Le flou artistique

Malgré les fantasmes et polémiques autour d'éventuelles poursuites contre l'ancien président de la République, il faut noter que la haute trahison est difficilement punissable en droit pénal sénégalais, à cause d'un vide juridique savamment entretenu par les régimes, de Senghor à Macky Sall.
Les poursuites contre l'ancien président continuent de nourrir les fantasmes. Elles ont été renforcées par la procédure de mise en accusation initiée par le député Guy Marius Sagna. Mais dans les faits, il sera très difficile, pour ne pas dire impossible, d'engager la responsabilité pénale d'un chef d'État, pour des faits commis dans l'exercice de ses fonctions. Les présidents qui se sont succédé se sont, en effet, arrangés pour organiser leur “immunité” presque sans limites, malgré les dispositions de l'article 101 de la Constitution. Aux termes de ladite disposition, “le président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison”. Le texte de poursuivre : “Il (le président de la République) ne peut être mis en accusation que par l'Assemblée nationale, statuant par un vote au scrutin secret, à la majorité des trois cinquièmes des membres la composant ; il est jugé par la Haute cour de justice.”
Le Code pénal aphone sur la haute trahison
Cette disposition suffit-elle pour engager la responsabilité pénale d'un ancien président ? Le débat n'est certes pas nouveau. Mais il a souvent été posé sous l'angle de l'imprécision autour de l'article 101 de la Constitution, de l'absence de définition concrète du crime de haute trahison.
Mais le grand écueil sur le chemin de l'application de cette disposition, c'est le fait qu'il n'y ait pas dans le Code pénal et dans le Code de procédure pénale une quelconque trace de cette incrimination. Or, il ressort de l'article 9 alinéa 2 de la Constitution que “nul ne peut être condamné si ce n'est en vertu d'une loi entrée en vigueur avant l'acte commis.” Cela veut dire, au sens de l'article 4 du Code pénal, que “nul crime, nul délit, nulle contravention ne peuvent être punis de peines qui n'étaient pas prévues par la loi ou le règlement avant qu'ils fussent commis.”
C'est tout le sens de ce que les juristes appellent le principe de légalité des peines et des délits. Il s'agit-là d'un principe fondamental en droit pénal, qui vise à garantir les droits des justiciables contre l’arbitraire du pouvoir Judiciaire. “Développé au XVIIIe siècle par Montesquieu (‘L’esprit des lois’, 1748) puis par le pénaliste italien Cesare Beccaria (‘Traité des délits et des peines’, 1764), il signifie que les justiciables ne peuvent être condamnés par les juridictions pénales qu'en vertu d'un texte de loi qui doit être suffisamment clair et précis. En cela, il constitue une réaction forte à l’arbitraire de l’ancien régime”, expliquent certaines sources.
Ce principe a deux implications essentielles. D'abord, il faut que “l'infraction” soit prévue au moment de la commission des faits ; ensuite, que la peine soit fixée avant la commission des faits. “Dans un État de droit, aucun comportement ne peut être punissable s’il n’a pas été préalablement défini comme tel par la loi. De même, aucune peine ne peut être infligée si elle n’a pas été prévue et définie par un texte de loi”, poursuivent nos sources.
De Senghor à Macky : les présidents ont-ils fermé les yeux sur un vide juridique qui les protège ?
Mieux, il faut noter que ce principe est aussi le soubassement du principe de la non-rétroactivité des lois pénales plus sévères.
En effet, autant on ne peut punir quelqu'un pour un comportement qui n'a pas été prévu et puni par la loi avant sa commission, autant on ne peut sanctionner un individu sur la base d'une loi plus sévère postérieure à son acte.
