Publié le 11 Jun 2025 - 14:05
VOITURE DES DÉPUTÉS À 54 MILLIONS F CFA

La fracture morale

 

Moins de six mois après l’installation de la 15e législature, l’Assemblée nationale version "rupture" fait déjà polémique. L’achat de véhicules de fonction à plus de 50 millions de francs CFA pour chaque député fait grincer des dents, y compris dans les rangs de Pastef. Entre accusations de trahison des idéaux de sobriété, justifications budgétaires d’El Malick Ndiaye, soutien enflammé de Cheikh Thioro Mbacké et prudence de Guy Marius Sagna, cette affaire cristallise les attentes, les frustrations et les contradictions d’un régime sommé d’être exemplaire.

 

C’est un débat qui secoue le parti au pouvoir Pastef, depuis plusieurs semaines, mettant à nu les tensions entre exigences de gestion publique et attentes morales des militants. Le projet d’achat de véhicules de fonction pour les députés, à raison de 54 millions de francs CFA l’unité, fait l’objet d’un tir de barrage nourri, y compris au sein de la majorité présidentielle.

Si certains, à l’instar de Cheikh Thioro Mbacké, volent au secours du président de l’Assemblée nationale, El Malick Ndiaye, d’autres, comme Guy Marius Sagna, appellent à une réflexion plus nuancée. En toile de fond, une question : peut-on prétendre à la rupture et tolérer l’ostentation ?

L’indignation est palpable. Sur les réseaux sociaux, dans les médias, au sein même des cellules de base de Pastef, nombreux sont les militants qui dénoncent une décision jugée déconnectée des priorités du peuple. Dans un pays où les abris provisoires pullulent à Niallé, dans la commune de Djibidione, en Casamance, où les centres de santé manquent de matériel où des déplacés peinent à retourner chez eux dans des zones en crise, l’annonce de cette acquisition d’automobiles a eu l’effet d’une gifle, s’indignent la plupart des militants dans les pages ou groupes sur les réseaux sociaux.

‘’En toute franchise, avec 10 à 15 millions, on peut trouver un 4x4 de bonne qualité pour chaque député. Le reste de l'argent peut servir le peuple sénégalais’’, s’insurge un militant de Ziguinchor. Et d’ajouter : ‘’Le Sénégal a vraiment d'autres urgences que d'acheter des voitures à 50 millions pour chaque député. On ne peut pas l'imaginer dans un pays comme le nôtre’’, fulmine-t-il.

Cela a entraîné un torrent de critiques virulentes visant le président de l’Assemblée nationale ainsi que les députés ayant approuvé la décision d’El Malick Ndiaye.

Pour les partisans d’une gouvernance sobre et rigoureuse, le projet constitue une trahison des idéaux prônés par le président Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko. Le slogan ‘’Jub, Jubal, Jubanti’’, devenu symbole de la rupture, semble aujourd’hui fragilisé par un acte perçu comme dispendieux, voire provocateur.

Cheikh Thioro Mbacké, avocat intraitable d’El Malick Ndiaye

Face à la fronde, certains élus ont choisi de défendre fermement le président de l’Assemblée nationale. Dernier en date, le député Cheikh Thioro Mbacké, membre influent de Pastef, n’a pas mâché ses mots pour soutenir El Malick Ndiaye.

Il y a deux jours, dans une interview remarquée, il a affirmé : ‘’Au nom de Dieu, ses chaussures valent mieux que 90 % de ceux qui le critiquent. Il est plus juste, plus véridique et craint mieux Allah.’’ Saluant le courage de l’ancien ministre des Transports aériens et terrestres, Cheikh Thioro Mbacké le décrit comme l’un des rares à oser dire la vérité au président Diomaye Faye et à Sonko. ‘’Dans tout Pastef, il n’y a pas meilleur que lui’’, tranche-t-il, revendiquant une relation de proximité avec l’intéressé.

Des propos qui ont suscité autant de soutien que de rejet. Si certains applaudissent cette loyauté, d’autres y voient un excès de zèle, voire un culte de la personnalité peu compatible avec les valeurs républicaines.

Guy Marius Sagna : prudence et promesse de transparence

À l’opposé de cette posture tranchée, le député Guy Marius Sagna, connu pour ses prises de position radicales, a cette fois adopté un ton mesuré. Interpellé à maintes reprises sur le sujet, il a préféré temporiser, promettant de s’exprimer dans un rapport global à venir. ‘’Voitures des députés sénégalais : je suis interpellé tous les jours, depuis plusieurs semaines, sur tous les réseaux sociaux où je suis présent, mais aussi à travers des lettres’’, reconnaît-il. Tout en dénonçant ceux qui ‘’cherchent une faute politique’’ pour discréditer son camp, il s’adresse aussi à ‘’celles et ceux qui se posent tout simplement des questions’’.

Guy Marius Sagna promet de livrer son avis dans son bilan des six premiers mois à l’Assemblée nationale. Une posture d’écoute et de responsabilité qui tranche avec les réactions passionnées du moment et qui vise sans doute à préserver son image d’élu proche du peuple.

