‘’Ce serait dommage de se limiter à de récurrentes indignations‘’
Maître de Conférences en Sociologie à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, CEO & Founder du Groupe d’Etudes et de Recherches sur les Migrations & Faits de Sociétés, le professeur Aly Tandian est l'auteur de plusieurs publications scientifiques sur les questions migratoires. Dans cet entretien, il livre son analyse sur la situation des émigrés sénégalais en Espagne. Son diagnostic est sans complaisance.
La mort récente de trois de nos compatriotes en Europe du Sud (Idy Diène en Italie, Mame Mbaye Ndiaye et Ousseynou Mbaye en Espagne) dans des conditions troublantes continue de susciter l’indignation. Quel commentaire cela vous inspire ?
Je ne suis pas surpris par l’indignation qui affecte plus d’un et surtout les migrants et leurs familles, d’autant qu’il s’agit de cas non encore élucidé et, la rumeur aidant, toutes les hypothèses sont mobilisées. Je pense qu’il ne faut pas se demander que faire au-delà de l’indignation. Pourquoi, comment et avec qui le faire ? Ce serait dommage de se limiter à de récurrentes indignations.
Ya-t-il un lien direct entre la montée des droites en Europe ou en Amérique et le durcissement de la législation sur la migration ?
La montée de l’extrême droite a toujours eu une influence sur l’élaboration et l’application des politiques migratoires. Ce n’est une exception dans aucun pays car c’est assez souvent le cas avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Tout cela laisse penser que nos Etats sont toujours dans des politiques de gestion des migrations au lieu d’aller vers celles des gouvernances des migrations. Droite ou gauche, c’est toujours la posture idéologique qui est la marque de fabrique alors qu’une politique migratoire doit être conçue avec une certaine intelligence émotionnelle, une capacité à prendre de la hauteur par rapport à ses émotions et à celles des autres.
On avait l’habitude des rapatriements mouvementés, mais pas de morts d’hommes. Qu’est ce qui a changé ?
Les rapatriements mouvementés existent toujours et sont plus compliqués à cause des destinations de plus en plus éloignées. La Thaïlande, l’Amérique du Sud, etc. sont des destinations de plus en plus convoitées par des Sénégalais. Des cas de morts d’hommes ont toujours existé. Ce qui a surtout changé, c’est la manière dont les réseaux sociaux nous aident à apprendre et à partager l’information en un temps record. Autre changement, c’est le profil des migrants. Nous avons de plus en plus des migrants citadins, qualifiés et disposant souvent de capitaux professionnels. En quelque sorte, nous avons des « migrants citoyens » qui ont la conscience d'appartenir à l'ensemble de l'humanité, et qui choisissent de se définir comme tel. Ce n’est plus l’ère du ‘‘Modou Modou’’ pressé de rejoindre le foyer de travailleurs migrants pour manger son ‘‘mafé’’ et regarder des téléfilms sénégalais. Non, nous avons maintenant des migrants ‘‘diasporisés’’ qui veulent rompre avec le silence et vivre pleinement avec les TIC. Par conséquent, ce n’est plus une communauté de silence mais celle de l’écriture ou de l’oralité codifiée grâce aux réseaux sociaux.
Les Sénégalais sont généralement des migrants économiques, alors que justement l’économie est exsangue en Europe. On est face à une impasse apparemment.
Les migrations sénégalaises ont connu de grandes mutations depuis 2000 mais nous avions voulu porter notre regard sur les maisons construites, les transferts d’argent, les investissements communautaires (mosquées, forages, etc.). En quelque sorte, nous avions voulu continuer à voir nos migrants aux mêmes yeux que les bailleurs chantant quotidiennement qu’il faut sauver l’Afrique ! Nos migrants sont quelquefois en avance sur nos politiques. Ils ne sont pas que dans les transferts de fonds car nous les retrouvons dans les transferts immatériels, dans les innovations, les partages d’expériences, etc. Les élections de 2000 ont montré cette belle capacité résiliente de nos migrants que nous refusions d’analyser car nous continuons à méconnaître nos migrants. Nous avons des migrants innovants, pas qu’économiques comme le pensent les politiques et pour preuve, les transferts d’argent n’ont pas diminué malgré la crise financière que connaissent de nombreux pays de destination ou de transit. Ils sont 735 milliards F CFA en 2012, 876 milliards F CFA en 2014, 900 milliards en 2015 et 950 milliards F CFA en 2016.
