‘’La légitimité des figures symboliques d’une société ne peut être figée’’
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Spécialiste des religions à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS-Paris), Pape Serigne Sylla analyse la perte d’influence remarquée du discours religieux, ces dernières années. Une évolution somme toute logique, que détaille, dans cet entretien, l’auteur d’une thèse en anthropologie sociale et ethnologie dénommée ‘’Islam soufi, confréries et identité transnationale : analyse de l'expansion de la mouridiyya en Europe’’.
L’on a remarqué que, lors des manifestations qui ont secoué le pays début mars, beaucoup de personnes ont demandé l’intervention des religieux pour baisser la tension. Si cela a été le cas, c’est parce qu’on sort d’une période durant laquelle l’influence des chefs religieux avait été mise à mal. Comment a-t-on pu en arriver-là ?
Vous évoquez, à juste titre, ce phénomène d’atrophie du pouvoir d’influence des guides religieux qui n’est, en réalité, que l’expression d’une reconfiguration sociale du pays. La légitimité des figures symboliques d’une société ne peut être figée. Elle est amovible, épouse les contingences historiques et évolue avec les générations. Il est vrai que les Sénégalais ont majoritairement construit des formes symboliques autour de familles de chefs religieux qui gardent un certain pouvoir depuis près d’un siècle.
Toutefois, l’on constate qu’à mesure que l’on s’éloigne, d’un point de vue temporel, des fondateurs de ces doctrines religieuses, la légitimité de leurs représentants s’effrite. Ce phénomène est tout à fait normal, car aucun peuple, dans l’histoire, n’a réussi le pari de conserver les mêmes formes culturelles, tout en s’ouvrant au reste du monde. Une lecture axiologique simpliste conduirait à évoquer ‘’une perte des valeurs’’ ou encore une dépravation de la jeunesse, pour expliquer ce phénomène. Ce point de vue est loin d’être scientifique. Il convient, bien au contraire, de constater chez les jeunes Sénégalais la soif d’un modèle politique qui réponde aux enjeux et défis actuels du monde.
L’on a vu quelques marabouts emprunter l’arène politique et y perpétuer des pratiques politiciennes. D’autres (les Thiantacounes, par exemple) ont donné des consignes de vote qui, finalement, n’ont pas permis à leur candidat de gagner. Est-ce que ce genre de pratiques n’a pas contribué à désacraliser la parole des religieux au sein de la population ?
La désacralisation de la parole des religieux, au-delà de l’évidence du dynamisme social que j’ai évoqué tantôt, est une problématique multifactorielle. Premièrement, nous constatons au Sénégal un phénomène nouveau que je qualifie de symétrie des pouvoirs. En d’autres termes, la religion prend des formes politiques, à mesure que la politique devient une religion dans ce pays. La nouveauté, dans notre pays, c’est que certains leaders politiques n’ont plus de simples militants, mais de vrais disciples, en raison de l’étoffe symbolique et doctrinale que prennent leurs discours. Ousmane Sonko en est la parfaite illustration, même si l’ancien président Abdoulaye Wade en portait des effluves avec l’alternance de l’an 2000. Dans la même veine, les guides religieux qui investissent le champ politique se heurtent à des conflits d’intérêts et d’opinions avec certains de leurs disciples qui n’hésitent plus à outrepasser les injonctions (‘’ndigël’’). C’est pour cette raison que les jeunes n’écoutent plus les marabouts. Leur vision du monde est désenchantée, si l’on reprend les termes du sociologue et économiste allemand Max Weber. Les effets de la globalisation dans la recomposition du religieux sont bien existants.
Ensuite, les fissures de la solidarité confessionnelle qui prévalait au sein de la population sont liées à l’introduction de rivalités politiques entre des familles religieuses. Les confréries soufies au Sénégal sont confrontées à des conflits internes marqués par l’apparition de rameaux dissidents qui s’orientent vers d’autres approches théologiques. Cela favorise la défiance des autorités traditionnelles et, par ricochet, la fragilisation de leurs légitimités. Si l’on prend l’exemple du mouridisme, ces dernières années ont montré qu’il ne s’agit plus d’une entité monolithe, au regard de la multiplicité des néo-confréries qui se développent en son sein. Les Thiantacounes, les Yalla-Yalla, les Baay-Fall, etc. Nous avons même constaté un nouveau groupe à l’origine duquel des affrontements ont récemment eu lieu autour de la grande mosquée de Touba.
L’autre facteur qu’il est important de souligner, est celui que j’appelle un émiettement de la religiosité. L’expérience religieuse se vit aujourd’hui de manière réflexive, individuelle et ne s’inscrit plus systématiquement dans une logique d’appartenance. Les premières adhésions aux confréries passaient obligatoirement par l’exercice cultuel du pacte d’allégeance qui attestait d’un contrat spirituel. Aujourd’hui, cela ne fonctionne plus comme ça ; la nécessité du ‘’jebbelu’’ n’est plus aussi marquée. Ce n’est pas pompeux de l’affirmer, le ‘’ndigël’’ est mort, bien que les autorités religieuses soient encore dans le déni.
Vu l’importance de leurs prises de parole dans la régulation du climat social, ne doit-on pas faire tout notre possible pour ne pas affaiblir l’influence des religieux ? Cela peut être à nos risques et périls...
Nous savons tous l’importance des religieux dans la régulation sociale de notre pays. Toutefois, il ne faudrait pas se leurrer : ils n’ont plus autant d’influence sur la population que pouvaient l’avoir leurs aïeuls, et la sécularisation grandissante des Sénégalais ne joue pas en leur faveur. Dans un passé récent, nous avons eu plusieurs illustrations de cette défiance de l’autorité religieuse. Je pense très sincèrement que plus rien ne sera comme avant. Les facteurs de régulation sociale se trouvent actuellement dans le système d’interactions politiques et reposent sur la responsabilité des leaders. Comme je l’ai déjà dit, les partis politiques prennent de l’étoffe doctrinale et ressemblent de plus en plus à ce que furent les confréries. Les nouveaux leaders politiques n’ont pas des militants, mais des disciples. Si tant est que l’on puisse les qualifier ainsi, les succès des fondateurs des confréries étaient liés au fait qu’ils proposaient une offre culturelle alternative, dans un contexte de pleine expansion coloniale et de déclin des royaumes. Cette alternative est aujourd’hui proposée sous une forme panafricaniste, voire afro-centriste, non pas par des religieux, mais par des politiques.
Comment consolider, selon vous, l’apport des religieux dans la vie politique et sociale pour que l’on arrive plus aux extrémités que l’on a connues, avec cette crise issue de l’arrestation d’Ousmane Sonko ?
Il serait, à mon sens, malvenu d’établir une causalité entre la crise socio-politique que connait notre pays et la perte de vitesse de l’autorité religieuse. Un prêcheur pourrait bien sûr vous tenir un tel discours. Mais d’un point de vue sociologique, il faudrait chercher les facteurs dans un cadre d’analyse global, dépassionné et lucide. Une des possibilités qui pourraient permettre aux religieux de garder leur légitimité, serait qu’ils s’investissent totalement dans le champ politique, en demandant le suffrage des Sénégalais. Leur proposer un projet de gouvernance qui s’inspire de leurs modèles religieux pourrait en séduire beaucoup. Cela passerait par une situation qui me paraît encore bien loin et improbable : la candidature d’un ou d’une coalition de khalifes généraux à une élection présidentielle. Autrement, toute tentative d’apaisement de tensions politiques par la censure des moralités ou le sermon religieux serait vaine.
Lamine Diouf