Publié le 11 Jul 2024 - 19:33
RÉFLEXIONS SUR UNE BIENNALE DE L’ART AFRICAIN CONTEMPORAIN REPORTÉE

Le OFF du Dak’ART 2024 du LebergerdelîledenGor : LA LIBERTÉ DE SE DÉPLACER

 

Cette biennale arrive à l'heure où des espoirs sont brisés, des pensées désespérées, des âmes qui flottent incertaines entre la vie et le rêve, entre le désordre de l’esprit, et le retour à la froide réflexion.

Après des nuits entières que des artistes d’ici et d’ailleurs ont passées  à dessiner, à écrire, à  peindre pour rechercher les formes les plus heureuses, pliant visiblement leurs inspirations à une exigence esthétique, l’autorité a annoncé  au pays un report au 7 novembre. Et pourtant, dans un élan dont seuls les artistes ont le secret, pétris de liberté qu’ils sont, plus de 150 manifestations culturelles durant la période initialement prévue ont eu lieu.

Le constat est l’impression qui découle à partir d’une décision ressentie comme unilatérale : le Dak’Art 2024 est-il devenu une vitrine craquelée ?

Des explications ? Chacun d’entre nous, artistes, critiques d’art, hôtes traditionnels ou nouveaux de la Biennale, en éprouve, de ce report, un sentiment de frustation, de désintérêt du pays organisateur, comptable au regard de l’histoire déjà ancienne de cet évènement artistique de renom, de désinvolture entre autres sentiments.

Cette Biennale de l’art contemporain africain arrive au moment où des craintes sont nourries par la montée un peu partout en Europe   de   l’extrême   droite  dont  le   credo   populiste   est   la fermeture de ses frontières aux migrants de tout horizon, et bien particulièrement la singularité que constituent les migrants d’origine africaine.

Cet aspect me paraît particulièrement important pour mettre en relief l’apport de la Biennale (en tant que manifestation artistique d’envergure continentale et au-delà) comme vecteur de l’interculturalité, de la mixité par opposition au repli culturel, voire identitaire.

Nous sommes   interpellés,   nous   nous   interrogeons,   nous   sommes saisis   de   scepticisme   et   de   doute   qu’il   faut   conjurer   pour réaffirmer des pensées et des idées porteuses de progrès pour l’humanité.

C’est le moment de faire jouer à l’art une fonction à caractère humaniste essentielle.

C’est le moment également choisi par les Hirondelles de fenêtre pour parcourir près de 10 000 kms pour rejoindre le Sud quand la  Grive musicienne s’offre un parcours de 500 kms et où le Grand labbe prend son temps pour un parcours de 2 000 kms. La plupart des individus quittant l’Europe pour l’hiver viennent en Afrique, beaucoup au Maghreb, mais certains traversent le Sahara pour rejoindre Dakar, leur terre d’escale.

Au moment où notre humanité est dans une impasse culturelle et civilisationnelle (l’excès de malheur procurant  une sorte  de sécurité, havre de grâce pour l'âme qui n'ose plus croire), ces oiseaux   migrateurs   nous   enseignent   la liberté de se déplacer, d’aller et de venir.

Une liberté fondamentale sans   laquelle   la   liberté   de   penser   ne   pourrait   pas   se développer. Cela, car nous ne pourrions pas découvrir l’autre, échanger avec lui et même l’aimer.

Notre humanité est faite de voyages et de rencontres. L’effort culturel est une valeur de civilisation. L'artiste qui témoigne de l'état de cette humanité avec un message d'espoir doit pouvoir se sentir libre. La mobilité fait partie intégrante de la vie et de la carrière d’un artiste.

Comment fermer les frontières aux hommes quand on prône une mondialisation des échanges des biens et des capitaux ?

Nous,   les   artistes,   préférons   à   celle-là   les   rencontres productives de sens nouveaux et d’idées plutôt que celle des capitaux qui se délocalisent jetant dans la misère des millions de travailleurs, celle qui affecte la nature et l’environnement.