Nos compatriotes s’adonnent à des activités réprimées par la loi des pays d’accueil (vente à la sauvette, produits contrefaits). Quelle est leur part de responsabilité dans ces drames ?
Vous savez, le taux d'immigration ayant subi la plus grosse augmentation en Espagne est le taux d'immigration africain. La population étrangère originaire d'Afrique appartient majoritairement à la tranche d'âge de 26-45 ans avec un pourcentage de 53% de la population étrangère africaine totale, suivie des 46-65 ans avec 16,7%. Malheureusement, de nombreux Africains sont des vendeurs ambulants et font partie de la carte postale des villes comme Madrid, Barcelone, etc. Mais depuis plusieurs années, ces vendeurs ambulants sont fatigués de courir pour fuir la police. A Barcelone, avec le soutien de la mairie, ils ont fondé un syndicat depuis octobre 2015 afin de lutter contre la persécution, la discrimination et le racisme. C’est une initiative à saluer car plus possible de vendre des produits contrefaits. Sur ce point, il faut rappeler avec courage que les interdits, il faut les respecter car la vente de produits contrefaits est un enjeu financier capital. Je pense que des initiatives sont à prendre et surtout à partir des pays de départ.
Les autorités consulaires sont également désignées comme défaillantes. Sont-elles vraiment à la hauteur des tâches qui leur sont assignées ?
La défaillance est à plusieurs niveaux. Les autorités consulaires devraient être reconsidérées car la diplomatie aux allures mondaines ne fait plus recette. Il faut de vrais techniciens sur certaines questions au niveau de nos consulats, pas que des politiques.
Pensez-vous que la politique migratoire de l'Etat doit consister à gérer le rapatriement les corps de ses citoyens tués un peu partout à travers le monde ?
De quelle politique migratoire ? Au Sénégal, elle n’existe pas à ce que je sache ! Autre chose, je pense que le rapatriement des corps ne peut être que l’affaire de l’Etat. Je pense que le mouvement associatif, à travers un partenariat privé avec un engagement raisonnable, pourrait faciliter les choses. Bien évidemment, le tout sous le contrôle de l’Etat dans sa fonction régalienne.
Beaucoup de projets dont le plan Reva ont été signés entre le Sénégal et l'Espagne pour lutter contre l'émigration clandestine. Quel bilan tirez-vous de cette coopération entre les deux pays ?
Il n’y a pas que le plan Reva. Il y a le projet Ecole Atelier à Saint-Louis ; il y a également le programme des femmes travailleuses agricoles sénégalaises envoyées en Espagne, etc. A ce jour, il n’y a pas de bilan, encore moins d’évaluation sur tous ces projets et programmes qui ont mobilisé beaucoup d’argent et qui engagent notre pays et pour plusieurs générations. On ne peut pas continuer à évoluer dans le tâtonnement et le sensationnel. Malheureusement au Sénégal, c’est le cas avec les questions des migrations. Il y a eu des dysfonctionnements politiques et institutionnels qui poussent plus d’un à douter de la viabilité et de la netteté du déroulement de la sélection des femmes, du plan Reva, etc.
Justement concernant les femmes envoyées en Espagne, avec le CRDI (Canada), nous avions eu la chance de faire une étude. Le Sénégal n’a pas été vigilant avec le système d'embauche ''en origine'' qui constitue un avantage pour le pays d’accueil car il lui permet de se soustraire aux exigences imposées par son engagement dans le domaine des droits fondamentaux (paiement des charges sociales, sécurité sociale, les garanties relatives aux accidents du travail, etc.), tout en rendant son territoire plus attractif aux investissements étrangers.
