qui explique, selon vous, cette frénésie ?

Maurice S. Dione. La création de certains de ces partis constitue une stratégie pour dérouler les ambitions politiques de leaders, qui ne pouvaient plus être assouvies à travers les appareils partisans dont ils sont issus. C’est le cas pour Malick Gackou et Modou Diagne Fada. Cela pose plus généralement le déficit de démocratie interne dans les partis politiques, qui semblent être des instruments à la merci de leur Secrétaire général. Dès lors, ceux qui ne sont plus en phase avec la volonté de celui-ci, sont obligés de trouver un autre cadre politique d’expression, pour dérouler leur carrière.

Pour le cas de l’ancien Premier ministre Abdoul Mbaye, les signes avant-coureurs de sa descente sur le terrain politique étaient perceptibles depuis la création du Club Travail et Vertu, même si officiellement c’était un creuset d’étude et de réflexion sur les problèmes politiques, culturels, économiques, sociaux et autres du pays. En effet, il était difficilement compréhensible que l’ex-Premier ministre rassemblât une masse d’idées, de recommandations et de propositions considérées comme judicieuses pour sortir le Sénégal de ses difficultés, sans devoir porter le projet. D’autant plus qu’il était fort improbable de faire endosser ce programme qui ne dit pas son nom à quelqu’un d’autre, qui irait vers les Sénégalais en leur soumettant les idées d’un individu ou d’un groupe auquel il n’appartient pas. Donc la création du parti politique d’Abdoul Mbaye est un moyen de porter ses ambitions politiques, notamment dans la perspective des élections législatives de 2017 et présidentielle de 2019.

Abdou Khadre Lô : La création d’un parti politique est avant tout le désir de proposer une vision et un cap de gestion de sa société. Normalement, lorsqu’on crée un parti, c’est parce que les formations existantes ne vous conviennent pas ou bien on considère qu’on peut faire une meilleure offre. Maintenant dans la pratique, au Sénégal, plusieurs facteurs peuvent entrer en compte. Il y a le grand groupe de ceux qui veulent exister, se montrer et se positionner pour participer à la gestion du pouvoir. A défaut, ils se rapprochent des ‘’grands’’  partis de l’opposition et attendent une sorte de retour sur investissement. Il y a le groupe de ceux qui défendent une idéologie et enfin, le petit groupe de ceux qui peuvent avoir les moyens financiers et humains de prétendre gagner des élections nationales. Ils ne sont pas plus de 5 sur les quelques 260 partis que comptent notre pays. L’autre élément de lecture qu’on peut avoir, c’est le fait que depuis l’élection du Président Sall, beaucoup se disent ‘’pourquoi pas moi ?’’

Si l’on se réfère au contexte dans lequel ces partis ont été créés, peut-on en déduire que les leaders de ces formations politiques sont tous animés par le désir de briguer la magistrature suprême ?

 M. Dione : Il est vrai que les partis ou mouvements politiques nés à la suite d’une persécution de leur chef par le pouvoir en place, gagnent de la sympathie auprès de l’électorat sénégalais, allergique à l’injustice. Donc les conditions de naissance d’un parti peuvent bien, dans certains cas, présager d’un avenir politique relativement prometteur. On peut convoquer plusieurs preuves à l’appui de cette assertion : le succès du Renouveau démocratique de Djibo Leyti Kâ aux législatives de 1998, avec 11 députés, le succès d’Idrissa Seck à la présidentielle de 2007, classé deuxième après Abdoulaye Wade, le succès de Macky Sall qui a remporté la présidentielle de 2012. Mais tout dépend de la manière dont les leaders gèrent par la suite ce capital de sympathie qui en fait est très fragile. Mais les chefs de parti dont vous parlez, que ce soit Abdoul Mbaye, Malick Gackou ou Modou Diagne Fada, n’ont pas été ou ne sont pas encore victimes de tracasseries du régime en place.  

A. Lo : Vous savez bien que dans la liste que vous citez, certains ne brigueront jamais la magistrature suprême. Ou bien s’ils y vont, ce sera sans illusion. Il reste donc les autres cas de figure que j’ai évoqués plus haut.

Est-ce que ces nouveaux partis peuvent changer le rapport de forces entre le pouvoir et l’opposition ?

M. Dione : La politique est une matière mouvante et changeante. Donc les rapports de forces peuvent dans certaines conditions être naturellement modifiés. Tout dépend de la manière dont le pouvoir est géré, de l’évolution du contexte politique et de la capacité de l’opposition à s’organiser. En tout état de cause, le grossissement des rangs de l’opposition est toujours un facteur inquiétant pour le parti au pouvoir. Mais il faut que ce soit une opposition en phase avec les préoccupations et aspirations des Sénégalais sur le plan économique, mais aussi sur le plan libertaire, pour l’affermissement de la démocratie et de l’Etat de droit. Il faut que ce soit une opposition capable de collecter effectivement et réellement un nombre important de suffrages de Sénégalais acquis à sa cause.

A. Lo : Il n’est pas dit que ces nouveaux partis vont rejoindre l’opposition. Beaucoup élaborent des stratégies pour « appuyer la politique du chef de l’Etat ». Endurer l’opposition est un sacerdoce. Il n’est pas donné à tout le monde, surtout si l’engagement politique n’est pas fondé sur une idéologie ou des convictions fortes mais plutôt sur des stratégies de survie.

L’opposition joue-t-elle son rôle actuellement ?

M. Dione : Dans le contexte actuel, l’opposition est assez affaiblie pour plusieurs raisons. D’abord l’essentiel des forces politiques partisanes se retrouvent du côté de Benno Bokk yaakaar. Ensuite les droits de l’opposition et des opposants ne sont pas toujours respectés. Les canaux qui devraient relayer le combat de l’opposition, notamment les médias, publics comme privés, sont essentiellement contrôlés par la coalition au pouvoir, qui a réussi à faire de beaucoup de patrons de presse des alliés, en permanence ou selon la nature critique des conjonctures politiques. Enfin, la défaite du camp du « Non » au référendum a également refroidi l’opposition. Pour jouer pleinement son rôle, celle-ci doit s’unir dans un cadre, avec un agenda, des actions et un discours pertinents autour d’intérêts communs aux diverses formations, et ensuite mobiliser les Sénégalais autour de projets alternatifs portés par ses leaders.

A. Lo : Je pense qu’une partie de l’opposition joue son rôle. Elle observe, critique et challenge le gouvernement. Et ça ne peut être que positif pour notre démocratie. Il n’y a rien de plus nuisible à la démocratie que l’abdication des contre-pouvoirs. Une vraie opposition, une société civile forte et des médias indépendants constituent à mon avis un atout pour tout gouvernement dans la mesure où ils le poussent à la performance et à la culture du bilan.  

HABIBATOU TRAORE

 

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