L’art ouvre de nouveaux horizons dans une réelle démocratie participative parce que citoyenne pleinement à conquérir et à élargir : L’ART EST POLITIQUE , c’est-à-dire participant à sa manière d’une gestion vertueuse de la cité.

L’ART ÉTANT POLITIQUE, la Biennale devrait être porteuse de la voix d’une Afrique qui s’affirme, d’une Afrique en éveil et qui défend les valeurs et principes d’ouverture, de tolérance, de libre circulation des biens et des personnes et qui doit surtout déconstruire les peurs et les discours construits autour de la migration sous ses différentes déclinaisons et formes.

Elle doit rappeler que cette doctrine ou ces positions, à la limite du dogmatisme, sur la migration se font contre le cours de l’histoire. Car l’histoire de l’humanité a été celle des rencontres, celle des brassages et de la multiculturalité.

Il est tout de même ahurissant de constater que ce combat contre le cours de l’histoire est porté par ceux-là même que la marche métissée de la même histoire a offert de voir la beauté de la mixité !

Comment une démocratie qui se drape dans l'exception de sa république laïque peut-elle affronter le métissage des cultures qui est peut-être la forme nouvelle de l'intégration ?

Après l'échec des politiques diverses - « flux zéro », fermeture des   frontières   et   autres   projets   à   seule   visée   électorale, l'évidence s'impose aujourd'hui : l'émigration qui a toujours régi le développement des sociétés humaines est devenu   un défi mondial. Il met en jeu le passé colonial, les inégalités économiques entre continents,   les   conflits   politiques,   ethniques   et   religieux,   le respect du droit international et bien particulièrement des droits que confèrent l’article 13 de la DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME, en ses alinéas 1 et 2 :

- 1. «   TOUTE   PERSONNE   A   LE   DROIT   DE   CIRCULER LIBREMENT   ET   DE   CHOISIR   SA   RÉSIDENCE   À L’INTÉRIEUR D’UN ÉTAT ».

- 2. « TOUTE PERSONNE A LE DROIT DE QUITTER TOUT PAYS, Y COMPRIS LE SIEN, ET DE REVENIR DANS SON PAYS ».

Autant   d’incompréhensions   qui   poussent   des   populations rescapées de situations devenues insoutenables au départ,  à finir leurs vies dans les profondeurs de la mer.  

Elles gardent des   souvenirs   terrifiants  des   personnes   devenues   presque fantômes d’un passé douloureux, des formes humaines qui leur avaient été si proches, brûlées par un mal surhumain, tordues par tous les vents haineux du ciel, qui émergeaient à leurs yeux des eaux de la peur.  Elles  ne pouvaient rien contre ce naufrage.  Ces infortunés  devaient rester sur le rivage. Sans armes et sans recours contre ce désastre, pendant que d’autres entretiennent les filières clandestines transcontinentales.

Ô!   erreur   dont   nous   sommes   tous,  d’une   certaine   manière, responsable.

Que nous reste-t-il d’un monde qui disparaît ?

Des mémoires textiles éparses par un filet recueilli. C’est d’un naufrage qu’il s’agit.   Et   comme   dans   le   poème   de   Mallarmé   «  À la nue accablante tu…», rien   ne   témoigne   sur   la   mer   insouciante   du désastre   qui   a   frappé   les   désespérés,   y   compris   le   mât désespérément silencieux.

Et moi artiste, je partage, saisi d’émoi ;  je plonge dans l’infini océanique et reconstruis les restes faits de couleurs diverses, mais réalité identique (ci-gît l’humain) pour les livrer à la bleue tendresse  d’un  certain  ange.  À moins  qu’ange  et  débris  ne soient, ensemble, le seul monde qui nous abrite pour signifier le combat  éternel   entre   la   tentation   suicidaire   et   l’élévation solidaire.

