La plaie des avortements clandestins
Un rapport sur le viol, publié vendredi dernier, informe que chaque année, dans notre pays, plus de 30 000 femmes et filles risquent leur vie et leur liberté en avortant clandestinement. Le rapport offre une réflexion sur les avancées et les obstacles au cours de cette décennie, sur l’état du projet de réforme, entre autres, afin de formuler des recommandations à toutes les parties prenantes du Sénégal pour que l’État respecte, enfin, ses engagements internationaux.
‘’Double peine. Les survivantes de viol et d’inceste contraintes de poursuivre leur grossesse au Sénégal’’. C’est le titre d’un rapport co-signé par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et son partenaire l’Association des juristes sénégalaises (AJS), qui propose un état des lieux, dix ans après la publication d’un premier rapport sur le sujet en 2014.
En dix ans, selon le rapport, la situation a empiré au Sénégal. ‘’L’État est ‘ambivalent’ sur la question des droits des femmes. Il est ‘défaillant’ dans la protection des défenseurs des droits, menacés pour leurs combats en faveur de l’universalité des droits humains. De plus, des acteurs appartenant à la mouvance anti-droits instrumentalisent la question de l’avortement médicalisé. Cette situation, selon le document, reflète une tendance mondiale vers la remise en cause de l’universalité des droits humains, en particulier ceux des femmes et des filles’’.
Ainsi, le document offre une réflexion sur les avancées et les obstacles au cours de cette décennie, sur l’état du projet de réforme, entre autres, afin de formuler des recommandations à toutes les parties prenantes du Sénégal pour que l’État respecte enfin ses engagements internationaux.
‘’Les femmes ayant recours à l’IVG encourent jusqu’à deux ans de prison’’
En effet, selon le document, il y a vingt ans, en 2004, le Sénégal ratifiait le protocole à la Charte africaine des droits de la femme en Afrique ou Protocole de Maputo, se posant de fait comme un pionnier en faveur du respect et de la promotion des droits des femmes sur le continent. Ce protocole, qui tient compte ‘’des valeurs de civilisation africaine qui doivent inspirer et caractériser les réflexions sur la conception des Droits de l’homme et des peuples’’, reconnaît notamment comme un droit fondamental l’accès à l’avortement médicalisé en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale et physique de la mère ou la vie de la mère ou du fœtus.
‘’En 2014, dix ans après, la société sénégalaise était bouleversée par la situation d’une petite fille de 11 ans, victime de viol, contrainte de poursuivre sa grossesse et de donner naissance à des jumeaux au péril de sa vie, dans la ville de Ziguinchor. Malgré la ratification du Protocole de Maputo, la législation du Sénégal sur l’avortement reste parmi les plus restrictives au monde : l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est un délit, selon l’article 305 du Code pénal, et les femmes y ayant recours ou ayant tenté d’y recourir encourent jusqu’à deux ans de prison ainsi qu’une forte amende. Bien qu’une exception soit prévue dans les cas où une intervention est le seul moyen susceptible de sauvegarder la vie de la mère, les conditions pour faire valoir cette exception sont si drastiques que, dans les faits, il est impossible d’y avoir droit, même pour une petite fille de 11 ans victime de viol’’, renseigne le document.
Préoccupés par cette situation, la FIDH, deux de ses organisations membres au Sénégal et ses partenaires ont mené une première mission d’enquête en 2014, visant à documenter les violations au droit à l’avortement médicalisé. L’État sénégalais s’était engagé à garantir ce droit, en ratifiant la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (Cedefo) en 1985 et le Protocole de Maputo. La mission s’est conclue par la publication du rapport conjoint ‘Je ne veux pas de cet enfant, moi, je veux aller à l’école’ qui, même s’il faisait un état des lieux sombre de la situation dans le pays, était tout de même porteur d’espoir.
En 2013, la Direction de la santé de la reproduction du ministère de la Santé du Sénégal a mis en place une task force consistant en un comité technique pluridisciplinaire composé du ministère, d’associations, de juristes, de sociologues, de médecins, de sages-femmes, de journalistes, de religieux et d’universitaires, pour travailler sur un projet de légalisation de l’avortement médicalisé. Au moment de la publication du rapport en 2014, le comité avait élaboré un projet de loi qui autorisait l’avortement en cas de viol, d’inceste, de danger pour la vie de la mère et en cas de non-viabilité du fœtus, comme énumérés par le Protocole de Maputo. Ce projet avait été présenté au comité pour la réforme du Code pénal et son passage devant le Conseil des ministres était considéré comme imminent pour être ensuite proposé à l’adoption par l’Assemblée nationale.