El Malick Ndiaye sort de sa réserve

Mis en cause, le président de l’Assemblée nationale a tenu à apporter des clarifications, lors d’une interview accordée à Walfadjri. Il justifie la décision par une volonté de rationalisation budgétaire. ‘’Acheter des véhicules est plus rationnel que de maintenir l’indemnité de 900 000 F CFA par mois, en plus de la dotation de carburant’’, explique-t-il. Il ajoute que cette indemnité a été supprimée depuis janvier 2025, dans le cadre d’un assainissement des finances internes de l’institution.

Cette suppression est présentée comme un ‘’sacrifice’’ consenti par les députés, dans l’esprit de la réforme promise par le nouveau régime. Une cellule de passation de marchés a été mise en place et l’appel d’offres, selon lui, s’est déroulé conformément aux règles en vigueur.

‘’La procédure a été suivie à la lettre’’, affirme-t-il, en réponse aux accusations d’opacité.

Mais la controverse dépasse largement la question des chiffres. Elle touche aux symboles. Dans un contexte où les attentes en matière de transparence et d’éthique sont immenses, la moindre décision jugée dissonante peut être vécue comme une trahison.

Pour de nombreux Sénégalais, cette affaire ne se limite pas à une ligne budgétaire. Elle incarne une forme d’incohérence entre les discours de rupture et les pratiques observées. Le malaise vient surtout du fait que la décision est portée par ceux-là mêmes qui, hier encore, dénonçaient les largesses de l’ancien régime. ‘’Ce n’est pas le prix qui choque, c’est le moment et le symbole’’, résume une économiste sur X. ‘’On ne peut pas appeler à la rigueur et faire preuve d’autant de légèreté symbolique’’.

L’épreuve du pouvoir et le test politique et moral

La polémique autour des véhicules des députés agit comme un révélateur. Elle est le signe de la difficulté, pour un mouvement politique passé de l’opposition au pouvoir, de conjuguer les exigences de gestion avec les attentes, parfois idéalistes, de ses partisans.

Dans un système parlementaire où les conditions de travail sont souvent décriées, la tentation de réformer en profondeur est légitime. Mais le faire sans pédagogie, sans consultation, sans inscrire la décision dans un plan global de réorganisation des dépenses publiques, c’est courir le risque d’une rupture avec la base militante.

Le cas El Malick Ndiaye montre aussi combien les équilibres internes à Pastef sont fragiles. Le soutien virulent de Cheikh Thioro Mbacké, le silence calculé de certains députés, l’attente prudente de Guy Marius Sagna traduisent des lignes de fracture qui pourraient se creuser à mesure que le pouvoir s’exerce.

À terme, ce débat pourrait constituer un test moral pour le régime. Non pas sur sa capacité à gérer, mais sur sa volonté de se réformer lui-même, y compris dans les détails les plus visibles.

L’après-rupture, ce n’est pas seulement l’audit ou la lutte contre la corruption. C’est aussi le sens du symbole, le respect des promesses implicites, la cohérence entre les principes affichés et les actes posés.

L’achat de ces voitures à 54 millions, même dans un cadre légal, l’Assemblée nationale a peut-être failli à cette exigence de cohérence. Et ce manquement, dans un contexte de fragilité économique, pourrait bien coûter plus cher politiquement que les véhicules eux-mêmes.

 

Amadou Camara Gueye

Section: 
Tas accuse Pastef de "Clanisme"
PUBLICATION DES RAPPORTS D’EXÉCUTION BUDGÉTAIRE : Diomaye et Sonko font pire que Sall
VISITE DE SONKO À PÉKIN : Une diplomatie économique au service de la souveraineté
LIBÉRATION DES DÉTENUS, HAUTE COUR DE JUSTICE, LIBERTÉ DE LA PRESSE : Ces mesures fortes attendues par l'opposition républicaine
FIN DIALOGUE NATIONAL : Mi-figue mi-raisin
SITUATION PARTI SOCIALISTE : Les responsables de Dakar appellent à la réunification
JET PRIVÉ DU PM : Entre fantasmes et réalité
DIALOGUE NATIONAL AU SÉNÉGAL : Incertitudes autour du statut du chef de l’opposition
POURSUITE DES TRAVAUX DU PORT DE NDAYANE : Plus de 480 milliards F CFA  investis  en 2025
POUR LA LIBÉRATION DE MANSOUR FAYE : La Cojer départementale de Ndar  se mobilise
MANQUE D’EAU À NDIOSMONE-PALMARIN : Les populations marchent contre la Se’o
MACKY SALL DANS LA COURSE POUR L'ONU : Ambition personnelle ou défi diplomatique africain ?
APR ET GSB PRENNENT LE CONTRE-PIED DU POUVOIR : Le dialogue parallèle des opposants
SÉNÉGAL BINU BOKK : La nouvelle voie politique de Barthélemy Dias
SYSTÈME POLITIQUE : Le dialogue de la réconciliation 
FICHIER ÉLECTORAL : Les limites de l'inscription automatique 
Dialogue national/ PDS
DIALOGUE NATIONAL DU 28 MAI PROCHAIN : Taxawu Sénégal y sera, Gueum Sa Bopp encore indécis
GOUVERNANCE ET TRANSPARENCE PUBLIQUE : Le Forum civil exige plus d’inclusion et de redevabilité de l’État
KAYES SOUS LE FEU : L’alarmante recrudescence des attaques terroristes à la frontière du Sénégal