Pouvons-nous   nous   suffire   aussi,   dans   notre   geste   d’artiste exerçant notre mission de l’art d’un regard en biais des bas-fonds   de   l’âme  qui   se  manifeste   dans   le   sensible   de   la représentation transfigurée. Hegel nous guidera au cœur de ce pont   qui   relie   intérieur   et   extérieur,   l’être  pensé dans   la représentation et l’être tel qu’il est offert à nos yeux, tel qu’il est dans le monde. Soucieux de l’élévation de l’humain, l’artiste convie et exhorte, par la lumière transparente de l’assemblage ordonné des restes et le mystère bleu ponctué par la lueur qui surplombe   l’obscur   désastre,   à   être   les   sujets   de  l’histoire universelle à conjuguer à nos temps présents pour des futurs prometteurs de lendemains de joie et de bonheur partagé et les bergers d’une nouvelle humanité.

L’artiste dit : soyons patients. Il est dur d’être dans un monde de faiseurs de rêves. Mais, l'apaisement venu des désirs s'élance, et nous réussirons par les arts à rasséréner le monde. OUI, nous   pouvons   :   l’art   est   le   rêve   de   l'humanité.   Un   rêve   de lumière, de liberté et de force sereine.

Aujourd’hui,   les   influences   artistiques   transculturelles   sont menacées.  

De   concert,   embrassons   l'ensemble  de   la   route parcourue d'un regard lavé et d'un cœur détaché. Par ce geste, afin que cessent les restrictions de plus en plus drastiques   sur   les   déplacements   des   personnes   et   le renforcement des mesures sécuritaires aux frontières.

Il   est   en   effet   essentiel   que   les   artistes   aient   l'occasion   de découvrir des milieux qui leur sont étrangers pour progresser professionnellement,   mais  aussi   pour   rencontrer   d'autres communautés et élargir leur compréhension d'autres cultures. Car le « créateur » doit être lui-même un monde, il doit trouver toute chose en lui et dans la nature à laquelle il s'est lié.

La mobilité culturelle est depuis longtemps un élément essentiel des sociétés et la source de certaines des créations artistiques les plus célèbres de l'humanité, depuis l'Antiquité.

Je lance un appel : soyons créatifs d’exigences nouvelles et positives pour être un collectif intégral et éveillé.« L'essentiel, en effet, dans l'éducation, ce n'est pas la doctrine enseignée, c'est l'éveil ».

Toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme de la paralysie, sourds que nous sommes à la vie de nos sentiments frappés d'étrangeté. C'est que nous sommes seuls avec l'étranger qui est entré en nous. C'est que tout le familier, tout l'habituel nous est enlevé pour un instant. Nous  nous   trouvons   au   milieu   d'une   transition   où   nous   ne pouvons   rester   arrêtés.   Voilà   pourquoi   la   tristesse   est passagère : le nouveau en nous, venu s'ajouter, est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa loge la plus intime. Mais, là même, il n'est plus ou est déjà dans le sang. Et nous n'avons pas  connaissance   de   ce   que   c'était.   On   pourrait   facilement nous faire croire que rien ne s'est passé. Pourtant, nous nous sommes transformés comme se transforme une maison où un hôte est entré.

De tout notre être, de toutes nos forces ramassées autour de notre  cœur   solitaire   et   inquiet   dont   montent  les   battements, nous   apprenons  à   aimer notre   pays   et   à   nous   faire mutuellement confiance.

Acceptons le destin, portons   son  fardeau,  reconnaissons   sa grandeur, sans jamais réclamer une récompense qui pourrait venir du dehors. Et comme les abeilles recueillent le miel, nous tirerons de toute chose le plus doux.

Par  la   force de   notre  art,  nous   pouvons d'un   seul  coup  de pinceau ravigoter  la   vigilance,   éveiller   l'amour,   égarer   la jalousie, fourvoyer l'intrigue et renverser tous les obstacles.

Avec tout mon dévouement et ma sympathie.

 

Abdoulaye DIALLO /LebergerdelîledenGor :

PÉNC 1.9/ atelier LebergerdelîledenGor,

île de nGor 2éme plage / DAKAR

Le 8 juillet 2024

Section: