‘’La jeunesse n’a plus confiance en la justice de ce pays’’
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Le Sénégal continue de compter ses morts, après les manifestations de ces derniers jours. Pour le directeur exécutif d’Amnesty International/Sénégal, le président Macky Sall doit faire une bonne lecture de ces événements et répondre aux jeunes par des réformes dans le domaine de la justice.
Amnesty International/Sénégal s’est portée volontaire pour assister les familles des victimes des manifestations sur le plan judiciaire. Où en est-on, 48 heures après cette annonce ?
Nous avons l’habitude de faire le monitoring de la situation des droits humains au Sénégal. Nous avons des membres dans toutes les communes du Sénégal et dès qu’il se passe quelque chose dans une commune, on est alerté et on essaie de savoir exactement ce qui s’est passé. En cas de tortures ou de décès, nous donnons des conseils, nous orientons et nous assistons, parce que, malheureusement, la plupart des personnes qui sont victimes de violations des Droits de l’homme sont des gens faibles du point de vue financier, des personnes qui ne sont pas connues et qui, lorsqu’elles ne sont pas assistées et conseillées, généralement, la violation passe en pertes et profits.
A l’échelle où on est aujourd’hui, je peux dire que nous sommes dans la même situation qu’en 2011-2012. En termes de bilan, la Croix-Rouge parle 590 blessés qu’elle a secourus. Or, elle n’a certainement pas secouru tout le monde. Il y a certainement eu des blessés dans des endroits où elle n’était pas présente. On parle donc d’environ 600 personnes blessées.
Quant aux personnes décédées, nous sommes en train de vérifier les informations reçues, car on ne peut pas s’aventurer à avancer des chiffres qui vont être ensuite rapidement démentis par l’Etat et mettre en cause notre crédibilité. Nous faisons des recoupements par rapport à une liste d’à peu près 13 personnes décédées. Ce que nous savons, c’est qu’à la suite des événements de Bignona, il y a eu trois morts. L’un est mort sur le coup et les deux autres à l’hôpital de Ziguinchor. A Diaobé, il y a un mort. A Dakar, nous pouvons confirmer trois ou quatre décès.
On peut dire aujourd’hui, qu’il y a plus de huit personnes décédées, en attendant de confirmer les chiffres sous peu.
La situation semble être plus grave que les événements du 23 juin 2012...
C’est une catastrophe, les personnes qui sont décédées sont de jeunes gens dont l’âge moyen est en dessous de 20 ans. A Bignona, les manifestants décédés sont des enfants. Un enfant de 13 ans ne peut même pas soulever un bloc de pierre, même s’il le fait, il ne peut le lancer sur plus de 10 m. Ce qui s’est passé est une véritable catastrophe, avec un nombre extrêmement élevé de décès. Aujourd’hui, selon la presse, près de 500 arrestations ont eu lieu. C’est le chiffre auquel on se réfère, puisque l’Etat n’a pas communiqué sur cela. A ces chiffres, s’ajoutent ceux qu’on a arrêtés lors des premières manifestations, en plus des arrestations de Guy Marius Sagna, Birame Soulèye Diop, Assane Diouf et Clédor Sène.
On peut dire qu’aujourd’hui il y a quand même un très grand nombre de personnes qui sont arrêtées. Et parmi les victimes, il ne faut pas oublier ceux qui ont perdu leurs biens matériels. C’est vrai que les grandes enseignes ont une capacité financière importante ; elles ont certainement des assurances, mais imaginez tous les petits commerçants qui vivent au jour le jour et qui ont perdu leurs moyens de subsistance. Ce sont des victimes que l’Etat doit assister.
Donc, pour le moment, nous faisons un recensement. Avec les familles en Casamance, on a des contacts très avancés, on a même des certificats de genre de mort pour les personnes qui sont inhumées. On a déjà désigné un avocat pour s’occuper des victimes de Bignona ; on va mettre un autre avocat sur le cas de Diaobé, qui est du ressort du tribunal de grande instance de Kolda. Nous sommes en train de chercher un avocat à Kolda pour éviter les frais de déplacement qui sont très coûteux. A ce jour, nous avons sept avocats qui sont engagés à travailler bénévolement pour soutenir les familles des victimes. D’ici samedi, nous allons certainement atteindre dix avocats. En attendant la constitution du pool d’avocats, nous rassemblons les documents nécessaires aux dossiers, à savoir certificats de genre de mort, certificats d’autopsie médicale.
