Publié le 12 Nov 2014 - 01:15
LIBRE PAROLE

L’injustice est sans valeur

 

L’infâme injustice est sans valeur, sans intérêt. Elle n’a jamais ébranlé mon âme dans sa solitude intime. Les troubles m’assaillent de toute part et transpercent mon cœur à travers la muraille corporelle, mais à tout instant, j’affiche une sérénité inébranlable, une tranquillité relativement parfaite, qui ne s’effrite pas facilement. Cette assurance je m’en aperçois grâce à l’image translucide que me renvoient les êtres qui me sont semblables, qui me servent de reflets et qui errent ça et là, à l’instar de ma propre ombre. La joie, ma joie intime, est toujours fugace, éphémère, et lorsqu’elle me surprend, elle est de courte durée.

Les données uniques, constantes, que connaît mon âme sont l’inquiétude, l’angoisse et la peur, ces émanations de la précarité de la vie. Inquiétude pour une tragédie personnelle probable. Angoisse existentielle, corollaire de la condition humaine. Crainte d’un avenir problématique et incertain. Quoiqu’il en soit, ce triptyque de données psychiques attribue tout son sens à l’existence. La morale vulgaire et la métaphysique perfide accentuent la pression pour les extirper des consciences fragilisées jusqu’à la moelle par la précarité de l’existence.

Mais elles n’y parviendront jamais. Pour une âme si frêle et si fragile, comme la mienne, toujours emmurée, comment est-il possible que l’injustice ait une valeur intrinsèque ou extrinsèque ? L’injustice sclérose la vie de l’individu solitaire, l’empoisonne. Mais elle reste sans intérêt. L’injustice peut bien m’interpeller, m’étouffer et même m’étrangler, mais elle ne saurait m’asservir, me faire taire. L’injustice est un drame véritable, mais elle n’affaiblit personne, d’autant moins qu’elle n’a jamais été une entrave réelle à la tenue des promesses, ou une raison suffisante de manquer aux rendez-vous.

Mais cette assurance extérieure est-elle une source de fierté ? Affirmer que l’injustice et son corollaire, la corruption, sont inutiles et sans valeur, puis s’en tenir là, est un véritable aveu d’impuissance. Il faut faire preuve de dépassement et aller plus loin dans le combat mené pour leur éradication. Mais jusqu’ici notre style de lutte est teinté de niaiserie. Ce style est inapproprié, inadéquat. Il est légitime de se demander si, jusqu’à la résurrection des morts, il y aura une volonté réelle de leur venir à bout.  

Il y a des moments où je perds le sens de l’existence terrestre. Cependant, cette perte ne revêt aucune importance, car elle est causée par la terreur que sème impunément la corruption sur notre terre brûlée par des pyromanes tapis dans l’ombre. Pourvu que ce camouflage dure, le temps que l’arbre et son éternelle compagne, l’ombre, où les pyromanes se cachent, ne se consument tous les deux ensemble dans le feu.

La corruption sème la terreur sur les petites parcelles mêmes de notre sol marqué d’étroitesse et d’exiguïté. Les malins ici courent toujours le risque d’être débusqués. Cependant, il y a une volonté manifeste de laisser prospérer l’injustice et son corollaire, la corruption, qui ne cessent d’insuffler leur venin mortel sur les parcelles de la vie, et ce sont seulement les gueux qui n’ont pas ingurgité ce liquide mortel. On cherche même à les baptiser : « phénomènes normaux », à estomper leurs caractères antithétiques. D’ailleurs, dans le vaste programme de chamboulement, les termes de référence, naguère solides, sont confondus.

Le réel devient imaginaire ; la vérité devient mensonge; l’injustice devient justice; la bonne gouvernance est subrepticement identique à la mauvaise gouvernance; la corruption n’est plus corruption, mais juste un art de vie. La phase préliminaire, antérieure à toutes ces falsifications est la confusion des concepts et des universaux : l’essence devient l’existence ; l’être est le néant ; la présence est l’absence. (Rappelle-toi de la formule : « il a brillé par son absence » ; le mal est un bien suprême.. Marcuse n’a pas dit autre chose lorsqu’il écrit dans L’homme unidimensionnel : « Ces redéfinitions sont des falsifications des concepts qui ont été imposées par les pouvoirs existants et par la force des faits établis : grâce à elles le faux devient vrai ».

Dorénavant, il ne saurait être surprenant que la servilité et la soumission à une autorité morale ou politique soient considérées comme la condition sine qua non de la liberté et de l’affranchissement. C’est le rôle dévolu aux idéologues de s’être attelés aux tâches de falsification et de remodelage des concepts et des universaux, dans le seul but de neutraliser toute velléité de recours aux antithèses. Et Marcuse de revenir à la charge : « Le concept ritualisé est immunisé contre la contradiction ».

La justice sociale ; la bonne gouvernance ; l’émergence ; la gestion transparente ; la lutte contre la corruption : autant de concepts purs et nobles, mais si fortement ridiculisés, sclérosés et ritualisés que le citoyen conscient perd à leur égard tout esprit critique, tout recul de circonspection. Ils sont à l’abri de toute problématisation grâce aux rites et aux sacres. L’on pense ainsi qu’aucune ombre de suspicion ne vient assombrir le ciel clair de la justice sociale et des tendances confirmées vers l’émergence, même s’il n’en est rien.   

Pris au piège de ce bourbier de contradictions, l’homme est fin prêt à accepter par pratique ce qu’il rejette par principe, comble de l’ambiguïté. Il affiche une acceptation de ce que sa conscience rejette, et ce par pur pragmatisme. Néanmoins, le simple rejet psychique dissimulé derrière une façade pragmatique, est un signe avant-coureur d’une catastrophe en perspective, annonciateur d’un cataclysme individuel ou collectif. Le suicide et les changements sociaux violents ne sont en réalité que l’aboutissement du rejet conceptuel et en même temps de l’acceptation perfide d’une folle logique imposée par l’arrogance et la désinvolture. 

Babacar Diop

 

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