Depuis quelques années, des travailleuses migrantes sénégalaises envoyées en Espagne souffrent d’une double discrimination : en tant qu’immigrées par rapport à la population locale et en tant que femmes, par rapport à la catégorie des immigrés. Leur vulnérabilité, souvent née d’un inégal rapport entre autochtones et allochtones, est manifeste en terme d’inégalité de droits, même si l’Espagne, leur pays d’accueil, a ratifié les conventions 97 et 143.
Les choses sont très complexes à ce jour, car nos Etats sont davantage marqués par une diplomatie du chéquier plutôt qu’une véritable gouvernance des migrations. Je pense qu’il faut s’affranchir des idées reçues et battre en brèche les stéréotypes associés aux migrants.
La priorité est de créer un dispositif d’identification et d’accompagnement des porteurs de projets de membres de la diaspora, en s’appuyant sur les structures dédiées aux entreprises dans les pays d’accueil et d’origine ; de développer des initiatives de capital investissement et ouvrir des produits de placement à la diaspora ; d’encourager la mise en place de projets portant sur des activités liées aux secteurs de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche, de l’industrie, de l’artisanat, des services, etc. Informer, orienter et accompagner les investisseurs potentiels vers les structures de financement et d’appui dédiées aux investisseurs potentiels, etc.
Jusqu’à présent il n’y a aucun accord entre le Sénégal et l’Espagne en matière de sécurité sociale, même si les Sénégalais vivant et travaillant en Espagne sont estimés à plus de 60 000. Trouvez-vous cette situation normale ?
Je me réserve de juger si c’est normal ou pas, mais toujours est-il que ce serait dommage pour de nombreux migrants sénégalais de rentrer un jour à leur pays d’origine, le Sénégal, sans profiter d’une pension de retraite. C’est aussi le cas pour d’autres qui, avec une carte de sécurité sociale, n’ont pas accès aux structures sanitaires sénégalaises alors qu’ils cotisent chaque mois en Espagne. Entre l’Italie et la France, la question de la sécurité sociale ne se pose plus, alors pourquoi pas l’Espagne où il y a plus de 60 000 migrants sénégalais.
Avec la crise économique qui frappe l’Espagne depuis plus de 5 ans avec comme corollaire un taux de chômage de plus de 20%, comment y voyez-vous l’avenir des émigrés sénégalais ?
L’Espagne est un terreau sociologique pour mesurer les effets de la crise financière sur les quotidiennetés des migrants. On nous parle de 20% de migrants qui sont en chômage, je pense qu’il faut relativiser. Dans certaines villes, dans certains quartiers, nos observations empiriques nous signalent que le taux de chômage dépasse plus de 30%. Autre chose, en Espagne, il y a de nombreux Sénégalais qui n’étaient pas actifs avant la crise. Que font-ils aujourd’hui si l’on sait que malgré les stratégies mobilisées, la vente ambulante ne nourrit plus son homme car à chaque bout de rue, il y a la police qui réprime cette pratique.
On sait que les Sénégalais en majorité évoluent dans ce secteur. Autre chose, avec la crise, les constructions ont ralenti ou sont presque inexistantes dans certaines villes ; l’hôtellerie est presque au point mort. Des secteurs où les Sénégalais étaient déjà en concurrence avec les populations venues d’Amérique latine. L’avenir des Sénégalais est quasi sombre. Mais toujours est-il que certains Sénégalais arrivent à déployer des stratégies pour s’en sortir tandis que d’autres préfèrent se rendre ailleurs car la fin de la crise risque encore d’attendre. Il ne faut pas se faire d’illusions, la migration de la vente ambulante ne fait plus de recette car la concurrence est devenue rude avec les Asiatiques, les Latinos, etc. devenus présents et très bien organisés. Il suffit de se rendre aux stations de métro ou sur les Ramblas à Barcelone pour s’en rendre compte.
OUSMANE LAYE DIOP