Qu’est-ce qui explique cet engagement aux côtés des victimes ?
Nous comptons les soutenir, parce que par expérience, nous savons que poursuivre des membres des forces de sécurité au Sénégal, c’est un défi extrêmement difficile à relever. Les membres des forces de défense et de sécurité sont doublement protégés. Ils le sont par leur ministère de tutelle qui doit donner des ordres de poursuite, qui sont en quelque sorte une autorisation, et ces ordres de poursuite sont parfois attendus pendant un ou deux ans par les parquets. Parfois, ils n’arrivent pas. Lorsqu’ils arrivent, les procureurs ont tendance à protéger les forces de défense et de sécurité ; ils ouvrent une information judiciaire, ils la laissent traîner pendant des années, la population oublie le cas et ils classent le dossier sans suite. Parfois même, ils classent le dossier sans informer la famille. C’est pour cela que nous estimons qu’il faut des avocats pour aider des familles dans les plaintes, afin qu’elles portent plainte avec constitution de partie civile. Là, on a au moins une chance qu’il y ait une instruction et qu’on puisse aboutir à un procès.
Donc, c’est cela qui nous motive car, dans la plupart des cas, les familles vont être confrontées à des contraintes d’ordre financier et à la mauvaise volonté de l’Etat de laisser poursuivre les membres des FDS.
La situation actuelle reste préoccupante. Quelles recommandations faites-vous à cette jeunesse sénégalaise prête à porter le combat ?
Le droit de manifester de façon pacifique est inscrit dans la Constitution du Sénégal et dans tous les traités internationaux que le Sénégal a ratifiés. Le Sénégal est donc tenu de respecter ce droit. On ne peut pas laisser les préfets décider selon leur volonté de l’exercice d’un droit constitutionnel des citoyens, de l’exercice d’une liberté fondamentale. Donc, nous disons aux jeunes, vous avez le droit de manifester, mais de façon pacifique. Cela signifie qu’il ne faut pas casser le bien d’autrui, ni le bien de l’Etat qui est le bien du peuple sénégalais. C’est un gâchis énorme pour l’économie nationale qui va évidemment accentuer le chômage et la perte d’emplois dans ce pays. Alors il faut épargner les biens, mais aussi les personnes, éviter de s’attaquer aux forces de défense et de sécurité.
Les forces de défense et de sécurité ont néanmoins une part de responsabilité...
Aux FDS nous disons, comme le leur a rappelé les Nations Unies, qu’elles ont l’obligation de respecter, de même que les autorités administratives, le droit des citoyens sénégalais de se rassembler, de s’exprimer de façon pacifique. On ne peut pas prétexter la Covid-19 pour dire aux gens taisez-vous, ne manifestez pas, même s’ils ont un mécontentement. On est dans un pays où les marchés sont bondés, sans que les gens ne portent des masques. On est dans un pays où les amphis et les salles de classe sont bondés. Dans certaines classes, les élèves sont à trois par banc. Donc, on doit laisser les gens manifester et demander aux organisateurs de faire respecter les mesures barrières et de s’assurer que tous les participants portent des masques. On ne doit pas prétexter la Covid-19 pour restreindre les libertés. La France est plus affectée par la Covid-19 que le Sénégal ; Paris est sous couvre-feu, mais tous les jours, les gens manifestent à Paris. C’est le cas de la diaspora sénégalaise. Il en est de même pour celle établie à Washington, une autre ville plus affectée par la pandémie. Les libertés formelles écrites noir sur blanc ne doivent pas être bafouées. Nous demandons à l’Etat, à l’instar des Nations Unies et de la CEDEAO, d’autoriser toutes les manifestations qui vont avoir lieu prochainement.
Au début de cette affaire, si les manifestations que voulaient organiser le Frapp et le mouvement Y’en a marre avaient été autorisées, on n’en serait pas là. Mais en refusant aux gens de s’exprimer de façon pacifique, en les arrêtant, en les mettant en prison, on crée les conditions pour des manifestations désorganisées, incontrôlables, sans tête et violentes. Il faut que le président de la République, le ministre de l’Intérieur et le préfet de Dakar (sa responsabilité dans le déclenchement des hostilités est très lourde, ses agissements ont mis le feu aux poudres) prennent leurs responsabilités. Nous lui (le préfet de Dakar) demandons d’entendre raison. Il faut qu’il respecte les droits des citoyens. J’estime que si les manifs sont autorisées et encadrées, il n’y aura pas de problème.
