Des morts et beaucoup d’interrogations
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Au moins 10 morts, plus de 500 blessés, des dizaines et des dizaines d’arrestation : rarement, pour ne pas dire jamais, le Sénégal n’a connu des émeutes aussi violentes, du côté des forces de l’ordre comme du côté des manifestants. Pendant que les défenseurs des Droits de l’homme réclament justice, d’autres estiment qu’il y a de quoi être fier du professionnalisme de la gendarmerie et de la police.
‘’Une véritable catastrophe’’. Pire que 2011-2012. Au moins dix morts pour des manifestations politiques. Environ 600 blessés, selon le directeur exécutif d’Amnesty International/Sénégal, qui s’est confié, avant-hier, à ‘’EnQuête’’. Rarement, le Sénégal a vécu pareille violence. Pour Seydi Gassama, environ 10 avocats seront constitués pour aider les familles victimes à porter plainte avec constitution de partie civile. Cette initiative, renseigne-t-il, c’est pour contourner la double protection dont bénéficient les forces de l’ordre.
‘’Nous avons estimé qu’il faut des avocats pour aider les familles, afin qu’elles puissent porter plainte avec constitution de partie civile. Là, on a au moins une chance qu’il y ait une instruction et qu’on puisse aboutir à un procès’’.
Selon lui, au Sénégal, les forces de l’ordre bénéficient d’une double protection. D’abord, de la part de leurs autorités de tutelle, ensuite, de la part des autorités judiciaires. ‘’Par expérience, souligne-t-il, nous savons que poursuivre des membres des forces de l’ordre au Sénégal, c’est un défi extrêmement difficile. Ils sont doublement protégés. Ils le sont par leur ministère de tutelle qui doit donner des ordres de poursuite. Lesquels sont comme une sorte d’autorisation. Les parquets les attendent parfois un ou deux ans. Et lorsqu’ils arrivent, les procureurs les protègent, en laissant trainer le dossier pendant des années. La population oublie le cas et ils classent le dossier sans suite. Parfois même sans informer les familles’’.
Un éternel recommencement
Comme en 2012, l’on se profile ainsi vers une polémique inépuisable. A entendre beaucoup d’observateurs, les forces de l’ordre ont systématiquement tort. Au téléphone, ce commissaire se plaint : ‘’Pour moi, les gens sont parfois malhonnêtes. Tout le monde a vu ce qui s’est passé dans certaines localités comme Keur Massar et Diaobé. Dans cette dernière localité, les manifestants sont entrés jusque dans la brigade. Pour éviter le pire, les gendarmes se sont retranchés à l’intérieur de la brigade. Les gens ont défoncé la porte pour entrer à l’intérieur. Ils ont mis le feu dans cette institution. Que voulez-vous, dans ce cas de figure ? Il a fallu effectivement tirer pour qu’ils puissent se sauver. Qu’est-ce que vous voulez ?’’
Pour lui, il faudrait aussi que l’opinion prenne en compte leur situation. Dans certaines circonstances, si les gens n’ont plus de moyens pour faire face aux manifestants, trois cas de figure sont alors possibles : soit ils se retirent, soit ils tirent pour se défendre, soit ils les laissent s’attaquer aux biens et personnes qu’ils étaient censés protéger. ‘’Tant qu’on peut éviter des pertes humaines, il faut tout faire pour les éviter. Mais les gens doivent aussi reconnaitre que la violence des manifestants était, dans certaines circonstances, telle qu’il était difficile, pour ne pas dire impossible, d’éviter ces décès. Il faut aussi préciser qu’il y a une réglementation précise en matière d’utilisation des armes, dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre’’.
Ce que dit la loi
Il ressort de la loi 70-037 du 13 octobre 1970 que l’usage des armes par les gendarmes et policiers est permis, mais est strictement réglementé. Aux termes de l’article 1er de cette loi : ‘’Les militaires de la gendarmerie et les membres des forces de police, en l’absence de l’autorité judiciaire ou administrative et hors état de siège ou d’urgence, ne peuvent faire usage de leurs armes que dans les cas suivants : …’’
D’abord, c’est ‘’lorsque des violences ou des voies de fait caractérisées, graves ou généralisées sont exercées contre eux ou lorsqu’ils sont menacés par des individus armés’’. Ensuite, la loi précise : ‘’Lorsqu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, les installations qu’ils protègent, les postes ou les personnes qui leur sont confiés ou, enfin, si la résistance est telle qu’elle ne puisse être vaincue autrement que par la force des armes.’’
Outre ces deux situations, la loi prévoit que les gendarmes et les policiers peuvent utiliser les armes ‘’lorsque les personnes invitées à s’arrêter par des appels répétés de ‘Halte Gendarmerie’, ‘Halte Police’, selon le cas, faits à haute voix, cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraints de s’arrêter que par l’usage des armes….’’.
Voilà, entre autres, quelques cas de figure dans lesquels les forces de l’ordre peuvent légalement faire usage de leurs armes. Aussi, s’empresse d’ajouter notre interlocuteur, il faut savoir que les gens n’utilisent pas leurs munitions n’importe où et n’importe comment. ‘’On préfère ne pas en utiliser, parce qu’à chaque fois, c’est des comptes rendus à n’en pas finir. Tant qu’on a la possibilité de ne pas en faire usage, on ne le fait pas. Mais les gens pensent qu’on éprouve un plaisir à tuer des citoyens’’.
