Publié le 3 Jul 2024 - 19:00
FILIÈRE AVICOLE

Les Sénégalais en passe de perdre le poulet

 

Avec la chute de la Sedima, ce serait presque la fin de plus de deux décennies de domination des nationaux sur cette filière stratégique très porteuse.

 

Ça donne la chair de poule aux souverainistes. L’avenir des nationaux dans le secteur de l’aviculture est plus que jamais menacé avec la situation que vit actuellement la Sedima de Babacar Ngom.

Aujourd’hui, dans cette filière plus que dynamique, les PME sénégalaises disparaissent petit à petit. Il ne reste plus que quelques acteurs majeurs qui tentent de se battre pour résister à l’assaut des multinationales, en particulier des Américains qui reviennent ainsi avec force sur le marché local, après avoir perdu d’énormes parts de marché dans les années 2000 avec les interdictions des importations. Déjà, ils sont sur l’aliment avec le rachat des Grands Moulins de Dakar par Seabord qui aura tout fait pour racheter également la Sedima, mais s’était jusque-là heurté au niet de Babacar Ngom. Sans être sûres que ce sont les GMD qui sont derrière, des sources révélaient dans notre précédente édition que ce sont également des Américains qui détiennent aujourd’hui le contrôle de la Sedima, en rachetant plus de 50 % des actions. Une information niée par des sources proches de la famille Ngom qui ne souhaite pas se prononcer sur le sujet.

Avant M. Ngom, un autre champion sénégalais du poulet avait également fait les frais de ce grand intérêt des multinationales. Il s’agit de Dr Seck qui a consacré une bonne partie de sa vie à cette entreprise devenue une des fiertés de l’industrie locale, selon le président de la Commission économie et finances de la Cnes. Alla Sène Guèye revient sur les raisons de cette vente : ‘’Il convient d’abord de rappeler que cette industrie a été faite de bout en bout par Dr Seck et des partenaires suisses. Docteur a commencé avec l’aliment. Ensuite, il a fait l’abattoir. Là, il avait besoin de passer à l’échelle, mais avec son âge et l’absence de ses enfants, il ne pouvait plus prendre certains risques sans la garantie du soutien de l’État. Olam lui a proposé 17 millions d’euros ; il a été obligé d’accepter l’offre, parce que l’État n’a pas montré une volonté de l’accompagner pour faire les investissements dont l’entreprise avait besoin.’’

Aujourd’hui, ce champion, son savoir-faire, son personnel, ses investissements, tout est entre les mains des Singapouriens d’Olam Group.

Retour en force des Américains, après d’énormes pertes de parts de marché dans les années 2000

Mais pourquoi donc cet engouement pour le poulet et le secteur avicole sénégalais ? En plus de l’appétit pour le marché sénégalais et africain, l’objectif est aussi de mettre la main sur un secteur très porteur.  Alla Sène : ‘’Olam était auparavant dans la farine, mais elle voulait être dans le poulet. Parce que le poulet, c’est l’avenir. C’est la viande la moins chère et la demande est de plus en plus forte. C’est une filière stratégique et l’État ne doit pas rester indifférent. Il doit non seulement soutenir les acteurs, mais aussi si quelqu’un doit vendre, l’État doit être là. Ça doit être le rôle d’organes comme le Fonsis, la BNDE...’’

Comme dans la jungle, les plus forts ont tendance, dans le secteur, à absorber les plus faibles. Aujourd’hui en passe d’être absorbée par une Américaine, la Sedima a aussi connu ses moments de gloire et aurait été sans pitié contre les plus petits. El Hadj Malick Dia est l’un des plus anciens acteurs de la filière volaille au Sénégal. Après l’apogée des années 2000-début 2010 (il faisait 16 500 poussins par semaine, soit un chiffre d’affaires hebdomadaire de 8 millions F CFA), il a connu l’enfer à cause, d’une part, de la concurrence féroce de la Sedima, mais aussi et surtout de l’asphyxie dont il a été victime de la part des services de l’État. ‘’On s’est levé un jour et on a multiplié ma facture d’électricité par 24, ma facture d’eau par 80. On m’a fait des procès pour licenciements abusifs et condamné par défaut par le tribunal du travail. C’est comme ça que la Senelec, la SDE et la justice m’ont détruit et écarté du secteur, parce que je devenais gênant pour certains hauts placés qui avaient investi le secteur. De plus, je ne pouvais trouver un quelconque franc dans aucune banque de  la place’’, proteste M. Dia, très amer de revenir sur sa mésaventure.

