Ensauvagement
Un grand bond en arrière. Ainsi pourrait-on qualifier le spectacle qui se donne piteusement à contempler au Sénégal, depuis un peu plus d’un mois. Comme des gladiateurs dans une arène sans frontières, tous les coups semblent permis. Invectives, injures, insultes contre intimidations, menaces et arrestations arbitraires. Jusqu’où ira-t-on dans ce bras de fer ?
Cette situation, à la lisière de l’anarchie, se traduit par un affaissement du niveau du discours. De la bave en lieu et place de paroles calibrées et pensées. On ne s’écoute plus, ne discute plus. On a beau parcourir les plateaux de télé, mais les interlocuteurs de différents camps qui s’arrachent la parole, en bandant les biceps, ne rivalisent que sur le registre de ‘’qui a crié plus fort’’ pour noyer dans un flot infernal de décibel les ‘’arguments’’ de la partie adverse. ‘’Menteur’’, ‘’violeur’’, ‘’voleur’’, ‘’esclave’’, ‘’trouillard’’…, le lexique de la classe politique, devenu glauque, tue, à l’image des mauvaises herbes, ce qui a été semé de bon dans ce pays. Le niveau de violence constatée est encore pire dans les réseaux sociaux. L’impression qui se dégage, c’est d’être dans une sorte de jungle, proche de l’Etat que Thomas Hobbes décrit dans ‘’Le Léviathan’’. Violence, arrogance, enfantillage, cécité, dogmatisme, intolérance, tous ces symptômes renvoient à un seul et même mal : le délitement continu de l’espace politique et de la perte des repères.
Dans ce contexte, le fait que Clédor Sène se retrouve dans cette arène ne saurait étonner ; il symbolise à lui tout seul cette façon vile de faire de la politique. Comment quelqu’un, qui a participé à un assassinat politique, peut-il s’arroger la parole et retrouver une certaine virginité ? Du seul fait qu’il serait… devenu opposant, sa parole est immédiatement sanctifiée. Le curseur est réellement descendu trop bas.
Le tableau qui se donne à lire est aux antipodes de ce qui a pu être observé par exemple en juin 2008. Nous étions à 4 ans de la Présidentielle de 2012, donc relativement dans les mêmes enjeux politiques, à supposer que le président Macky Sall veuille administrer la même bise que son prédécesseur à la sacro-sainte Constitution. Or, à l’époque, l’opposition travaillait à la gestation des Assises nationales. Le débat n’était point circonscrit, lumière tamisée, dans un salon de massage, mais dans le salon de feu Amath Dansokho.
Les cerveaux n’étaient pas anesthésiés par des caresses qui auraient débordé le périmètre d’une arthrose, mais par la rédaction d’un rapport de synthèse, achevé le 24 mai 2009, qui abordait la plupart des problèmes auxquels le pays est confronté en termes de Droits de l'homme, de corruption, de boulimie foncière, etc.) et d'une charte de la gouvernance démocratique pour jeter les bases d'un développement durable et construire un nouveau paradigme d’une gouvernance plus saine et plus vertueuse de la politique. On notera, à l’époque, que les ‘’vieux’’ briscards de la politique, dont la plupart ont flirté avec le marxisme-léninisme, étaient bien de la place. Le symbole, ce fut Amadou Makhtar Mbow (il va fêter ses 100 ans dans deux semaines), intronisé au Méridien-Président dans une salle archi-comble. Une performance politique qui déroutera Me Abdoulaye Wade au point de lui faire perdre son sang-froid. Gorgui passera, en effet, le reste de son mandat à s’attaquer au Vieux Mbow, qui le distraira à souhait.
Il faut le dire, il y a eu recul. Et le véritable problème procède de la faillite d’une certaine intelligence de la politique, qui est la conséquence (ou cause ?) de l’ensauvagement de l’espace politique. Or, la matière politique est d’une grande complexité, évanescente et réfractaire à toute lecture simpliste. Toute erreur se paie cash.
Il est clair que le déficit d’encadrement politique produit des nouvelles élites fougueuses, mais sans génie, comme le déficit d’encadrement dans les rédactions a donné une génération de journalistes moins talentueux que leurs aînés.
Cette situation, en vérité, ne découle pas de la responsabilité exclusive du pouvoir en place. Bien vrai que le président Macky Sall a passé le clair de son temps à casser ses opposants. Il ne lésine pas sur les moyens qui peuvent être brutaux, comme ce fut le cas avec l’ancien maire de Dakar Khalifa Sall. Il peut même être perçu comme un serial killer méthodique qui sait camoufler ses actions ; actions qui ne se révèlent à la lumière du jour que lorsqu’il a atteint ses objectifs. Nous savons que derrière ses apparences de douceur, se cache un homme qui peut être impitoyable.
Mais dans l’affaire Sonko, il est difficile d’occulter la responsabilité individuelle de ce dernier dans ce qui lui arrive. Objectivement, un homme politique qui a comme adversaire Macky Sall, qui s’attaque à longueur d’année aux intérêts d’un pays qui a trois siècles de présence au Sénégal, qui aspire à exercer la plus haute charge d’Etat, doit prévenir certains pièges et éviter les légèretés fatales. Surtout lorsqu’il a choisi d’investir ce qu’on pourrait qualifier de ‘’label puriste’’ ou la ‘’propreté morale’’. C’est cela aussi une bonne intelligence des rapports de force, en comprenant aussi que les forces cachées peuvent avoir plus de mordant que celles visibles et connues. Le rapport de force n’est jamais physique en politique. Il implique une dynamique complexe de compréhension de la situation réelle.
En se piégeant lui-même du seul fait de la fréquentation d’un salon de massage, il s’affaiblit et brûle en partie ce qui était constitutif de sa force.
Si cette crise peut être utile, ce sera, à notre avis, dans la nécessaire correction du paradigme musculaire qui structure l’arène politique. Toutes les parties en scène doivent comprendre que personne n’a intérêt à l’effritement du contrat social pour le vivre-ensemble. Les méthodes en bas de ceinture sont à bannir de l’espace public, tout comme la culture d’arrogance et de haine, les violences verbales infantiles. Bref, il faudra en revenir à une véritable éthique de la responsabilité, qui intègre une culture de la discussion, comme cela a toujours été le cas dans ce pays, même dans les moments les plus sombres. Retenir les leçons du passé, c’est un effort que les plus jeunes, loin de tout conflit de générations, doivent humblement faire. C’est le prix à payer pour grandir…