Des abus enregistrés
Cela dit, c’est une lapalissade de dire que dans certains cas, des éléments des forces de sécurité ont commis des abus manifestes. C’est le cas, pour beaucoup de témoins, en ce qui concerne le décès enregistré aux Parcelles-Assainies, le 8 mars. Dans les vidéos qui circulent, le policier aurait pris tout son temps, avant de tirer à bout portant sur la tête d’un jeune qui ne représentait aucune menace.
Seydi Gassama regrette, dans tous les cas, la mort de tous ces jeunes, dont l’âge moyen est de 20 ans, selon lui. ‘’Un enfant de 13 ans, s’indigne-t-il, ne peut même pas soulever un bloc de pierre. S’il parvient à le faire, il ne peut le lancer sur une distance de plus de 10 m. Ce qui s’est passé est une véritable catastrophe, avec un nombre élevé de morts’’.
Aussi, promet-il de tout faire pour que justice soit rendue à leurs familles qui, dans la plupart des cas, vont être confrontées à des contraintes d’ordre financier et à la mauvaise volonté de l’Etat de laisser poursuivre les membres des FDS.
2021 pire que 2012
A bien des égards, ces dernières émeutes rappellent les douloureux évènements qui ont secoué le pays entre 2011 et 2012. Bien que plus longue en termes de durée, il y avait moins de pertes en vies humaines. Sur plusieurs mois, les forces de l’ordre, dirigées par le commissaire central de Dakar Harouna Sy, ont pu contenir les assauts de manifestants déterminés à déloger Abdoulaye Wade du palais. A ce jour, moins de cinq personnes ont été identifiées comme victimes des manifestations de 2012. D’autres morts ont été recensés durant cette période, mais ils n’ont rien à voir avec les manifestations politiques, ni avec les forces de l’ordre.
De la responsabilité des autorités administratives
Pendant que l’opinion s’acharne sur les forces de sécurité, il faut relever que souvent, il y a aussi la responsabilité des autorités administratives qui est directement engagée. Le commissaire explique : ‘’Il faut que les gens sachent que le commissaire ne fait pas la loi. Il ne fait que l’appliquer. Je donne l’exemple de l’arrestation de Sonko. Ce ne sont pas les gendarmes qui ont pris la décision. C’était le préfet et lui aussi avait juste reçu des ordres.’’
Toutefois, s’empresse-t-il d’ajouter : ‘’Maintenant, ce que je ne peux pas comprendre, c’est que le préfet vienne sur le théâtre des opérations pour dire à un officier ce qu’il doit faire. Ce n’est pas son rôle. Il n’est pas un technicien de la matière. S’il veut interdire, il doit prendre un arrêté et les gens auraient appliqué.’’ Le maintien de l’ordre, renchérit-il, ce n’est ni la punition, encore moins la vengeance. ‘’Parfois, les politiciens ont envie de punir, de se venger… Or, le maintien de l’ordre, ce n’est pas ça. Le préfet n’a même pas à être sur le terrain. Et puis, leur présence est même gênante. Quand l’autorité administrative est là, on est d’abord et avant tout obligé de le protéger’’.
Quelques recommandations
Comment éviter de telles bavures à l’avenir ? Selon nos interlocuteurs, il est important que le commandement soit sur le théâtre des opérations. ‘’Quand les jeunes te voient, ils ne vont pas commettre certaines dérives. Ils pourront éviter beaucoup de choses’’, analyse le commissaire. En matière de maintien de l’ordre, renseigne-t-il, c’est même dépassé d’imposer la force. ‘’Tous les moyens sont bons pour éviter qu’il y ait des affrontements. Comme je le dis, le rôle du commandement est déterminant. Il faut qu’il soit courageux, qu’il soit compétent et qu’il assume entièrement cette mission’’.
Quoi qu’il en soit, il y a de quoi être fier des forces de défense et de sécurité. N’eût été leur professionnalisme, estiment certains, les dégâts auraient été bien plus nombreux. C’est aussi la conviction du journaliste politologue Babacar Justin Ndiaye. Sur la TFM, il déclare : ‘’Permettez-moi de rendre un hommage mérité aux forces de l’ordre. Elles ont fait preuve d’un professionnalisme qui nous a évité l’abattoir, qui nous a évité le carnage. Ce qui s’est passé ici, si cela s’était passé dans d’autres pays africains, le Sénégal serait un grand abattoir, avec des morts à profusion. Il faut donc leur rendre hommage pour leur sang-froid en toutes circonstances.’’
Par ailleurs, souligne-t-il à propos de l’implication de l’armée, ‘’je dirai que c’est une élite intellectuelle en uniforme. C’est pourquoi on ne voit pas certaines conneries. Je ne suis pas content qu’on les convoque dans ces genres de situations. Parce qu’on ne coupe pas la salade avec une hache. Le maintien de l’ordre est à la fois un art et une science’’. Et d’ajouter : ‘’Un de mes amis africains m’a dit : ‘Le Sénégal est la fierté institutionnelle de l’Afrique.’ Depuis 1960, nous avons échappé à l’épidémie de coup d’Etat militaire… Je tenais à faire passer ce message pour que les gens se rendent compte de ce précieux legs. Cet héritage, on doit l’ériger en tableau de bord. Même le Rwanda ne peut être une référence pour nous.’’
MOR AMAR