En Côte d’Ivoire, le gouvernement décolonise le nom des rues
De nombreux boulevards, avenues et rues d’Abidjan vont changer d’appellation. Ce grand projet d’adressage doit apporter une meilleure fluidité urbaine et des gains économiques aux entreprises et à l’Etat.
« Vous laissez la pharmacie du Golf sur votre droite, vous prenez à gauche au carrefour, puis vous dépassez l’ancien Leader Price ; ce sera au deuxième feu près du maquis et des vendeuses de fruits. » A Abidjan, indiquer son adresse à un artisan, un livreur ou un ami relève souvent du jeu de piste. Une habitude que les autorités ivoiriennes espèrent réformer grâce au grand projet d’adressage (changement de nom des rues et création d’adresses) initié en 2017 et qui doit prendre fin l’an prochain.
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Dans un premier temps, 34 boulevards et 211 avenues de la capitale économique sont concernés. La liste a été présentée en conseil des ministres et dévoilée le 24 juillet par Bruno Koné, le ministre de la construction, du logement et de l’urbanisme, dans une longue interview à Fraternité Matin, le plus grand journal ivoirien, contrôlé par l’Etat. Les axes concernés et leur appellation ont été retenus sur proposition d’un collège composé d’experts et de personnalités du pays « qui n’ont aucune raison d’être complaisants dans la mission qui leur a été confiée », a souligné le ministre pour se prémunir des critiques.
De nombreux observateurs n’ont toutefois pas manqué de pointer la surreprésentation d’hommes politiques dans la liste : des présidents, des opposants, des ministres (d’anciens gouvernements ou de l’actuel) et des personnalités qui ont marqué l’histoire politique, militaire, culturelle et sportive de Côte d’Ivoire. Une grande place a également été faite aux valeurs comme la solidarité, la liberté et l’hospitalité.
Les présidents français remplacés
Résultat : les présidents français Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand perdent leurs boulevards, remplacés respectivement par le premier président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, et l’écrivain et homme politique Germain Coffi Gadeau (sur un premier tronçon), et la première dame, Dominique Ouattara (sur un deuxième tronçon). Un acte qui suit l’avis des Ivoiriens et n’a « pas de relents politiques », assure le ministère. Le boulevard de France devient ainsi le boulevard Marie-Thérèse-Houphouët-Boigny, du nom de l’épouse du père de l’indépendance, et le boulevard de Marseille se nommera désormais le boulevard Philippe-Yacé, un des fondateurs de la république ivoirienne, qui a vécu dans cette rue.
Une autre liste de 2 500 noms de rue, déjà validée en conseil des ministres, doit être communiquée dans les prochains jours, d’après le ministère de l’urbanisme. Et 5 500 autres suivront dans les prochains mois. Au total, 14 000 axes seront adressés.
Financé à hauteur de 15 millions de dollars (environ 13,6 millions d’euros) par la Banque mondiale, le projet a pour objectif de donner une adresse aux habitants et professionnels des treize communes d’Abidjan. Dans une ville de 6 millions d’habitants, le défi n’est pas mince. Un premier adressage avait été effectué pendant la colonisation, puis quelques noms de rue et des codes dits alphanumériques (B25, L231…) pour les axes des principales communes sont apparus sous la présidence d’Henri Konan Bédié (1993-1999). Mais le projet n’a « jamais réussi à se fixer dans la mémoire collective », estime le ministre Bruno Koné.
Après les études préliminaires lancées en 2017, c’est le Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD) qui est chargé de la mise en œuvre du projet. Des enquêteurs sillonnent la ville afin de photographier et référencer chaque maison ou habitation, même en travaux. Selon le ministère, plus de la moitié de la capitale économique a déjà été parcourue et une partie des adresses seront opérationnelles « avant la fin de l’année ».
Améliorer les recettes fiscales
Au quotidien, l’adressage est censé améliorer l’orientation et la circulation des populations, mais aussi des services publics et de secours, des entreprises d’e-commerce et de distribution de courrier. « Nous allons aussi connaître une augmentation du crédit bancaire, pense l’économiste et enseignant-chercheur Séraphin Prao. Sans adresse, les banques rechignent à accorder des prêts. Quand vous faites une demande, il faut préciser où vous habitez, mais qu’est-ce qui prouve que cette personne habite dans cette rue ? Avec l’adressage, le banquier peut vérifier et cela va réduire le risque bancaire. »
Le gain devrait être important pour l’Etat en matière de politique fiscale. « En Côte d’Ivoire, le taux de recouvrement est faible, rappelle l’économiste. La pression fiscale se situe seulement autour de 15 %, en raison de la fraude. Mais avec l’adressage des rues, couplé au recensement de l’habitat, nous saurons qui habite où, que fait la personne et ce qu’elle peut donner à l’Etat. Il sera donc plus facile de recouvrer l’impôt et d’améliorer les recettes fiscales. »
Toutes les rues seront-elles concernées ? Pour le géographe et maître de conférences Gilbert Yassi, spécialiste des services urbains en Afrique subsaharienne, il y a un risque que les quartiers précaires soient délaissés. Le ministère concède que ces quartiers en perpétuel changement sont encore trop mal structurés (situés sur zones inondables, composés de rues et de maisons anarchiques…) pour être référencés. « Le projet d’adressage les met entre parenthèses, déplore le chercheur. Or il faut veiller à ce qu’ils soient légaux et bénéficient d’une adresse. C’est crucial, sinon cela va creuser un fossé entre les populations d’une même métropole. »