"Au Sénégal, près de deux millions d’enfants (36 %) ne sont pas scolarisés"
Docteure Tomoko Shibuya est la conseillère régionale pour l'Éducation du Bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre de l’UNICEF, basé à Dakar, couvrant 24 pays dans la sous-région. Diplômée des universités d'Oxford et de Cape Town, elle possède 25 ans d'expérience dans l'éducation à travers plusieurs pays d'Afrique, notamment au Mozambique, au Niger, au Burkina Faso et en Guinée-Bissau en tant que chef éducation de l’UNICEF. Elle aborde ici les enjeux de l'éducation en Afrique et au Sénégal en particulier, en pointant les failles et en relevant les maigres avancées.
Vous venez de terminer la conférence continentale sur l'éducation organisée par l'Union africaine, en collaboration avec l'UNICEF. Quels sont les axes majeurs de cette conférence ?
Je reviens tout juste de Mauritanie où s'est tenue une conférence continentale sur l'éducation passionnante, réunissant environ 400 participants, près de 30 ministres, vice-ministres et directeurs de l'éducation, plus de 100 experts et leaders d'opinion ainsi que des défenseurs des jeunes venus de tout le continent. Organisée par l'Union africaine, en collaboration avec l'UNICEF, l'événement, qui a eu lieu à Nouakchott, le 9 décembre 2024, a mis en lumière un engagement fort pour élargir les solutions innovantes et garantir une éducation de qualité et équitable, répondant ainsi aux défis du XXIe siècle en Afrique. Les principaux points abordés incluent l'accès à une éducation publique gratuite et obligatoire pour chaque enfant, l'apprentissage fondamental, y compris l'éducation de la petite enfance, la priorité à l'accès et à l’apprentissage des enfants affectés par les urgences ainsi que le financement et la gouvernance de l'éducation.
Cette conférence a enregistré la présence de plusieurs chefs d'État. Peut-on avoir une idée sur les décisions prises ainsi que la suite ?
Effectivement, la présence de plusieurs chefs d'État à cette conférence, dont les présidents de l'Algérie, de la Mauritanie, du Rwanda et du Sénégal ainsi que celle du président de la Commission de l'Union africaine et du directeur exécutif adjoint de l'UNICEF, Ted Chaiban, a été un moment fort. Leur engagement a souligné l'importance cruciale de l'éducation inclusive et de qualité pour chaque enfant et jeune en Afrique.
Parmi les recommandations formulées, il a été proposé de déclarer la prochaine décennie comme une "Décennie de l’éducation", afin de concentrer les efforts sur l'amélioration et l'expansion de l'accès à l'éducation à travers le continent. La suite consistera à mettre en place des actions concrètes pour faire de cette vision une réalité, en collaborant avec les gouvernements et les partenaires internationaux.
Justement, où en êtes-vous avec l'agenda 2065 ? Est-ce que l'Afrique sera au rendez-vous ?
D'ici 2050, l'Afrique devrait avoir la population la plus jeune du monde. Les implications sont immenses et nous devons saisir l'opportunité du dividende démographique. Cependant, les États de la région n’investissent pas autant que leur croissance démographique l’exigerait. Cela risque de devenir dramatique : on estime qu’il y aura près d’un milliard d’enfants en 2050 en Afrique et si nous continuons au même rythme d’investissement insuffisant, nous aurons près de 160 millions d’enfants hors de l’école. L'Union africaine s'est engagée à promouvoir un développement inclusif sur l'ensemble du continent, grâce à des stratégies ciblées et concrètes. Le moment est venu de veiller à ce que ces stratégies soient pleinement mises en œuvre au profit de chaque Africain.
À cet égard, la décennie d'accélération pour l'éducation et les compétences sera essentielle pour réussir cette transition.
Le constat est que malgré les efforts, certains pays traînent les pieds dans le cadre de l'éducation pour tous. Quel est l’état des lieux en Afrique et au Sénégal en particulier ?
Aujourd’hui, plus de 100 millions d’enfants ne sont pas scolarisés en Afrique, représentant 40 % des enfants non scolarisés du monde, alors que le continent compte à peine un quart de la population scolarisable globale. Entre 2015 et 2024, malgré une augmentation de plus de 30 % du nombre d’enfants scolarisés, le nombre absolu d'enfants non scolarisés a augmenté de 13,2 millions. Les situations de fragilité, de conflit et de violence impactent dramatiquement l’accès à l’éducation et sa qualité. Par exemple, le taux d’enfants non scolarisés au Sahel central est trois fois plus élevé que dans le reste du monde. En Afrique de l’Ouest et du Centre, plus de 14 000 écoles ont été fermées en raison de l’insécurité, affectant 2,8 millions d’enfants. En Afrique subsaharienne, près de 90 % des enfants de 10 ans ne parviennent pas à lire et comprendre un texte simple, et ce taux dépasse même 95 % dans certains pays affectés par la violence et les conflits.
Au Sénégal, près de deux millions d’enfants (36 %) ne sont pas scolarisés et parmi ceux qui sont scolarisés dans l'enseignement formel, 67 % ont les compétences minimales en lecture et en calcul.
Le Sénégal est-il un bon élève, selon vous, en matière de progrès pour l'éducation ? Dans le cas contraire, que lui reste-t-il à faire ?
Le Sénégal a fait des progrès notables en matière d’éducation, maintenant les niveaux d’investissement dans le secteur entre 22 et 23 %, dépassant la norme internationale de 20 % du budget national.
Cependant, plus de 90 % de cet investissement est consacré aux salaires, laissant très peu à allouer de manière ciblée pour garantir un réel impact et l’équité. Pour réussir la transformation du système éducatif, il est essentiel d’améliorer l’efficacité et l’impact des dépenses consacrées à l’éducation à tous les niveaux.
Le Sénégal a considérablement amélioré les résultats d'apprentissage, passant de 39 % des enfants acquérant des compétences minimales en lecture et en calcul en 2014, à 67 % en 2019 lors de l'évaluation du Pasec. L'engagement du pays en faveur de l'apprentissage fondamental pour tous les enfants a été récemment réaffirmé par la présence active du gouvernement lors du deuxième échange continental sur l'apprentissage fondamental à Kigali, au Rwanda.
Les deux millions d'enfants hors de l'école ont un droit fondamental à l'éducation. Il est crucial d’offrir davantage de voies alternatives de qualité aux enfants et adolescents non scolarisés, comme l’éducation de la deuxième chance, les programmes d’apprentissage accéléré, l’enseignement à distance ou d’autres modalités alternatives ainsi que des cours d’alphabétisation et de calcul dans les écoles coraniques.
PAR CHEIKH THIAM