Les experts ne comprennent pas
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La rénovation du marché de Sandaga se heurte à bien des écueils. Là où certains soupçonnent des intentions foncières inavouées pour d’autres, la rénovation est nécessaire en cas de vétusté avancée.
Depuis jeudi nuit, les bulldozers sont à nouveau en action à Sandaga. Le célèbre marché est en cours de démolition, dans le cadre du projet de modernisation des marchés du Sénégal. Cependant, ce projet de rénovation souffre d’une polémique dans les rangs des experts, des citoyens avertis et des hommes de médias. Il se trouve que la Ville de Dakar et la mairie de Dakar Plateau réclament la paternité de ce patrimoine historique classé. En outre, nombreux sont ceux-là qui dénoncent une ‘’procédure biaisée’’, d’autant plus que l’édifice n’a pas été déclassé.
‘’Je ne comprends pas qu’on en arrive à le démolir pour quelque raison que ce soit. C’est un monument classé régi par une loi qui préconise que, pour toute intervention lourde, il faut l’avis motivé de la Commission supérieur des monuments historiques composée de chercheurs, experts, universitaires, historiens, et juristes et qui peut valablement statuer et dire ce qu’on doit faire comme intervention. Cette commission n’a pas été consultée, l’état physique du bâtiment ne justifiait nullement une démolition. De façon incongrue, on se retrouve avec tous les avis de notification datant du même jour et je sais, en tant que spécialiste, que les avis prennent beaucoup plus de temps que ça. Je me demande comment on a pu réunir tous ces avis dans la même journée du 30 juillet’’, se désole l’architecte expert consultant international en sites et monuments historiques, Mamadou Berthé.
Rien ne justifie cette opération qu’il trouve scandaleuse. La paternité de ce joyau, pour lui, ne fait aucun doute, puisque le titre foncier qui l’abrite appartient à la Ville de Dakar. D’où l’inscription ‘’VD’’ sur le fronton du marché (bâtiment principal). A ce jour, seul un arrêté de réaffectation du patrimoine fait office de document justificatif et le maire de Dakar Plateau est soupçonné d’avoir des intentions inavouées.
Du côté de sa commune, en tout cas, on se refile la patate chaude. Aucun de nos interlocuteurs n’a voulu se prononcer sur la question la qualifiant d’‘’assez complexe’’. Il va falloir attendre lundi pour, dit-on, entendre la version du maire Alioune Ndoye, preuve à l’appui. ‘’Je vous dis la vérité, cette affaire est plus politique qu’autre chose. Dans cette histoire, nous avons fait notre étude en tant que spécialiste, mais, l’Etat, aussi, a sa position. Il y a une guerre entre la Ville de Dakar et la mairie de Dakar Plateau’’, confie une source bien au fait de la situation, qui a préféré garder l’anonymat. ‘’Nous avons fait des propositions, les autorités ont fait les leurs, maintenant, ce qu’il faut espérer c’est que les plans et les matériaux soient respectés. Il y’ a beaucoup de gens qui parlent du patrimoine sans en maîtriser les contours. Par exemple, si on se rend compte qu’un bâtiment ne tient plus ou que les experts considèrent que le fer qui soutient le bâtiment ne tient plus, suite à un incendie, on est obligé de changer le fer. C’est le cas de la cathédrale Notre Dame de Paris, elle a été reprise à l’identique et pourtant elle n’a pas perdu son authenticité’’, explique notre source.
Un avis loin d’être partagé par M. Berthé qui soutient qu’‘’avec la démolition, le bâtiment perd déjà une bonne part de son authenticité’’.
Le patrimoine est évolutif
Selon d’autres experts, les concepts évoluent et le patrimoine n’est pas figé, comme beaucoup le pensent ; il est évolutif. Et on peut avoir autant de définitions du patrimoine que de Sénégalais. Car, entre-temps, il y a eu beaucoup de changements. Les dogmes qui étaient valables, il y a 15 ans 30 ans, ne le sont plus aujourd’hui. Ces derniers en veulent pour preuve, la rénovation des palais royaux d’Abomey (Bénin) qui avait créé un tollé à l’époque soutenu par l’Unesco. Or, la paille utilisée pour leur construction n’était plus adaptée (cause de multiples incendies). ‘’ Tout ce que je peux dire, ajoute notre interlocuteur, c’est que le bâtiment sera repris à l’identique et on va essayer de respecter au maximum l’authenticité de ce bâtiment. Chacun a sa conception de l’authenticité, mais nous qui sommes du secteur connaissons les réalités du terrain. Mais, on n’est pas obligé de faire comme tout le monde, parce qu’aujourd’hui les matériaux posent un problème de fond’’.
Exclus du processus de décision et même de la mise en œuvre, certains experts demandent l’arrêt immédiat des travaux. ‘’Si on nous avait solliciter, on aurait pu aider, malheureusement, on est dans un pays où, on a le sentiment que les gens font une course de vitesse contre tout. Si le patrimoine est parvenu jusqu’à nous, c’est parce qu’on a su le conserver, le préserver et le mettre en valeur. C’est cela notre devoir vis-à-vis de ce patrimoine dont on a hérité, afin que les générations puissent le restituer également. Cela veut dire qu’il faut d’abord le connaître, ensuite le reconnaître comme tel et le mettre en valeur en fonction du contexte historique que l’on vit. Si on en est incapable on pense qu’il faut le détruire et c’est cela le drame que nous vivons aujourd’hui’’, martèle l’ancien vice-président du Conseil international des sites et monuments (organe consultatif de l’Unesco pour les sites et monuments du patrimoine mondial).
EMMANUELLA MARAME FAYE