Dans le cas d'espèce, avec la haute trahison, les juristes avec qui nous avons discuté n'ont pas connaissance de textes prévoyant et réprimant la haute trahison, même si la charte fondamentale le prévoit. La question, c'est plutôt pourquoi les différents présidents ainsi que les législateurs ne se sont jamais employés à matérialiser les dispositions constitutionnelles, relatives à l'article 101, pour donner corps à cette “infraction” de haute trahison ? Était-ce par ignorance ou juste pour se mettre à l'abri d'éventuelles poursuites ? Nous sommes tentés de croire que cette inaction a surtout été observée sciemment.
Ce qui est claire, c'est que de Senghor à Macky Sall, en passant par Diouf, Wade et Macky, aucun président n'a voulu mettre un terme à ce vide qui peut conduire à l'impunité totale pour les présidents de la République. Le problème, c'est que la loi pénale plus sévère ne rétroagissant pas, une telle incrimination, si elle venait à être adoptée, ne pourrait régir, selon certains juristes, que le président qui l'a fait voter.
GILBERT COUMAKH FAYE, DR EN DROIT PRIVÉ “Il appartient au juge d'en apprécier le contenu”
Selon le docteur en droit privé Gilbert Coumakh Faye, la pénalité par assimilation peut être une alternative pour pallier l'impunité du président de la République.
Tout en reconnaissant qu'il y a effectivement ce que certains peuvent considérer comme un vide juridique ou un vide législatif pouvant entraîner une impunité, Dr Gilbert Coumakh Faye a tenu à préciser : “Même s’il est vrai que le Code pénal et le Code de procédure pénal n’ont pas donné un contenu précis à cette infraction, cela à mon avis ne voudrait pas dire qu’elle n’est pas punissable. Il existe dans la loi des notions prévues, mais non définies ou dépourvues de contenu légal. On peut citer l’intérêt de l’enfant, l’incompatibilité d’humeur en droit de la famille, l’intérêt social en droit des sociétés commerciales, etc.” Dans ces conditions, estime-t-il, “il appartient au juge d’en apprécier le contenu à leur donner. In casus specie, le juge peut parfaitement dire en quoi consiste la haute trahison en vertu de son pouvoir souverain d’appréciation. A la question de savoir si le principe de légalité ne saurait faire obstacle à ces mécanismes, il rétorque : “C’est vrai, mais là aussi, je ne pense pas que cela soit un obstacle à la répression, d’autant plus qu’il existe la pénalité par assimilation.” Le juriste invoque le droit Ohada en guise de justification. “Si vous prenez le cas du droit Ohada, la majeure partie des infractions prévues par les actes uniformes n’ont pas fait l’objet de sanctions pénales de la part des législateurs nationaux. Cela n'empêche, les jugent sanctionnent à chaque fois que l’infraction est établie”, souligne M. Faye, non sans préciser qu'il est vrai que “ce problème ne se pose pas au Sénégal en vertu de la loi de 2018”. Nous notons que dans le Code pénal, il y a surtout l'infraction de trahison qui ne vise nullement le président de la République. Aux termes de l'article 56, en effet : “Sera coupable de trahison et puni de la réclusion criminelle à perpétuité tout Sénégalais, tout militaire ou marin au service du Sénégal qui : 1 portera les armes contre le Sénégal ; 2 entretiendra des intelligences avec une puissance étrangère en vue de l’engager à entreprendre des hostilités contre le Sénégal ou lui en fournira les moyens, soit en facilitant la pénétration des forces étrangères sur le territoire sénégalais, soit en ébranlant la fidélité des armées de terre, de mer ou de l’air, soit de toute autre manière.” Est aussi concerné tout Sénégalais qui “livrera à une puissance étrangère ou à ses agents, soit des troupes sénégalaises, soit des territoires, villes, forteresses, ouvrages, postes, magasins, arsenaux, matériels, munitions, vaisseaux, bâtiments ou appareils de navigation aérienne appartenant au Sénégal ou affectés à sa défense’’. Nulle part, selon cette disposition et celles qui suivent, il n'est question de haute trahison et du président de la République. |
MOR AMAR