Le sort des PME est souvent d’être vendu ou asphyxié

C’était en 2012, avec l’arrivée du régime du président Macky Sall dont le beau-frère était très présent dans la filière. De l’avis d’El Hadj Malick, des personnalités de premier plan de ce régime avaient ouvert des couvoirs avec leurs prête-noms. ‘’Il faut oser le dire, souligne-t-il furieux, il y avait une mafia au sommet de l’État qui utilisait les instruments de l’État pour détruire ces petites et moyennes entreprises qui n’avaient pas de partenaires à l’étranger et ne sont pas non plus amis avec les gouvernants. C’est ça la réalité des faits. Nous avons toujours essayé de travailler honnêtement sans aucun compromis avec qui que ce soit. Malheureusement, c’est très difficile d’avoir des principes dans ce pays’’.

Malgré la grande offensive des multinationales, quelques acteurs tentent encore de résister. Mais la concurrence risque d’être de plus en plus compliquée avec des acteurs d’une autre dimension, qui sont présents sur toute la chaine de valeur, de l’alimentation à la fourniture de poulets. C’est le cas d’Olam, c’est aussi l’ambition des GMD.

De l’avis de cet avocat qui a préféré garder l’anonymat, il urge pour l’État d’intervenir pour éviter certaines concentrations qui pourraient tuer la concurrence dans le secteur. Il déclare : ‘’C’est comme si Sonatel se levait et décide d’acheter Free. Imaginez ce que cela allait entrainer pour le consommateur… C’est pourquoi l’État a bien son mot à dire dans ces processus de fusion-acquisition.’’

L’avocat interpelle directement la Commission nationale de la concurrence qui, selon lui, doit jouer pleinement son rôle en tant que gendarme de ces types d’opérations. Invoquant la législation communautaire en particulier de l’UEMOA sur la concurrence, la robe noire précise : ‘’Sont incompatibles avec le marché et interdits tous accords entre entreprises, décisions entre entreprises et pratiques concertées entre entreprises, ayant pour objet ou pour effet de fausser le libre jeu de la concurrence. C’est l’article 3 du règlement sur les pratiques commerciales anticoncurrentielles’’, plaide l’avocat qui renvoie également à la loi nationale sur les prix et la concurrence.

Avant d’ajouter : ‘’La commission peut bel et bien ne pas autoriser l’opération, s’il est avérée que sa réalisation pourrait fausser le libre jeu de la concurrence.’’

Avocat d’affaires : ‘’La Commission nationale de la concurrence peut bien s’opposer à cette vente...’’

Dans tous les cas, s’il y a un secteur où le savoir-faire des Sénégalais n’est plus à démontrer, c’est bien le secteur de l’aviculture. Grâce à l’interdiction des importations en 2005, le secteur a connu une véritable explosion. Malgré ce dynamisme, les acteurs manquent de façon criante d’un soutien de la part des pouvoirs publics. El Hadj Malick Dia :  ‘’Le problème est que moi Sénégalais je ne peux avoir le financement d’aucune banque dans ce pays, alors que nous avons des projets bien viables… Seule la Sedima arrivait à avoir des financements, parce qu’elle a toujours bénéficié du soutien de l’État. Même pour avoir ma voiture, j’ai directement négocié avec le concessionnaire. Si je dois acheter mes œufs à 10 millions, si j’ai un trou d’un million, je suis obligé de réduire ma commande. Je ne peux pas non plus augmenter ma capacité de production, je n’ai aucune possibilité d’avoir une banque qui m’accompagne. Alors que l’étranger n’a pas ce problème. Les copains des gens du régime non plus. Voilà ce qui plombe plusieurs acteurs, en dehors de ceux qui y entrent sans aucune maitrise.’’

Il faut aussi reconnaitre que les financements ne sont pas du tout une mince affaire. Pour se relever, explique M. Dia, il a besoin d’un investissement de 300 millions de francs CFA. ‘’C’est vraiment du très sérieux. Quand j’ai déposé mon dossier à la Der avec l’accompagnement de certains amis, notamment de Legs Africa, on m’a dit oui, mais vous demandez 300 millions, c’est énorme ça. Je leur ai dit : regardez le montant de l’aliment sur six mois. Ils ont regardé et ont constaté que ça faisait 180 millions, rien que l’aliment. Ils ont alors compris. Je leur ai dit : si vous voulez me financer à coups de 2 millions, 3 millions, 4 millions ou 5 millions, ce n’est pas la peine. Ça ne peut pas marcher. Ou bien vous nous faites confiance on travaille. Ou bien vous n’avez pas confiance. J’ai pour ambition de mettre en place une franchise qui va travailler avec  23 groupements de jeunes au moins. Mais sans l’accompagnement de l’État, il n’y a rien à faire’’.

Dans la même veine, M. Dia constate, pour le déplorer, la manière dont les étrangers parviennent à acquérir les terres, alors que les nationaux ne peuvent pas y parvenir.

 

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