‘’Au Sénégal, les filles et les femmes n’ont pas accès à des services d’avortement médicalisé’’
En 2024, dix ans après, la législation n’a pas changé. ‘’Au Sénégal, les filles et les femmes n’ont pas accès à des services d’avortement médicalisé. Face à une grossesse non désirée et dangereuse, elles n’ont toujours pas l’option d’y mettre fin. Pour les très jeunes, cela se traduit souvent par un risque accru de perdre la vie. Les organisations membres et partenaires de la FIDH donnent l’alerte : la situation s’est dégradée et l’espoir ne semble plus être de mise quant au respect par le Sénégal de ses obligations internationales’’, a confié la même source.
Face à cette situation, la FIDH et ses trois organisations membres ont organisé une nouvelle mission d’enquête à Dakar. ‘’Cette recrudescence des violences faites aux femmes et aux enfants est mise en exergue par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) sénégalaise qui, en novembre 2024, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, a publié un rapport sur la situation des violences faites aux femmes. Ce rapport indique que 31,9 % des femmes âgées de 15 ans et plus ont subi au moins une forme de violence (physique, psychologique, sexuelle ou économique) au cours des 12 derniers mois. Par ailleurs, 17,3 % des femmes de 15 ans et plus ont déclaré avoir été victimes de violences sexuelles hors union au moins une fois dans leur vie’’, souligne le document.
En 2022, sur 331 victimes de viol recensées, 43 % avaient entre 4 et 14 ans
Relativement aux victimes de violences sexuelles, en 2022, l’Association des juristes sénégalaises a pu relever que, sur 331 victimes de viol recensées, 43 % avaient entre 4 et 14 ans. Par ailleurs, entre 2016 et 2017, le Centre de guidance infantile et familiale de Dakar a recensé 97 cas de viol suivis de grossesse, avec une moyenne d’âge de 11 ans, uniquement dans la région de Dakar.
C’est dans ce contexte de multiplication des violences faites aux femmes et aux filles que la FIDH, en partenariat avec l’AJS et en étroite collaboration avec ses organisations membres, la Raddho, la LSDH et l’ONDH, a mené, en décembre 2023, une mission de documentation sur les violences sexuelles et l’application du Protocole de Maputo ratifié par le Sénégal en 2004.
Cette mission de documentation a donné naissance à un rapport qui analyse les obstacles à la légalisation de l’avortement médicalisé en cas d’inceste ou de viol au Sénégal et fournit des recommandations pour que les autorités respectent leurs engagements en matière de droits des femmes.
Il ressort de ce rapport que, chaque année, dans notre pays, plus de 30 000 femmes et filles risquent leur vie et leur liberté en avortant clandestinement. ‘’L’avortement clandestin est l’une des causes principales de décès maternels au Sénégal et les femmes y ayant recours, quand elles survivent, encourent jusqu’à deux ans d’emprisonnement. En 2024, 11 % de la population carcérale concerne les faits d’avortement et d’infanticide, ce qui représente la deuxième cause d’incarcération des femmes et des filles’’, renseigne-t-on.
Suite à la diffusion de ce rapport en septembre 2024, et en considération de la nouvelle alternance politique, la FIDH et ses organisations membres ont souhaité rencontrer les nouvelles autorités pour leur présenter les conclusions du rapport et les sensibiliser sur la nécessité de faire appliquer le Protocole de Maputo pour aider à la prise en charge médicale de nos femmes et de nos filles victimes de viol ou d’inceste suivi de grossesse.
‘’En conclusion à la mission de plaidoyer, la FIDH et ses trois organisations demandent au gouvernement sénégalais de prendre les dispositions législatives et judiciaires nécessaires pour une meilleure protection des femmes et des filles victimes de violences physiques, sexuelles, psychologiques et économiques, de mettre en place un dispositif efficace d’assistance juridique et judiciaire des victimes de viol et d’inceste, notamment par la mise en place d’un service d’assistance juridique spécifiquement dédié à leur accompagnement, de prendre les mesures législatives nécessaires pour la mise en conformité des dispositions nationales aux engagements pris en 2004 par l’État sénégalais en ratifiant sans réserve le Protocole de Maputo dont l’article 14 prévoit l’accès à l’avortement médicalisé aux victimes de viol et d’inceste ou lorsque la vie ou la santé de la mère ou du fœtus sont en danger et de veiller à l’effectivité de l’application des peines prononcées à l’encontre des auteurs de faits de violences à l’égard des femmes et des filles’’, enjoignent les rédacteurs.
En 2025, poursuit-on, il est urgent que le gouvernement s’exprime sur le sujet, garantisse le respect de l’état de droit et mène des actions concrètes pour la promotion et une meilleure protection des droits des femmes. Mais aussi de rompre avec un État ambivalent et défaillant. Les rédacteurs dénoncent l’instrumentalisation de l’avortement médicalisé par des acteurs anti-droits, des défenseurs menacés et sans protection étatique ainsi que de l’ineffectivité des organes internationaux et régionaux de protection des droits humains.
CHEIKH THIAM