Visiblement, la traque aux manifestants continue. Le discours du président Macky Sall ne devrait-il pas, selon vous, avoir l’effet contraire ?
Le président Macky Sall a tenu un discours que tout le monde a salué, un discours apaisant et de rassemblement. Il faut que ce discours soit conforme aux actes que l’Etat est en train de poser en ce moment. Soit son appel est sincère ; si c’est le cas, cela veut dire que le procureur, la police et la gendarmerie n’ont pas entendu son appel. Il faut qu’il les rappelle à l’ordre. On ne peut pas appeler à la paix et en même temps, continuer à pourchasser, à traquer et à arrêter des manifestants. Ce n’est pas possible. L’apaisement signifie qu’il faut cesser les arrestations. Deuxièmement, il faut libérer toutes les personnes qui ont été arrêtées, si elles n’ont pas commis de crime de sang. J’inclus toutes les personnes arrêtées de manière préventive telles que Guy Marius Sagna, Assane Diouf, Abass Fall ; il faut libérer les prisons. La situation à la prison du cap Manuel est intenable. Au-delà du discours, il faut des actes. Le monde entier nous regarde. Le monde entier s’est inquiété du Sénégal. Il faut qu’on retrouve rapidement la sérénité.
L’autre recommandation, c’est qu’il ne faut pas que le président de la République du Sénégal se trompe sur la lecture de ces événements. C’est vrai, les jeunes, dans ce pays, ont tout le temps été confrontés au chômage, à la pauvreté, mais ce qui a déclenché tout cela, c’est l’arrestation d’Ousmane Sonko. Une très large part de l’opinion publique sénégalaise, surtout la jeunesse, n’a plus confiance en la justice de ce pays. Il y a une profonde crise de confiance entre les citoyens sénégalais et la justice due à la façon dont elle a traité les cas de l’enrichissement illicite. Sur la longue liste de personnes qui étaient visées par la Crei, beaucoup siègent aujourd’hui en Conseil des ministres ou ont rejoint la coalition Benno Bokk Yaakaar. Cela pendant que Karim Wade a été jugé, condamné et déchu de ses droits civiques. On sait tous comment s’est déroulé l’affaire Khalifa Sall, et dans cette affaire Adji Sarr contre Ousmane Sonko, la fuite des PV d’audition, les déclarations des différents protagonistes ont accrédité dans la tête de beaucoup de Sénégalais qu’il n’y a pas de viol, et qu’en réalité, c’est une nouvelle cabale montée pour écarter un nième adversaire politique. C’est cela qui a amené les jeunes à sortir dans les rues. Ils le disent d’ailleurs. Il faut que Macky Sall comprenne que les réformes qui sont attendues de son régime doivent être mises en œuvre, en ce qui concerne la justice. Ces réformes ont été clairement identifiées par les Assises nationales.
La CNRI (Commission nationale de réforme des institutions) qu’il a lui-même mise en place a fait des propositions qui sont dans les tiroirs. Une autre commission dirigée par le professeur Isaac Yankhoba Ndiaye a également fait des propositions que le président a rangées dans son tiroir, parce qu’il ne veut pas avoir une institution judiciaire indépendante. Il a besoin d’une institution judiciaire sous contrôle, pour persécuter les activistes, les hommes politiques et c’est cela que les jeunes ne veulent plus. En démocratie, c’est la justice qui protège l’exercice des droits et libertés. C’est ce qui s’est passé dans cette affaire Sonko vs Adji Sarr. Les Sénégalais n’ont plus confiance en leur justice pour trancher de façon indépendante.
Il ne faut pas que le président se trompe sur le message des jeunes. Ils ont certes faim, ils sont désœuvrés, mais ces jeunes ont crié un message que tout le monde a entendu : nous voulons sauver notre démocratie, nous voulons sauver l’Etat de droit et Macky Sall peut restaurer la crédibilité de la justice et l’Etat de droit au Sénégal. Il peut restaurer la confiance des Sénégalais en la justice, en opérant les réformes proposées par d’éminents sénégalais qui sont sur sa table et qu’il a décidé de mettre dans les tiroirs. Ces réformes s’imposent maintenant, on ne peut plus attendre le prochain président pour le faire. C’est à lui de faire ces réformes, s’il veut que son nom reste dans l’histoire.